Colloques en ligne

Vincent Broqua

Machiner quoi ? médiatisations équivoques de la poésie états-unienne

Épigraphes sonores
Gil Scott-Heron, « 
The Revolution Will Not Be Televised », 1970.
Allen Ginsberg, « 
I’m a Victim of Telephone », 1964.

1À la première écoute, les poèmes des épigraphes sonores — deux textes célèbres écrits par deux poètes jouissant d’une grande notoriété, l’un noir, Gil Scott-Heron, l’autre blanc, Allen Ginsberg — semblent farouchement opposés à la technologie machinique. Loin du mot d’ordre d’Apollinaire selon lequel il fallait « machiner la poésie1 », ces textes lus et chantés semblent ériger la poésie en contremodèle voire en solution apportée aux crises politiques et personnelles qu’induisent ou que véhiculent la technologie des machines. Tant et si bien qu’après avoir écouté ces deux fichiers sonores, il est difficile de se résoudre à l’idée que Understanding Media, le livre de Marshall McLuhan2, ait été publié la même année que le texte de Ginsberg et six ans avant celui de Scott-Heron. S’il.elle ne savait pas que les époques sont faites de la tension de contradictions fertiles, le.la lecteur.trice pourrait être d’autant plus étonné que Understanding Media contient de nombreux passages dévolus aux poètes et à ce que l’auteur juge être leur formidable capacité à se saisir des nouvelles technologies pour réagir instantanément et positivement à celles-ci : « Poets like Blake were far ahead of Newton in their response to the challenge of the clock […]. It is the poets and painters who react instantly to a new medium3 ». Il poursuit son analyse, sans véritablement apporter de preuves, en insistant sur l’effet que les nouveaux médiums ont produit sur les jeunes poètes4. Il peut sembler extraordinaire que McLuhan attribue une importance prédominante à la poésie dans un livre qui pense la télévision, la radio, la bande magnétique, et les changements technologiques. On peut être surpris par la précision des références poétiques et particulièrement par la connaissance de la poésie immédiatement contemporaine. Ainsi, McLuhan lit l’œuvre de Charles Olson, qui n’avait pas encore la stature canonique qu’il a désormais, comme celle d’un contradicteur éclairé de ce qu’il juge être le retard du système éducatif en matière d’instruction avec les machines :

The ordinary classroom still holds the typewriter at bay as a merely attractive and distributive toy. But poets like Charles Olson are eloquent in proclaiming the power of the typewriter to help the poet to indicate exactly the breath, the pauses, the suspension, even, of syllables, the juxtaposition, even, of parts of phrases which he intends observing that, for the first time, the poet has the stave and the bar that the musician has had5.

2Et McLuhan de paraphraser Olson en soutenant que la machine à écrire a donné autonomie et indépendance au poète. Plus d’un demi-siècle après la parution du livre de McLuhan et dans une période où la poésie nord-américaine a considérablement réagi aux machines, sa vision optimiste de la relation des poètes vis-à-vis des nouveaux médias demande à être examinée de nouveau. Dans ce qu’Avital Ronell, à la suite de Nietzsche, appelle notre « époque de l’expérimentation6 », qu’en est-il exactement de la relation des poètes des États-Unis aux nouvelles technologies, aux technologies machiniques ? Comment la poésie, cet art qui a été marqué par l’exploration de la page et de sa surface matérielle se comporte-t-il dans le contexte post-Gutenberg où les processus d’enregistrement, de transmission et de stockage ne reposent plus « sur une médiation symbolique, mais plutôt prennent la forme d’ondes sonores et lumineuses, et d’effets de réel acoustiques et visuels7 » ?

3Cet article cherche à présenter trois positions apparemment contradictoires que la poésie états-unienne a entretenues à l’égard des nouvelles technologies et des médias de masse : la relation à la présence, la relation à la disruption et à la non-transitivité, la relation à la remédiation et à la lisibilité illisible. Sans opposer les études médiatiques et les études poétiques, je souhaite mettre l’accent sur le champ de la poésie états-unienne expérimentale qui s’est structuré depuis la New American Poetry8 et traverser trois moments importants depuis les années 1960 que ces positions travaillent : la poésie Beat, la poésie dite language et la poésie conceptuelle, pour envisager certaines reconfigurations actuelles de la poésie expérimentale états-unienne. Cette perspective historique depuis un champ constitué propose ainsi de nuancer les critiques qui, en France, lisent le uncreative writing états-unien comme lié indéfectiblement aux changements de paradigmes technologiques. On cherche ici à faire apparaître certaines des contradictions à l’œuvre dans les positions diverses adoptées par ces trois moments que je vais analyser.

La machine comme obstacle ? [télé-vision / télé-phone]

4En dépit de l’utilisation du microphone et de l’amplification, une partie des poètes de la performance américains pensent toujours que la machine fait obstacle à la vérité ou à l’authenticité et qu’ils activent une présence réelle par la performance, une présence sans médiation. « The Revolution Will Not Be Televised » (1970), le poème devenu chanson composé par Scott-Heron est guidé par cette idée. Poète noir américain et compositeur de jazz dont on dit que le phrasé et les thématiques engagées ont annoncé le hip-hop9, Gil Scott-Heron a été formé à la poésie moderniste de Langston Hughes et de la Harlem Renaissance, ce mouvement qui dans les années 1930 a effectué une révolution poétique dans la culture états-unienne, au croisement du jazz, de l’urbanité et des questions de ségrégation. Se réverbère également, dans ce poème, la force percussive et activiste de la poésie d’Amiri Baraka, fondateur du Black Arts Movement pour qui la présence sur scène était une pratique révolutionnaire, comme en témoigne une captation de Baraka déclamant « It’s Nation Time » où il porte les capacités du micro jusqu’à leur dissonance par saturation10.

5À la manière de Baraka, Scott-Heron a su trouver un titre-slogan à la poétique et à la politique si efficaces qu’il a été repris de nombreuses fois, y compris récemment dans le film des studios Marvel Black Panther11. Dans le contexte de la lutte pour les droits civiques, de l’activisme des Black Panthers et du Black Arts Movement, le poème tente de réveiller la conscience de ce « frère » endormi par le capitalisme — la chanson fait de nombreuses références aux publicités pour des biens manufacturés des grandes sociétés (Gillette, Coca-Cola, Xerox…) et à leurs injonctions à consommer — et par la technologie vue comme courroie de transmission de la domination blanche (sont notamment évoqués les vedettes blanches, le nécessaire sex-appeal, l’hygiénisme ou encore la série américaine The Beverly Hillbillies…) ou comme instrument du vidage des cerveaux et de la perte de soi (« You will not be able to plug in, turn on and drop out », v. 2).

6Le poème fait donc de la télévision le symbole de l’inaction, de l’individu contre la communauté, alors que par son adresse directe (« You », v. 1-3, et « brother » v.1, ouvrent le texte) et son travail anaphorique, la poésie affirme un appel — si les « will » des vers 1 à 3 construisent un futur, il est clairement fait allusion au sens nominal de will, qui désigne alors la volonté. Face à l’apathie télévisuelle, la poésie est une activation du langage comme moyen de faire politique, et donc de redonner une sorte d’agentivité qui se résume, à la toute fin du poème, par l’appel à une poésie et à une action directes que le poème pense comme une action en direct : « The revolution will be no re-run brothers / The revolution will be live » [« La révolution ne sera pas une rediffusion, mes frères / La révolution sera en direct »].

7Par un médium poétique opposé à la télé-vision, Scott-Heron cherche aussi à redonner à entendre les mots et à insister sur leur pouvoir. Avec sa diction combative à l’esprit subversif, cette vision d’une révolution sans TV était cruciale pour de nombreux activistes puisqu’à leurs yeux, la révolution s’arrêtait dès lors qu’elle était médiatisée. Dans « Requiem pour les media », Baudrillard analysait ainsi les événements de 1968 : « la transgression et la subversion, elles, ne passent pas sur les ondes sans être subtilement niées en tant que telles : transformées en modèles, neutralisées en signes, elles sont vidées de leur sens12 ». À ce vidage médiatique, Scott-Heron oppose le poétique et la nécessité de l’agir avec celui-ci. Ce « direct » est peut-être le nom même de l’action de la poésie au-delà du poétique. « La révolution sera en direct » : en d’autres termes, à des sujets passifs soumis à l’emprise de l’écran et du tube cathodique, Scott-Heron et l’idéologie révolutionnaire qu’il défend préfèrent la présence directe, active, qu’un tube poétique peut véhiculer. On est bien loin de ce que McLuhan voyait dans l’engouement des poètes pour les technologies médiatiques et de ce que Baudrillard nommera « [son] optimisme tribal délirant13 ».

8Ce conflit entre nouveaux médias et agentivité poétique se trouve également au cœur du poème d’Allen Ginsberg, d’un point de vue non plus politique et communautaire, mais individuel, domestique et presque psychologique. Avec Ginsberg, une sorte de crise interne apparaît, d’autant plus forte qu’elle est contradictoire. On entendait peut-être déjà cette contradiction interne dans le texte de Scott-Heron en ce que live, que j’ai traduit par « direct », fait aussi partie du discours de la technologie audiovisuelle, déjà annoncé par re-run (« rediffusions »). Un évènement politique est souvent retransmis live, en direct ; tout comme un morceau de jazz est donné live : ces deux directs empruntent à la machinerie audiovisuelle. Mais Scott-Heron, en accentuant le mot live à la fin du vers, détourne la métaphore médiatique pour opposer le direct télévisuel, qui sépare les corps des auditeurs de celui des orateurs de part et d’autre de l’écran, et le direct d’un set de jazz, qui bien qu’il soit éventuellement médié par les technologies de l’amplification, repose aussi sur l’événement de la chanson, sur la force percussive du mot, et sur ce que Scott-Heron voyait comme son action politique directe, supposant souvent la présence des corps des auditeurs, des musiciens, et des chanteurs ou des poètes dans un même espace.

9Dans « I’m a Victim of Telephone » (juin 196414), le téléphone interrompt. Son irruption est disruptive. L’individu est l’objet d’un acharnement technologique (le téléphone retentit dans l’éternité, v. 19) symbolisé par l’obstacle que constitue le téléphone au bon déroulement de la vie (ingestion de nourriture v. 7, assoupissement v. 1, instants voluptueux v. 5), et de la poésie (v. 3). Pourtant, la poésie est l’enjeu même de ces interruptions, puisque chacun.e appelle le locuteur du poème au téléphone pour lui demander une chose invariable : de l’écriture. La personne qui appelle enjoint le poète de fournir de nouveaux textes (v. 2), le presse de finir un manifeste (v. 11), ou lui demande de l’aide pour composer (v. 15-16). L’interruption théâtralise une demande d’écriture qui empêche l’écriture. Au flux constant des injonctions téléphonées s’oppose un autre flux : celui de l’écriture, qui est la vie même. Le poème met ainsi en œuvre cette tension entre flux et interruption : au cœur de l’hypotaxe et des litanies anaphoriques qui semblent fournir une matière poétique continue au poème, les vers sont syncopés par des tirets et des points de suspension, que renforcent le heurt créé par les irruptions du discours rapporté. Ainsi, le poème ne semble pas tant s’opposer à ces coupures téléphoniques, que les reconduire poétiquement, au moment même où le locuteur s’en dit la victime.

10Ce poème est donc bien équivoque, parce qu’il duplique l’interruption, mais aussi parce qu’il est redoublé par un autre poème qui en modifie le sens rétroactivement, comme si on avait lancé un appel au poème. En effet, dans le recueil Planet News où il paraît en 1968, « I’m a Victim of Telephone » entretient une relation téléphonique au poème suivant, intitulé « Today ». Ce texte est écrit pratiquement un mois jour pour jour après « I’m a Victim of Telephone ». Si ce n’est pas le meilleur poème de Ginsberg, les deux vers suivants intriguent tant ils rappellent le poème précédent :

O telephone sweet little black being, what many voices and tongues !
Tonight I’ll call up Jack tell him Buster Keaton is under the Brooklyn Bridge
15

11Avec le premier vers assez drôle puisqu’il fait immédiatement suite à « I’m a Victim of Telephone » et le retourne de manière grandiloquente, le téléphone est devenu l’objet d’une invocation : dans l’aujourd’hui (today), le poète en appelle au téléphone, devenu un véritable être divin, une muse de l’époque des nouvelles technologies. Or le téléphone, objet poétique et objet de poétique, reproduit tellement de voix que Ginsberg en vient à citer presque verbatim son poème précédent dans une auto-intertextualité contradictoire. Le vers que je viens de citer plus haut reproduit en discours rapporté le quatrième vers de « I’m a Victim of Telephone » : « Buster Keaton is under the brooklyn bridge on Frankfurt and Pearl… ». Désormais, loin d’interrompre l’écriture, le téléphone est comme une machine mystique à palimpseste et la persona du poème se trouve dans le rôle strictement inverse : on a tourné la page et un Janus est apparu. Dans « I’m a Victim of Telephone », la persona était appelée et constamment interrompue ; dans « Today », c’est elle qui appelle (« I’ll call up »), interrompt et projette de dire cette phrase qui insiste sur l’événement que constitue Film de Samuel Beckett, œuvre métafilmique effectivement tournée en juillet 1964 à New York et mettant en scène Buster Keaton. Ainsi, avec ces deux poèmes, c’est comme si le locuteur était à la fois celui qui appelle et celui qui est appelé, scellant là une contradiction d’autant plus évidente que les deux textes sont consécutifs dans le recueil.

Charles Bernstein : pouvoir poétique disruptif [tape & politique du tapage]

12Parce que la pensée d’une époque n’est jamais univoque, le regard critique de ces poèmes sur les effets des machines coexiste à cette période avec l’investissement du champ des médias par les poètes : John Giorno active ses dial-a-poem, John Cage compose ses textes à l’aide de programmes informatiques, et quelques années plus tard, à peine, Charles Bernstein, qui a lui aussi composé un poème-téléphone, se lance dans la confection de ses poèmes sonores sur bande (1974), inaugurant tout un travail de disruption créative et post-mélancolique de la technologie.

13Dans « Requiem pour les Media », Baudrillard critique la position d’Enzensberger et de Brecht en la résumant ainsi : « Les media sont actuellement sous le monopole des classes dominantes, qui les détournent à leur profit. Mais leur structure, elle, reste “fondamentalement égalitaire”, et c’est à la pratique révolutionnaire de dégager cette virtualité inscrite en eux, mais pervertie par l’ordre capitaliste16 ». Il conclut que : « les media ne sont pas coefficients, mais effecteurs d’idéologie. Non seulement ils ne sont pas révolutionnaires par destination, mais ils ne sont même pas, ailleurs ou virtuellement, neutres ou non idéologiques […]. Ce qui caractérise les media de masse, c’est qu’ils sont antimédiateurs, intransitifs, qu’ils fabriquent de la non-communication17 ». Pour Baudrillard, « c’est donc une illusion stratégique de croire en un détournement critique des media », il préfère « une déconstruction en tant que système de non-communication18 », et comme Scott-Heron, peut-être, soutient-il la rue, la sortie19.

14Charles Bernstein, poète parmi les fondateurs du mouvement états-unien de la language poetry20, adopte une position plus complexe quoique plus limitée. Cette position est à la fois héritée de la radicalité de la poésie moderniste — de Gertrude Stein et de Louis Zukofsky par exemple — et de la nécessité de se situer pour intervenir poétiquement dans et sur la société des machines, comme y invite Marjorie Perloff dans Radical Artifice :

it was Cage who understood, at least as early as the fifties, that from now on poetry would have to position itself, not vis-à-vis the landscape or the city or this or that political event, but in relation to the media that, like it or not, occupy an increasingly large part of our verbal, visual, and acoustic space21.

15Si le mouvement Language reprend les théories marxistes et si Bernstein se livre à une longue critique adornienne des industries culturelles dans « The Revenge of the Poet-Critic22 », il ne se fait pas le chantre d’une révolution doctrinaire, rejoignant en cela Bourdieu. Dans un texte au titre explicitement benjaminien, « I don’t take voice mail : The Object of Art in the Age of Electronic Technology23 », il définit le rôle de la poésie vis-à-vis du capitalisme : « résister à la marchandisation ». Mais, pour ce faire, il n’emprunte pas la voie dans laquelle s’engagent la plupart des poètes et des programmes d’écriture qui, selon Marjorie Perloff, prétendent que « le texte littéraire était un objet détachable de son contexte, comme si un “poème” pouvait exister dans les États-Unis d’aujourd’hui sans être modelé par la culture électronique qui l’a produite24 ». Bernstein propose un art qui tiendrait compte des « effets corrosifs [des nouveaux médias] » quant au langage et « prend[rait] les contraintes et les potentialités singulières du net comme son medium », quitte à rester sur ce qu’il appelle les « vieilles routes secondaires », c’est-à-dire ces lieux où les échanges ne sont pas uniquement pris dans la sphère de la gestion de l’information, des données et de l’attention par les grandes entreprises du web25. Dans un sens, c’est toujours ce à quoi Bernstein s’est tenu, puisqu’il est convaincu que « la poésie n’a rien à vendre » et qu’elle est donc un lieu où la marchandisation n’est pas opérante26.

16Bernstein assigne donc à la poésie un rôle à la fois restreint et en même temps plus fondamental à ses yeux : interroger la transparence du langage. Depuis cette perspective, son travail entame une critique des technologies de masse, de leur transitivité illusoire, tout en œuvrant avec celles-ci. C’est d’ailleurs la critique qu’il adresse à la poésie de Ginsberg. Pour Bernstein, une partie de la poésie de Ginsberg a souffert de son exposition médiatique trop importante. Il s’est figé dans les médias de masse en un « poète public » : « sa poésie a été éclipsée par sa stature publique27 ». Au contraire, Bernstein propose

le projet culturel [d’une] poésie d’échelle radicalement réduite [consistant à] porter toute son attention sur les possibilités du langage, sur ce que le langage a à dire. Il s’agit non seulement de chanter la félicité et de danser avec la facilité mais de trébucher et de tomber au mieux pour transformer en musique cette agitation désordonnée [flailing] et nos incapacités28.

17On retrouve ici les contradictions que j’énonçais plus haut.

18Au contraire de Ginsberg, Bernstein entretient un rapport à la technologie qui consiste à la fois en un trébuchement, un boitement, et un paradoxal tapage anti-spectaculaire et anti-expressif, dans la sphère publique et à la périphérie des grands médias. À rebours de Baudrillard, donc, Bernstein est intéressé par l’intransitivité que le penseur français critique.

19On entend ce mouvement dialectique dans ses œuvres de jeunesse sur bande sonore telles que Class29, un ensemble de quatre poèmes sonores dans lesquels Bernstein manipule la bande magnétique pour en révéler une sorte d’intransitivité non-communicationnelle. Aucun message ne passe si ce n’est celui du médium et de son langage, du processus de son élaboration : le montage, le défilement, la flexibilité de la bande, ses boucles et les possibilités que le medium a de corrompre, comme il le dit, ses usages les plus marchands. Ainsi, Bernstein fait tapage : il sature le paysage acoustique (dans « 1-10030 ») mais, plus radicalement encore, il construit un objet sonore en contrariant le flux de la bande magnétique par des retours improvisés en appuyant au hasard sur la touche « retour en arrière » (dans « Class31 ») ; si Michael Hennessy à propos de ces pièces sur bande parle d’une « utilisation innovante de la technologie32 », il faut les situer dans la lignée des expérimentations de la musique concrète, des minimalistes tels que Steve Reich dont le morceau drumming est cité directement dans la pièce33, des poètes sonores, de John Cage, ou encore du cut-up de Burroughs et Gysin. Mais contrairement à Burroughs ou à Cage, cette utilisation de la technologie contre et avec elle-même n’est pas sous-tendue par un projet universel ou mystique — ce travail de jeunesse sur les bandes magnétiques inaugure toute la poésie de Bernstein jusqu’à nos jours, dans son rapport disruptif à la technologie : non pas une disruption mélancolique ou presque atrabilaire à la Stiegler, mais une disruption-tapage et un trébuchement qui véhiculent paradoxalement l’intransitivité du langage et en particulier du langage de la technologie, porté par des effets de transparence34. Cette transparence est interrogée par exemple dans les poèmes de la série des voiles (« Veil35 », fig. 1).

img-1-small450.jpg

Fig.1. Extrait de « Veil » de Charles Bernstein

20Dans « Jatte36 », un poème plus récent (fig. 2), Bernstein a fait passer un de ses propres textes dont l’origine est perdue par une sorte de conversion de l’anglais en une police d’un langage computationnel, puis il l’a retravaillé en poète vers à vers pour créer des textures sémantiques et parvenir à un poème visuel, intéressé par la scripturalité.

img-2.jpg

Fig. 2. Extrait de « ¢ Δ[1]( [1]´TÉNÃ0½#ñ‘¯(qË!´–#T¢|€kORƒ7Ùîö÷LÒ6* [Un dimanche après-midi à l'Ile de la Grande Jatte] ».

21On pourrait s’offusquer et nombreux sont celles et ceux qui le feront encore. Mais ces pièces se situent également par rapport à l’histoire de la poésie la plus radicale, de la poésie dada, à la poésie zaoum, une partie de la poésie visuelle, une partie de la poésie de Susan Howe ou de Joan Retallack, c’est-à-dire ces poésies qui ont radicalement redéfini les paramètres de ce qu’était un poème. Ces poèmes pratiquent la pensée des conditions d’existence du poème dans une société et un réel marqués par les nouvelles technologies, et dont les modes d’appréhension et la pensée sont profondément modifiés37.

22Ces textes entretiennent un rapport complexe à la traduction, de sorte qu’on pourrait dire que « Jatte » constitue un exemple de poésie visuelle translatée dans le monde digital, une poésie moirée qui semble appeler irrésistiblement une retraduction pourtant impossible — signe révélateur, lorsque j’ai préparé cet article, Google m’a demandé si je souhaitais une traduction du texte.

img-3-small450.png

23Issu en partie de l’illisibilité lisible de Stein, ce langage qui résiste-si-fort-au-sens qu’on peut en concevoir un certain dépit, appelle aussi la lecture. En effet, si on est assez intéressé pour le faire, on enclenche une lecture où des molécules de sens38 apparaissent. On s’arrête notamment sur « stttuter » du premier paragraphe (que l’on peut traduire par « bbbégaiement ») : la langue trébuche et se rit de la déploration de la perte de la poésie éternelle du monde suite à l’avènement de la technologie qui aurait détruit les capacités de mémorisation à jamais et le lien indissoluble au monde, la présence et l’expérience soi-disant authentique.

img-4-small450.png

24En effet, le texte que Bernstein a composé pour présenter ce poème est une parodie extrêmement drôle et caustique où sont égrenés les clichés de ce que la poésie immémoriale doit être :

“¢ Δ[1]( [1]´TÉNÃ0½#ñ‘¯(qË !´–#T¢|€kORƒ7Ùîö÷LÒ6*” [Un dimanche après-midi à l’Ile de la Grande Jatte] was written in 1996 and was first published that year by Arras. It is written in an ecstatic language that offers unmediated contact with the singleness of pure truth. While this poem will not unlock its secrets to doubters, for those elect whose steadfastness in the face of prevarication and disorientation have earned them the title Ideal Reader, “¢ Δ[1]( [1]´TÉNÃ0½#ñ‘¯(qË !´–#T¢|€kORƒ7Ùîö÷LÒ6*” provides a guide for everyday life. This poem answers the call for a popular poetry that can galvanize the engagement of ordinary people. Because “¢ Δ[1]( [1]´TÉNÃ0½#ñ‘¯(qË !´–#T¢|€kORƒ7Ùîö÷LÒ6*”  represents a return to the oral poetry of the ancient bard, it is recommended that the three audio realizations of the poem be consulted

25Les clichés visés sont l’accès sans médiation à la vérité, l’idée d’un langage pour une société d’heureux élus ou de Lecteurs Idéaux, le rapport à la vie quotidienne, ou encore à la poésie dite populaire qui peut « galvaniser les gens ordinaires et faire qu’ils s’investissent », et enfin « un retour à la poésie orale des bardes d’antan ». Pour sa version orale, Bernstein a eu recours à une voix automatisée, poursuivant l’acte critique et corrosif sur la poésie39.

Poésie conceptuelle : poésie du Web ? [post-digital print]

26On peut lire la poésie dite conceptuelle et post-conceptuelle comme une façon de suivre, de critiquer et presque d’inverser les choix de Bernstein et du mouvement Language. À l’illisibilité et la non transparence, qui elle-même critiquait une certaine transparence de la présence parfois à l’œuvre chez Ginsberg, la poésie conceptuelle présente une forme d’hyperlisibilité textuelle. Ces poétiques de l’hyperlisibilité proviennent en partie de la pensée des nouveaux médias.

27La poésie conceptuelle est un mouvement poétique désormais institutionnalisé dans le champ de la poésie nord-américaine40. L’une de ses branches les plus actives, et auto-définie comme « poésie conceptuelle », a pris naissance aux États-Unis et au Canada à la fin du dernier millénaire, autour de figures importantes quoique parfois controversées telles que Kenneth Goldsmith, Vanessa Place, Christian Bök ou encore Craig Dworkin. Si, comme le dit Johanna Drucker, ce mouvement est désormais défunt, il s’est déplacé dans ce que Kenneth Goldsmith a appelé uncreative writing41, soit des procédures de remédiation et de transcription qui interrogent notre rapport aux nouvelles technologies. Pour Kenneth Goldsmith, il y a désormais tellement de texte produit en ligne qu’il n’est plus besoin pour les auteurs d’en produire de nouveau. La tâche de l’écrivain est de le copier et le coller, ou de le re-médier, ou encore, pour reprendre une notion de Marcello Vitali-Rosati, de l’éditorialiser42. Ainsi, les livres des poètes conceptuels sont souvent des projets : Vanessa Place transfère pratiquement verbatim des minutes de procès au livre, Kenneth Goldsmith imprime l’Internet, Robert Fitterman copie et colle des énoncés de forums. Comme les contraintes de l’Oulipo se sont disséminées dans le paysage littéraire au-delà même de l’Oulipo, les pratiques de transferts littéralistes conceptuels se sont désormais répandues dans l’ensemble du champ poétique, ainsi qu’en témoigne l’anthologie de poésie conceptuelle Against Expression, qui rassemble des textes de poètes au-delà des écrivains strictement conceptuels.

28Dans le champ de la critique française, les articles écrits sur cette poésie dissocient souvent ce mouvement du champ dans lequel il a émergé et dans lequel il s’est inscrit, passant ainsi sous silence certains de ses enjeux et de ses modes opératoires pour ne privilégier souvent que la dimension de son rapport aux nouvelles technologies. Cette critique reprend souvent les discours de ces poètes sans s’arrêter sur leurs contradictions, y compris dans le champ médiatique. Parce qu’on a beaucoup insisté sur l’engouement de ces poètes pour les supports médiatiques, il faut désormais montrer le rapport ambivalent entretenu par ces poètes vis-à-vis des nouvelles technologies et du Web.

29Avant même sa naissance, les principes fondamentaux du mouvement de la poésie conceptuelle nord-américaine étaient déjà contenus dans Radical Artifice, livre influent dont l’autrice, Marjorie Perloff, a été la théoricienne voire la marraine de la poésie conceptuelle. En effet, outre la rédaction de son livre Unoriginal Genius, cette universitaire et critique littéraire a accompagné voire soutenu de façon directe les poètes conceptuels, comme elle l’avait fait pour les Language poets. Dworkin et Goldsmith reconnaissent cette dette en lui dédiant Against Expression. À bien des égards, outre l’influence revendiquée de Marcel Duchamp, d’Andy Warhol, de David Antin et de l’art conceptuel (même si cette référence était pour partie un leurre), la poésie conceptuelle sort de Marjorie Perloff. Celle-ci emploie d’ailleurs le terme dès 198543. Son analyse de Cage, de la poésie concrète, de la poésie Language et ses rapports aux technologies a préparé le conceptualisme. Pour Marjorie Perloff, en effet, la poésie doit se confronter à la technologie numérique, qui devient le territoire du poète :

There is today no landscape uncontaminated by sound bytes or computer blips, no mountain peak or lonely valley beyond the reach of the cellular phone and the microcassette player. Increasingly, then, the poet’s arena is the electronic world44.

30Dans « The Revolution Will be Mobilized », le dernier chapitre de Wasting Time on the Internet — une réflexion libre en prose sur les paradoxes et les clichés du rapport parfois apocalyptique que nous entretenons aux nouvelles technologies — Goldsmith reprend un slogan publicitaire de la compagnie de télécommunications AT&T : « The revolution will not only be televised, the revolution will be mobilized ». La compagnie avait détourné le titre de la chanson de Scott-Heron, que nous avons analysée plus haut, pour annoncer une contre-révolution néo-libérale. En niant le titre de Scott-Heron, elle consacrait ainsi la fin d’une certaine lutte et renversait le sens même de la révolution en une révolution conservatrice. Mais Goldsmith fait alors observer que si pour Scott-Heron les technologies médiatiques ne pouvaient qu’anéantir l’action de la révolution, le mouvement Black Lives Matter fut lancé notamment grâce aux réseaux sociaux. Ainsi, le constat de Scott-Heron devait-il être complexifié, et la contre-révolution de AT&T était retournée contre elle-même puisque les technologies médiatiques servaient désormais aussi à révéler les injustices sociales :

The corporate technological apparatuses that Scott-Heron had so rightly feared had now been distributed among the citizenry to record trespasses that not long ago went unnoticed, able to bring light to the darkest and most unjust corners of the world. The fire this time is a digital flame, capable of illuminating darkness and torching unjust systems45.

31On pourrait supposer qu’à partir de ce constat et de celui de Perloff, les poètes expérimentaux sortis de la tradition qu’elle étudie et crée ont inventé des poétiques machiniques, et qu’ils ont écrit de la poésie sur le Web, voire de la poésie numérique, à tout le moins de la poésie avec les réseaux sociaux. Or, rien de cela ne se produit, ou très marginalement46. Comment l’expliquer ? Malgré ses discours théoriques qui font de notre époque numérique le centre de ses motivations et sa justification, la poésie conceptuelle entretient un lien tout à fait ambivalent à la technologie numérique. Alors que Bernstein s’était emparé du médium de son époque — la bande magnétique et la mini-cassette —, alors qu’il avait produit des textes issus directement du traitement des machines, et alors qu’il avait créé le Electronic Poetry Center avec Loss Pequeño Glazier, la poésie conceptuelle n’investit pas la création digitale, elle ne crée pas de e-poetry, elle montre rarement la textualité numérique, comme Bernstein a pu le faire avec Jatte, elle offre même une sorte de résistance à la création numérique, pour se situer dans un hyperréalisme privilégiant l’inframince littéraire qui naît dans les transferts d’un support médiatique à un autre. Les poètes de l’uncreative writing se livrent d’ailleurs à des pratiques d’édition livresques : alors qu’Andy Warhol avait fait le choix d’un verbatim assez proche de la version que les copistes avaient livrées de la transcription des enregistrements qui serviraient pour A, a novel, Goldsmith nettoie et choisit un mode de transcription souvent très lisible. Ainsi, ses transcriptions de reportages ou de bandes sonores venues des médias de masse sont souvent éditées afin que disparaissent les marques non textuelles. Ces choix rendent l’aspect du texte cohérent. Dans Traffic, par exemple, chaque texte est un poème en prose à la régularité presque classique dans sa mise en page systématique.

32Si Kenneth Goldsmith a révolutionné l’accès libre à des archives de poésie et d’art expérimentaux sur l’Internet en créant UbuWeb, pour ce qui est de la poésie, il adopte une position volontairement contradictoire, mais qui reste souvent peu mise en valeur par la critique : il reste largement un poète de l’imprimé et un artiste de l’objet. En effet, tout conceptuels qu’ils soient, ses travaux se matérialisent sous une forme imprimée qui, souvent, théâtralise le papier hyperboliquement : Soliloquy fait près de 500 pages47, Capital s’étend sur 928 pages48 et, plus récemment, Théorie se présente comme cinq cents phrases imprimées sur les cinq cents feuilles d’une ramette de papier49, sans parler de son projet Printing out the Internet qui aboutit à une montagne de papier50.

33Loin d’investir pleinement les réseaux sociaux ou le langage machinique pour produire de la poésie, la poésie conceptuelle entend machiner la poésie en traduisant pour le livre ce que le Web modifie dans les rapports textuels. Elle produit une poésie issue du Web plutôt qu’une webpoésie. Dans ce sens, elle « réagit au médium », comme le dit McLuhan des poètes, plus qu’elle n’investit pleinement le médium. Elle cherche les potentialités de renouvellement anthropologique que produit Internet pour l’écriture et la poésie en particulier, tout se plaçant résolument dans ce qu’on a appelé, à la suite du livre d’Alessandro Ludovico, le Post-Digital Print. Ludovico avance que « l’hypertexte n’a pas encore réussi à supplanter le texte “traditionnel” » et montre la co-existence et la co-élaboration de l’analogue et du numérique. Le transfert d’un écran à l’autre, le repurposing ou la remédiation au médium du livre créent une question esthétique et poétique, une esthétique que j’ai appelée une esthétique du re-51. Warhol avait anticipé ce mouvement avec les célèbres Death and Disaster series, ses sérigraphies où il transférait des photographies littéralement. Vanessa Place, Kenneth Goldsmith, Robert Fitterman et bien d’autres se sont emparés de cette question pour produire leurs livres dans un acte de uncreative writing que j’ai nommé transferts littéralistes. Est mise en valeur la tension entre imprimé et numérique, entre invention et plagiat total, entre pratiques d’écriture nées des réseaux sociaux et pratiques poétiques. La poésie conceptuelle a été une poésie du livre imprimé. Bien qu’héritières de la poésie Language, ces pratiques textuelles inversent le rapport à la technologie que j’ai décrit avec Bernstein. Ici, nulle illisibilité, opacité ou intransitivité du texte lui-même : au contraire, le texte est hyper-lisible et pourtant, il arbore tout de même une illisibilité soit par le contenu de ce qu’il nous donne à lire, soit par la longueur et la forme plus ou moins brute de ses transcriptions — et le matériau réputé ennuyeux.

34Plagiant les « Paragraphs on conceptual art » de Sol LeWitt, Goldsmith définit ainsi en 2007 le processus de la poésie conceptuelle : « this idea is a machine that makes the text ». Or sans nier que Goldsmith pense les changements introduits par les nouveaux médias, il faut souligner qu’il reprend là une formule énoncée avant le développement d’Internet et la massification des ordinateurs. Chez LeWitt, la machine dont il est question est avant tout métaphorique et la formule est proche de celle d’Apollinaire de 1917 et de celle de William Carlos Williams (« a poem is a small (or large) machine made of words », 1944). Chez eux, la machine est symbole d’une production mécanique et presque systématique sans qu’une machine n’entre directement dans la production du poème. Cette « machine » n’est en aucun cas une machine qui fabrique le poème (les dessins muraux de LeWitt sont d’ailleurs exécutés à la main par des assistants). La formule de Goldsmith à la suite de LeWitt indique bien que la poésie conceptuelle ne se conçoit pas comme créatrice de poétiques générées par la machine elle-même, c’est-à-dire produites par des procédés pleinement computationnels. Bien qu’aucun texte imprimé actuellement ne puisse être pensé sans l’intervention de la machine (si ce n’est parce qu’on a utilisé des logiciels de mise en page), au regard de la littérature électronique, la poésie conceptuelle reste avant tout une activité artisanale. Dans le meilleur des cas, elle se livre à un copié-collé qui est plus lié aux activités ancestrales des moines copistes (Goldsmith retranscrit des bandes sonores en les tapant à la machine). On pourrait dire de façon polémique que leur activité est plus proche de poèmes écrits à la main que de poèmes générés par les algorithmes.

Prolongements

35La poésie conceptuelle se situe parfaitement dans l’écosystème poétique expérimental états-unien que l’on a esquissé ici. Avec la poésie conceptuelle, une partie de la poésie nord-américaine a tenté de penser les conditions de possibilité d’un autre rapport à l’écriture et d’une redéfinition du littéraire, à l’aune du changement profond apporté par le Web. Il est curieux que la poésie conceptuelle n’ait finalement pas véritablement investi le médium. Parce qu’elle travaille essentiellement sur ce qu’il advient du langage lorsqu’on le transfère d’un support à un autre, la poésie conceptuelle semble rejouer, finalement, la métaphoricité de l’affirmation d’Apollinaire selon laquelle il fallait machiner la poésie.

36En étudiant les reconfigurations en cours de la poésie nord-américaine, on peut mieux mesurer les contradictions de cette poésie conceptuelle vis-à-vis de ses discours sur les technologies computationnelles. Si, en effet, la machine a été violemment attaquée comme antithétique de la révolution, elle a offert à la poésie un formidable réservoir d’images. Comme je l’ai montré, la poésie conceptuelle a critiqué ces discours contre la machine et les nouveaux médias. Elle a discouru sur les nouveaux médias, mais ne les a pas véritablement investis comme médium. Actuellement, le champ de la poésie expérimentale états-unienne semble bel et bien travailler avec la machine, rejoignant par là les tentatives de Bernstein, Cage, bpNichol ou encore Caroline Bergvall. De jeunes poètes qui ont une maîtrise parfaite du code et des enjeux les plus poussés de l’évolution en cours des technologiques numériques referment le hiatus qui existait entre poésie expérimentale américaine et exploration de la machine depuis l’intérieur de ses processus et procédés. Ils comblent le fossé qui s’était creusé entre une poésie héritée de la New American Poetry et la poésie électronique.

37Citant Kittler tout autant que la poésie Language et conceptuelle, Danny Snelson s’intéresse à des dispositifs alternatifs au big data, tout en pensant le potentiel poétique que recèle la remédiation et le reformatage d’un type de fichier à un autre. De façon révélatrice, son cours sur la e-literature à UCLA cherche à ne plus considérer la littérature électronique à part de la littérature, mais à utiliser l’expression de littérature électronique pour lire la littérature sous l’influence des langages computationnels52. En conséquence de quoi, son cours de poésie contemporaine étudie aussi bien des jeux vidéos que des livres de poésie53. La position mineure, critique et génératrice de Snelson est proche de celle de Allison Parrish. Également programmeuse, Parrish utilise le code pour générer ses textes poétiques. Une partie de sa poésie produit des langues inventées par divers procédés computationnels qui sont aussi des façons de réfléchir à la technologie qu’elle utilise. Ainsi, le petit programme qui sert de page d’accueil de son site est une boîte de dialogue dans laquelle se retranscrit en traduction homophonique française un texte anglais de présentation d’elle-même. Dans cette intervention drôle, légère, et éminemment poétique, elle fait s’inventer une langue. Contrairement aux poètes conceptuels, elle ne réduit pas la poésie à sa pure non-créativité, même si elle peut employer des procédures conceptuelles. Avec Snelson, Parrish, comme avec Porpentine Charity Heartscape, la poésie états-unienne est en train de mettre un terme à l’opposition entre ceux qui se pensaient victimes de la technologie ou l’envisageaient métaphoriquement, et ceux qui œuvrent avec le médium et en particulier avec le code. À la suite de la néo-avantgarde Language, un nombre croissant de poètes s’emparent des machines, souvent dans une relation dialectique et poétique, qui élargit le champ de la poésie après l’impasse de la poésie conceptuelle. Machiner la poésie ne reviendrait plus seulement à sublimer poétiquement la façon dont la poésie est travaillée par la machine, ou dont la machine est un réservoir métaphorique pour le texte. Machiner est une activité à part entière de la poésie, sans guillemets.