Colloques en ligne

Romain Enriquez

L’œuvre inconnue dans L’Œuvre de Zola

L’œuvre portait son créateur, elle ne lui devenait funeste, elle ne l’écrasait que le jour où lui-même l’abandonnait1.

1L’Œuvre (1886)a presque toujours été analysé comme le roman de Claude Lantier, personnage récurrent des Rougon-Macquart et sous le masque de qui l’on peut reconnaître le compagnon de jeunesse Paul Cézanne, là où le personnage de Sandoz serait le double de Zola. Les personnages secondaires pâtissent, dans les études critiques, de cet intérêt quasi exclusif pour les deux héros2. Or, en contrepoint à la destinée de Claude le peintre et de Sandoz l’écrivain, on peut s’interroger sur la place que tient Mahoudeau le sculpteur, dans ce qui deviendrait une Trinité de l’artiste génial parmi la bande des artistes. Génial, mais inconscient de son génie : Charles Mahoudeau est un naturaliste qui s’ignore, il ne saisit pas ce qui fait la force de sa statue ; on pourrait dire que son chef-d’œuvre est, en partie, inconnu de lui-même.

2Après avoir brièvement rappelé les contours de ce personnage, nous aborderons en détail le chapitre viii, qui voit la Baigneuse de Mahoudeau s’écrouler tragiquement dans l’atelier du sculpteur. Le chef-d’œuvre est perdu sans retour ; Claude, le seul à l’avoir vu, prendra le relais de son ami. Ainsi l’épisode de la statue qui choit et se désagrège, sous le regard ébahi et fraternel de Claude, est-il hautement significatif pour l’ensemble du roman. Le « morceau »3 de Mahoudeau est aussi un morceau de bravoure de L’Œuvre, un point d’acmé qui condense toute la richesse et les contradictions dans la façon dont Zola appréhende la recherche de l’absolu.

Le personnage de Mahoudeau

3Mahoudeau est un personnage composite : il emprunte des traits au peintre Hébert, au sculpteur Solari (ami d’enfance de Zola), au critique d’art Valabrègue, voire à Rodin et même à Courbet. En fait, comme l’a dit Manet, Zola a « pris soin, avec intention, que pas un seul de [se]s personnages ne ressemble à l’un de nous »4. C’est surtout de Claude qu’il faut rapprocher Mahoudeau. Sans forcer le parallèle, on relève d’évidentes similitudes entre les deux camarades : ils ont le culte de l’absolu et le goût de l’excès ; ils sont tous deux aliénés à l’art ; ils ont l’ambition, au-delà de leur cas personnel, de renverser les codes de la bourgeoisie ; ils ont le culte de la chasteté et peinent à concilier vie amoureuse et pratique artistique ; ils manquent cruellement de confiance et ne savent pas faire la différence entre leur génie et leurs coups de sang.

4Mieux encore, selon Patrick Brady – à qui l’on doit l’étude de référence sur L’Œuvre –, « la femme peinte de Claude est en quelque sorte préfigurée par la femme sculptée de Mahoudeau »5. Les bourgeois qui comparent son tableau à une scène de la Morgue répètent l’analogie du narrateur entre la statue de Mahoudeau et « ces suicidées d’amour, qui se sont fracassées du haut d’un monument, et qu’on recolle, comiques et lamentables, pour les porter à la Morgue »6. L’Enfant mort de Claude, remake de la femme morte de Mahoudeau ? On peut, en tout cas, regarder l’un et l’autre comme des « symptôme[s du] monde artistique “avant-gardiste” »7.

5Il faut cependant prendre un peu de champ et étendre l’analogie entre Claude et Mahoudeau au groupe des artistes dans son entier. En effet, on ne dit pas assez que L’Œuvre a toujours été pensé par Zola comme le roman d’un groupe – comme des Scènes de la vie de bohème sur un mode tragique. La toute première mention de Mahoudeau, qu’on doit à Sandoz, en témoigne : 

Dis donc, est-ce que tu viens dîner jeudi ?… Ils y seront tous, Fagerolles, Mahoudeau, Jory, Gagnière. »
Chaque jeudi, on se réunissait chez Sandoz, une bande, les camarades de Plassans, d’autres connus à Paris, tous révolutionnaires, animés de la même passion de l’art8.

6La solidarité entre les artistes présente un intérêt diégétique (c’est la structure du roman) et une valeur symbolique et axiologique en ce qu’elle atteste la « fraternité d’art »9 – expression qui apparaît dans les notes préparatoires de Zola (f° 368/21).

7Celles-ci, publiées sous le nom La Fabrique des Rougon-Macquart, nous fournissent de précieuses indications sur le statut que Zola accorde au sculpteur, qualifié de « paria »10 (f° 127), et plus généralement à la sculpture : « J’aimerais à avoir un sculpteur (…) On dit que nos sculpteurs sont plus grands que nos peintres : à voir (…) Je ferai alors de mon Dieu, de mon Courbet un sculpteur, pour avoir une paire. »11 (f° 293) Ainsi, la sculpture possède une dimension à la fois spécifique et spéculaire par rapport à la peinture. Mais L’Œuvre ne sera pas un roman à thèse, puisque Zola s’interroge encore tant sur le versant symbolique : « La sculpture est-elle le plus grand de nos arts ? » (f° 238) que sur le plan de la diégèse : « Se méfier de ne pas faire tous des ratés. – Celui-ci pourrait être très heureux à la fin, à voir. »12 On aura remarqué que Zola a recours, par deux fois, à l’expression « à voir ».

8En dépit de certaines affirmations un peu péremptoires de Patrick Brady, il semble que Zola n’a pas tranché au terme de la rédaction. En effet, si l’on parcourt l’ensemble de L’Œuvre où il apparaît régulièrement, le sculpteur Mahoudeau tient à la fois de l’artiste raté (il n’a pas eu les Beaux-Arts, il peine à exposer au Salon), du naturaliste qui s’ignore (« je vais leur en coller, de la chair, et de la vraie, pas du saindoux comme ils font ! »13), du génie inconscient (« il posait pour la force, il s’ignorait et méprisait la grâce »14, mais « en arrivait à la grâce malgré lui »15) et surtout du Pygmalion maudit, puisque sa statue ne « s’anim[e] tout entière 16» que pour s’effondrer aussitôt dans son atelier. Zola avait projeté dès les notes préparatoires une « scène de grand effet 17 » (f° 127), et elle demeure assurément l’une des plus puissantes du roman.

La chute de la statue ou l’avortement du chef-d’œuvre

9Avant de commenter la scène du chapitre viii où la Baigneuse s’écroule dans l’atelier, revenons un instant aux notes de Zola : « Mahoudeau se précipite, veut la soutenir au risque d’être écrasé. Cette grande femme dans ses bras. Claude l’aidant, par fraternité d’art. Leur lutte à tous deux.18 » On sent bien, derrière le style télégraphique, le potentiel épique que trouvait Zola à un épisode qui répond à son projet initial pour le roman : « Genèse de l’œuvre d’art, la nature embrassée et jamais vaincue.19 » (f° 1) Mais nous poserons une autre question : Mahoudeau est-il l’auteur d’un chef-d’œuvre inconnu, inconnu car avorté ? L’avortement est une hantise de Zola, qu’il s’agisse d’enfants (on le verra assez dans Fécondité20) ou d’œuvres d’art. Et la chute de la Baigneuse couronne une série d’échecs de Mahoudeau : il a été expulsé de son ancien atelier (une grande boutique dans la rue du Cherche-Midi), a rompu avec son associé et a été quitté par sa maîtresse Mathilde.

10Or ces mésaventures ont une responsabilité immédiate dans la perte de la statue. Dès les notes préparatoires, Zola pense qu’il faut « garder le second atelier pour l’écroulement de la statue 21 » (f° 369), non pas pour le décor, mais parce que le lieu où vit Mahoudeau est déterminant. C’est « parce qu’il vivait seul, dans un redoublement de misère »22, que sa statue n’est plus surveillée ; c’est parce qu’il y a l’eau des linges – ces linges qui serviront de linceul à la morte – que l’atelier est si froid ; et c’est enfin parce que le poêle est lent à chauffer que l’armature en bois va craquer. La survie du chef-d’œuvre dépend donc étroitement des conditions matérielles d’exercice, qui constituent une fatalité sociale de l’artiste. L’importance du poêle est soulignée, s’il en était besoin, dans la suite du chapitre, car il est à l’origine d’une dispute entre Christine et Claude : ce dernier retarde le moment de se coucher malgré le « froid de glace23 » qui règne dans l’atelier.

11Comme on l’a dit, la Baigneuse aurait dû être un chef-d’œuvre : Mahoudeau (avec une once de sarcasme) n’en attendait pas moins qu’une médaille au Salon. Par une ironie noire, Mahoudeau perd son chef-d’œuvre parce qu’il s’est cru Pygmalion : c’est quand il croit que sa statue prend vie qu’elle va à la mort. Quant à Claude, il est tellement fasciné par cette statue qu’il « crut avoir une hallucination 24 » en la voyant s’animer. Autant dire que ce fantasme de Pygmalion est la seconde cause de la lenteur avec laquelle les deux artistes comprennent ce qui est en train de se passer. Ce fantasme est aussi proche du fantastique, et l’on peut se demander avec Patrick Brady25 si Zola joue avec l’intertexte de La Vénus d’Ille de Mérimée.

12En tout cas, le décalage entre le monde du fantasme et celui du réel est souligné par un violent changement de registre entre, d’une part, l’analogie du narrateur qui correspond à la perception des personnages (« l’élan de douleur d’une femme qui se jette ») et, d’autre part, le cri du sculpteur quand il s’aperçoit que « ça casse, elle se fout par terre ! » Pourtant, loin de le mettre à mort, la réalité accouche d’un nouveau fantasme : « elle sembla lui tomber au cou, il la reçut dans son étreinte » ; et Claude doit le rappeler à l’ordre : « Ah ! bougre ! », avant que Mahoudeau ne conclue : « Chienne de misère, va ! 26 » C’est toujours la faute d’une femme…

13L’une des grandes réussites de Zola est d’avoir mêlé ces deux points de vue jusqu’à la fin de l’épisode. Ainsi, Claude, que l’émotion a gagné, est placé dans la position du lecteur, ou plutôt le lecteur est invité à entrer en empathie avec le peintre, cette fois spectateur, dont « les yeux se mouillaient, eux aussi, dans sa fraternité d’artiste ». L’étroite intrication des regards du sculpteur et du peintre atteste son importance. Certes, Claude change de ton en disant à Mahoudeau qu’il doit changer de vêtements pour le mariage, mais ce même mariage décrit à la page suivante est l’occasion d’amplifier l’aventure en étendant sa signification au groupe :

Ce fut ainsi que Christine, très émue au fond, sous son affectation d’indifférence, entendit pendant trois heures son mari et les témoins s’enfiévrer au sujet de la bonne femme à Mahoudeau. Depuis que les autres savaient l’histoire, ils en remâchaient les moindres détails27.

14Dès lors, dans l’oubli général de ce qui aurait pu être le jour le plus important d’une vie de couple entre Claude et Christine, s’ouvre une querelle d’interprétations sur la statue, querelle qui se présente comme un commentaire critique intégré au récit : « Jory et Gagnière discutaient la solidité des armatures, le premier sensible à la perte d’argent, le second démontrant avec une chaise qu’on aurait pu maintenir la statue. » Mahoudeau, lui, ressent après coup les séquelles de la chute, dans ce qui ressemble à un mal psycho-somatique : « Il avait les muscles froissés, la peau meurtrie, comme au sortir des bras d’une amante de pierre. » Mais surtout, en ce jour de noces, Christine a l’impression consternante que « cette statue de femme mutilée s’asseyait à la table avec eux » et qu’elle seule passionnait Claude, devenu narrateur, lui « dont le récit répété à vingt reprises, ne tarissait pas sur son émotion ».

15C’est encore suite à l’aventure que Claude rentre pensif, qu’il ne va pas se coucher, et que Christine se plaint à cause du poêle. Or, la dispute qui s’ensuit est des plus graves car elle marque la fin de toute vie sexuelle et même affective dans le couple. Le point d’orgue en est lorsque Claude rêve éveillé au ventre de la « bonne femme à Mahoudeau28 », provoquant une crise de larmes de Christine qui se sent trahie. Ce chapitre viii se conclut sur le fait qu’il y « avait là quelque chose d’irréparable, une cassure, un vide29 », autant de noms qui semblent décrire encore l’épisode de la statue. Tout se passe comme si Claude avait, dès ce moment, pris le relais du sculpteur – dans un premier temps en voyant la scène, dans un deuxième en la racontant, dans un dernier en la répétant. N’est-ce pas la définition même d’un traumatisme, qui vient redoubler celui de Mahoudeau ? Claude a, dès lors, intériorisé la fatalité du « génie incomplet (…) un peu en deçà ou au-delà par sa physiologie30 » (f° 265), et dont le chef-d’œuvre restera à jamais inconnu.

Servitude et grandeur de l’art

16Génie incomplet… ou génie tout court ? Car si Claude devient véritablement aliéné, ce qui lui donne un relief singulier au sein du groupe, tel n’est pas le cas de Mahoudeau. Qu’en est-il alors de leur différence de statut ? Le sculpteur est-il aussi un génie, comme se le demandait Zola dans les notes ? Il n’est pas facile de répondre à cette question, mais paradoxalement, on peut dire que Mahoudeau réalise un chef-d’œuvre encore plus inconnu que Claude. Sa destinée est moins noble, mais plus maudite peut-être, parce que l’échec le poussera à se trahir lui-même en se reconvertissant, à la fin de L’Œuvre, dans la production de « statuettes charmantes », de « petites choses gentilles »31 à l’usage des bourgeois disposés à l’entretenir. Le génie de Mahoudeau fera donc pire que virer à la folie comme celui de Claude : il sera normalisé et socialisé, à l’image du buste qu’il expose au Salon (« bien, sans importance »32), peu après la chute de la Baigneuse. Il aura enfin ajouté à l’échec le ressentiment, la « rancune enfin satisfaite », allant jusqu’à incriminer l’influence de Claude, en mauvais apôtre :

Enfin, moi, reprit Mahoudeau, ne m’a-t-il pas rendu idiot un moment ? Quand je songe à ça, je me tâte, je ne comprends plus pourquoi je m’étais mis de sa bande. Est-ce que je lui ressemble ? Est-ce qu’il y avait quelque chose de commun entre nous ?… Hein ? c’est exaspérant de s’en apercevoir si tard33 !

17Au vrai, les deux artistes incarnent deux destins possibles du génie en art : chef-d’œuvre inconnu ou trop connu, maudit ou consacré. La première fois que le lecteur entend parler d’une œuvre de Mahoudeau, la Vendangeuse, c’est quand Sandoz dit à Claude : « Dis donc, si nous allions chez Mahoudeau voir où en est sa grande machine ?34 » Le mot « machine », surtout dans la bouche de Sandoz, suggère une dimension métatextuelle : Mahoudeau, avec son « sacré tempérament35 », aurait pu être un grand sculpteur naturaliste (« c’était enfin la nature vraie qui perçait sous le dégonflement de l’ambition »36), comme Claude un grand peintre, à l’égal de Sandoz-Zola dans les lettres… Ce n’est pas un hasard si Mahoudeau a vingt-sept ans au début du roman, l’âge où Zola publie Thérèse Raquin. La référence à la Morgue y fait songer37 ; et sa Baigneuse, qui a la peau comme du satin38, ressemble à Nana.

18Comme Zola et comme Claude, Mahoudeau a la nostalgie des corps de femme bien en chair de la Renaissance, « furieux, parce que les beaux ventres s’en allaient : impossible d’avoir une fille avec un ventre propre39 ». Cela ne l’empêchera pas de sacrifier, peu à peu, à la mode rococo que condamne Zola, « l’élément femme », dirait-il, qui correspond aux Goncourt en littérature (ses rivaux inavoués avec Manette Salomon), ou à l’« épanouissement du joli » et l’« envie naturelle de plaire40 », peut-être une pique à Alphonse Daudet. En tout cas, d’après Sandoz, « ce gaillard a tout fait pour gâter son talent41 ». Victime du réel, Mahoudeau fait le choix du compromis avec la société, là où Claude s’enfonce dans une quête intérieure (même si lui aussi doit accepter, de temps à autre, des « travaux de commerce42 »).

19Quelle leçon tirer si l’on cherche à rapprocher les deux destins ? L’un et l’autre ont tenté un chef-d’œuvre naturaliste et c’est lui qui reste inconnu – l’un se dé-naturant dans le rococo avec une Nana qui revient à l’esthétique d’Alexandre Cabanel, l’autre se sur-naturalisant dans le symbolisme façon Gustave Moreau. Étrangement, le chef-d’œuvre inconnu dans L’Œuvre, c’est donc le naturalisme, du moins dans la peinture et la sculpture (car il y a Sandoz). Le sculpteur Mahoudeau reste un artiste qui s’ignore et se méprend sur les potentialités qu’il aurait dû développer. Plus globalement, le roman se ressent du chagrin de Zola critique d’art43, déçu par la peinture qui s’appelle « impressionniste » depuis qu’elle a pignon sur rue, et ne trouvant plus guère de motif d’espoir dans les peintres du temps. Quant à la condition des artistes, elle illustre aussi bien les ravages que la valeur suprême, toujours rappelée, de la recherche de l’absolu.

20L’aspiration au chef-d’œuvre déclenche des catastrophes en chaîne qui le vouent peut-être à demeurer inconnu. Dans Travail, le deuxième des Quatre Évangiles, Zola écrira : « L’œuvre portait son créateur, elle ne lui devenait funeste, elle ne l’écrasait que le jour où lui-même l’abandonnait. »44 Est-ce à dire que la chute de la statue, l’échec du tableau dans L’Œuvre sont le prix à payer pour que le romantisme meure une bonne fois pour toutes, et que l’on reconstruise sur ses débris ? Zola hésite à conclure de façon si tranchée : Sandoz a beau en appeler « à la raison et à la solidité de la science » dans sa dernière allocution, sa voix est soudain « altérée d’une émotion profonde »45 – pareil à Claude quand s’effondre la statue, pareil à Zola dans ses notes préparatoires46 – à la pensée que les grands artistes seront toujours étranglés par l’idéal.