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L'artiste en récits (revue Trans-)

L'artiste en récits (revue Trans-)

Publié le par Marc Escola (Source : Carola Borys)

À partir de la fin du XVIIIe siècle, la littérature européenne est peuplée de nombreux personnages artistes, notamment dès lors que le Künstlerroman devient un modèle central dans la littérature allemande avec le Romantisme. Ce « roman de l’artiste » permet une réflexion à la fois sur l’individu et sa création, mais aussi sur les liens qui unissent littérature et art en général. Dans sa thèse soutenue en 1922, mais publiée en 1978, Herbert Marcuse étudie cette tradition qui s’étend de Novalis à Thomas Mann[1]. Il adopte une perspective hégélienne selon laquelle ce modèle narratif naîtrait avec l’affirmation de l’artiste moderne, à savoir un artiste qui cesse d’être une émanation de sa propre communauté et qui devient une forme de vie particulière en développant une certaine tension avec la société. Marcuse identifie deux modèles principaux du roman de l’artiste : un modèle romantique, dans lequel l’artiste poursuit son idéal esthétique en se détachant finalement du monde bourgeois dominé par l’utilitarisme, et un modèle qui converge dans le roman de formation, dans lequel le conflit entre éthique et esthétique qui régit la vie de l’artiste se résout dans le renoncement à l’art avec l’accès à l’âge adulte, au mariage, ou en faveur d’une profession plus utile à la société –  c’est le cas du Wilhelm Meister (1795-1796) de Goethe ou du Henri le Vert (1880) de Gottfried Keller. Si, pour l’artiste en tension avec la société, la réintégration dans la communauté est un objet de nostalgie, par l’acte de renoncement du personnage, la communauté est symboliquement récupérée. 

Quelles fonctions, justement, ces artistes en récits ont-ils dans les textes ? Ne peut-on pas considérer la figure littéraire de l’artiste comme un moyen pour les écrivains de réfléchir à leur propre travail, au statut de l’art, à la nature des œuvres d’art et à la relation entre les différents arts ? Comment la représentation de l’artiste invite-t-elle des écrivains à réfléchir sur leurs propres pratiques et sur les phénomènes de trans- disciplinarités sur lesquelles elles sont parfois fondées ? Comment ces problématiques entrent-elles particulièrement en jeu lorsqu’on aborde les corpus de manière comparatiste ? et de quelle manière les représentations de l’artiste entrent-elles en écho les unes avec les autres, selon les époques, les aires linguistiques et culturelles, les sociétés dans lesquelles elles trouvent leur place ? Quelles considérations ces mises en comparaison peuvent-elles induire ?

Le prochain numéro de la revue TRANS- vise à explorer les déclinaisons narratives possibles des représentations de l’artiste dans ses implications théoriques, esthétiques et narratologiques, en élargissant le discours au-delà du seul genre du roman, en incluant également l’étude du rôle des personnages secondaires artistes dans les récits, et en considérant un horizon temporel allant de l’ultracontemporain à l’utilisation de l’anecdote et de la narration dans l’écriture artistique prémoderne.

Plusieurs axes peuvent-être interrogés, bien que cet exposé ne puisse être considéré comme exhaustif. 

Qu’est-ce que des « romans de l’artiste » ? Comment peuvent-ils être rapprochés les uns des autres et quelles limites donne-t-on à cette désignation ? Il sera ainsi possible de questionner les frontières du récit de l’artiste, en envisageant les différents genres dans lesquels il se décline (biofiction, autobiographie, etc.). Cette réflexion générique semble indispensable à toute analyse des fonctions même du modèle.  

Une autre possibilité d’investigation concernerait les variations de la figure de l’artiste comme forme de vie en tension avec la bourgeoisie, à partir de laquelle le roman interroge la création en parallèle avec la naissance de l’esthétique moderne et le développement de la pensée sur l’autonomie de l’art. On pourra donc se confronter aux affirmations de Marcuse à l’égard des deux modèles de roman de l’artiste pour identifier d’autres modèles ou examiner quelle réponse les œuvres individuelles apportent à la question de la nature de la relation de l’artiste à la société et à la notion de communauté.

Plus largement, en accordant une attention particulière à la littérature contemporaine, on pourra se demander si cette tension qui sous-tend le roman d’artiste de type romantique est toujours d’actualité. Ainsi, dans un livre qui, près de cent ans après la thèse de Marcuse, revient sur la tradition du roman de l’artiste européen avec une perspective théorique et comparatiste, Peter Zima assure que le roman de la postmodernité ne présente plus l’art comme un idéal, laissant seulement la place à la possibilité d’une parodie du roman de l’artiste[2] .

Une perspective socio-culturelle est également envisageable : comment la littérature parle-t-elle de l’art en tant que travail ? En d’autres termes, quels sont les portraits possibles de l’artiste en tant que travailleur[3] que la littérature nous offre ? Comment l’artiste se confronte-t-il au marché, en particulier dans un monde marqué par la précarisation ? Comment est décrite la relation de l’artiste avec la pluralité des figures professionnelles du monde de l’art[4] et que l’on retrouve, par exemple, dans La carte et le territoire de Michel Houellebecq ?

L’intermédialité constitue une autre approche possible : comment les différents arts sont-ils traduits dans le medium littéraire[5], et quelles particularités cette mise en scène soulève-t-elle dès lors que l’artiste (ou les artistes) sont eux-mêmes mis en récit ? Quelles sont leurs limites mutuelles ? Quelle est la raison d’un éventuel choix iconotextuel pour le récit de l’artiste ? Dans ce cadre, comment le discours des arts est-il intégré au récit (dialogues, digressions, essai, etc.) et comment la relation entre l’auteur et le héros se développe-t-elle à partir de ce discours ?  

En outre, comment la mise en scène de l’artiste peut-elle interroger les limites même des conditions de sa représentation ? De nombreux romans de l’artiste font intervenir des motifs spéculaires voire des mises en abyme, démultipliant les points de vue et mettant à mal les canons d’une représentation réaliste traditionnelle. Comment la mise en récit de l’artiste peut-elle interroger les formes d’art dans lesquelles elle s’inscrit ?

Enfin, on peut envisager une réflexion de genre. « Les femmes sont incapables de peindre, incapables d’écrire... », cette phrase de Mr Tansley obsède Lily Briscoe dans Vers le phare (1927) : en considérant la création comme un mode de subjectivation, il sera possible d’interroger les éventuelles spécificités du récit de l’artiste femme, et les modalités vocationnelles (ou non) qui donnent lieu à la parabole de l’artiste.  

En même temps, il ne faut pas oublier les artistes manqués, car le renoncement éventuel des personnages artistes sous-entend toujours un questionnement sur la possibilité de l’œuvre de la part de celui qui écrit. De nombreux artistes sont considérés comme tels bien qu’ils n’aient pas produit d’œuvre, comme le personnage de Bobi Bazlen dans Le stade de Wimbledon (1983) de Daniele del Giudice[6]. Quel(s) statut(s) ces artistes ont-ils au sein de l’ensemble des récits de l’artiste ? Ces réflexions nous amèneront à nous demander ce qui définit l’artiste en dehors de son œuvre, s’il existe finalement une identité de l’artiste indépendamment de son œuvre.

Ce sujet se veut ouvert sans contraintes de période ni de genre. Une approche comparatiste est, en revanche, exigée. Les propositions d’articles (3000 signes), accompagnées d’une brève bibliographie, doivent être envoyées le 15 mai 2024 au plus tard, en fichier .DOC ou .RTF à l’adresse lgcrevue@gmail.com. En fichier séparé, le collaborateur/la collaboratrice enverra sa présentation personnelle. Les articles retenus seront à envoyer pour le 1er octobre 2024. 

Nous rappelons que la revue de littérature générale et comparée TRANS- accepte les articles rédigés en français, anglais, espagnol et italien. Le Comité évalue les propositions selon leur pertinence par rapport à l’appel, l’originalité de leur corpus, leur approche comparatiste ou leur qualité de réflexion théorique sur le thème proposé. Les articles ayant fait l’objet d’une publication antérieure (article, ouvrage, chapitre d’ouvrage), y compris dans une autre langue, ne seront pas retenus.

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[1] Herbert Marcuse, Schriften I. Der Deutsche Künstlerroman, Frankfurt-am-Main, Suhrkamp, 1978.
[2] Peter V. Zima, Der europäische Künstlerroman. Von der romantischen Utopie zur postmodernen Parodie, Tübingen et Bâle, A. Francke Verlag, 2008.
[3] Pierre-Michel Mengers, Portrait de l’artiste en travailleur. Métamorphoses du capitalisme, Paris, Seuil - La République des Idées, 2002.
[4] Howard Becker, Les mondes de l’art, traduit par J. Bouniort, Paris, Flammarion, 1988.
[5] On pense, pour la peinture, aux recherches de Bernard Vouilloux. 
[6] Jean-Yves Jouannais, Artistes sans œuvre. « I would prefer not to », Vanves, Hazan, 1997.