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Le détour (revue A.R.T.)

Le détour (revue A.R.T.)

Au sein de l’unité de recherches ICD de Tours, la revue A.R.T (« Ateliers de Recherche Transdisciplinaire ») permet aux doctorants qui le souhaitent de participer à l’interdisciplinarité du laboratoire à partir de leurs recherches doctorales.

Le détour est dans son sens premier, géographique, « le tracé, le trajet, l’itinéraire qui s'écarte de la ligne droite, du chemin direct » (Dictionnaire de l’Académie française). Élément contraint qui empêche de parvenir droit au but, il se pense dans son rapport à l’objectif que l’on se fixe. Étymologiquement, il appartient à une famille largement représentée en français, celle de tour, tourner, issue du latin technique tornare, « façonner au four » (déverbal de tornus, « tour de potier », terme lui-même emprunté au grec τόρνος de même sens), et ayant supplanté les deux familles que sont torquere, « tordre », et uertere, « tourner, faire tourner ». L’image de la forme qu’on modèle est celle qu’on trouve dans le « tour » du potier, ou lorsqu’on parle de « tourner le bois, l’ivoire ou un métal »[1]. Le sens de tourner s’est progressivement élargi pour signifier le fait de « mouvoir autour d’un axe », puis simplement de « remuer ». C’est à partir de cette extension de sens que tourner a acquis les sens de uertere, radical encore présent dans convertir ou pervertir, pour signifier un changement de direction. De là détourner, qui a le sens de « écarter quelqu’un d’une direction donnée », et son déverbal détour, qui, dans le français médiéval, signifie un « endroit à l’écart », avant d’être un supplément d’itinéraire. Cette étymologie rappelle que le détour est d’abord une contrainte que l’on subit. Si Ulysse est « le héros aux mille détours » (Od., I, 1), c’est parce qu'il est empêché par la colère de Poséidon de rentrer à Ithaque. En revanche, ses péripéties le font progresser et revenir riche d’expériences et de sagesse. Il devient alors « le héros aux mille tours », l’Odyssée jouant de l’ambiguïté de l’adjectif grec πολύτροπος [polytropos], qui peut autant avoir un sens géographique qu’un sens psychologique. Se dessine ici un second aspect du détour, celui de la médiation nécessaire qui permet de parvenir plus riche à son objectif. C’est là l’un des éléments topiques de l’art en général qui, par distinction de la vie active, nous permet un regard plus précis et plus juste sur nous-mêmes. C’est ce que Ricœur a développé dans sa théorie des trois mimésis, où la mimésis III est celle par laquelle le lecteur se configure à sa lecture : l’herméneutique littéraire permet de construire son identité personnelle. C’est une thèse proche que développe Martha Nussbaum dans Les Émotions démocratiques ou La Fragilité du bien, pour qui l’étude des œuvres littéraires nous permet de résoudre les dilemmes moraux auxquels nous sommes confrontés. 

Le détour implique également d’acter l’existence d’une multiplicité des trajectoires possibles à emprunter, rappelant par là même la pensée rhizomatique développée par Deleuze et Guattari dans Milles Plateaux. En s’opposant ainsi à la trajectoire comme un déterminisme absolu, nous inviterons les contributeurs à s’intéresser aux modèles comme matrice de la création artistique : Que la presse ait qualifié Ornette Coleman d’outsider à la sortie de son disque Free Jazz (1960) ne fait pas lui un destructeur des canons du jazz qui lui ont précédé, mais rappelle toute l’ambiguïté pour un artiste qu’implique de se détourner de ses modèles. En somme c’est une façon, pour O. Coleman, de « composer superficiellement avec la culture dominante, grâce à un sens consommé de la dissimulation, du détournement et de l’esquive » (Béthune, 2008 : 64). 

Plus généralement, on peut se demander si le détour ne constitue pas le propre de la création artistique, qui procède systématiquement par médiations et contournements. Dans la théorie rhétorique antique, le τρόπος [tropos] signifie, au-delà de son sens premier de « tour, détour », toute figure qui s’écarte du langage courant. Ce trope, que l’on désigne quelquefois comme « figure de style », marque la distance que suppose toute image et toute expression. C’est à propos de la Bible que Georges Gusdorf dans son histoire de l’herméneutique résume le mieux cette idée en parlant d’un « dire qui, faute de pouvoir se dire souverainement dans l’instant, multiplie les approches, les expressions et formules, sans parvenir à surmonter le malentendu fondamental de la communication », avant d’ajouter : « La multiplication des analogies, des métaphores, des paraboles et détours en tous genres ne peut parvenir à compenser, par des produits de substitution, cette absence essentielle de l’absolu » (Les Origines de l’herméneutique). La périphrase, souvent définie comme un détour (par Bernard Lamy au XVIIe siècle, « détour que l’on prend pour éviter certains mots qui ont des idées choquantes », ou encore par Roland Barthes, « détour de langage que l’on fait pour éviter une notation tabou »), est ainsi une figure que l’on pourrait interroger pour l’écart qu’elle implique par rapport à la désignation propre et directe. 

De plus, considérer le détour comme un acte nous permet d’interroger la création artistique en tant que processus. « Se détourner de » peut être, pour l’artiste, un moteur de création transversale, à l’image de l’adaptation cinématographique de la pièce de théâtre d’Agnès Jaoui, Cuisine et Dépendances (1993). En important le quiproquo théâtral sur grand écran, le réalisateur contourne, voire détourne, les mécanismes narratifs traditionnels du genre. De son côté, David Lynch use du détour comme un synonyme de fantasmagorie et lui permet de noyer l’intrigue dans une myriade de divagations remettant en question la notion même de signification au cinéma – une caractéristique du réalisateur que nous pouvons apprécier dans l’évolution de l’écriture narrative de sa série Twin Peaks (1990-2017). Nous encouragerons ainsi les contributeurs à interroger ce détour de l’idée platonicienne d’une prévalence du logos (sens, signification) sur la phônê (sonore, corporel et sensitif).

On pourrait alors interroger le projet de certains auteurs comme Marcel Cohen qui souhaitent se détourner de la littérature pour s'en tenir aux faits, ou encore les partisans d’une « écriture blanche ». Enfin, nous soulignerons également le choix d’autres auteurs de mettre en relief le détour que suppose la littérature et, par extension, la nécessité de clefs de lecture. De Lycophron à Brecht, il s’agit de briser l’illusion romanesque en mettant en valeur les détours que suppose l’écriture. Les deux attitudes se renvoient néanmoins dos à dos par leur méfiance pour les codes habituels de la narration malgré le recours à ces procédés. Des articles pourraient alors questionner aussi bien le refus des détours que constituent les tropes littéraires que l’exaltation de ces digressions, périphrases et énigmes. 

Toute image, en tant que représentation, n’est-elle pas détour ? L’image est-elle nécessairement esclave de la représentation ? Ne cessant d’être fuyante par nature, la signification plurielle de l’image est perpétuellement changeante, pour cause de sa dépendance au référentiel qui l’interprète. De ce fait, l’interprétation constitue un sujet qui trouvera toute sa place dans ce numéro, un détour bien connu des musiciens dont la relecture quotidienne des partitions léguées par le passé est parfois l’activité artistique principale.

Des contributions attentives aux questions de rhétorique, stylistique, histoire des arts seront appréciées, tout comme celles qui considéreront la notion dans sa primeur géographique. 

La revue A.R.T s’adresse prioritairement aux doctorants de l’équipe de recherche ICD, mais est prête à publier les travaux de doctorants d’autres laboratoires. Tous les domaines de recherches sont invités à participer afin que la revue soit représentative de l’interdisciplinarité propre à ce laboratoire.

Les doctorants intéressés sont invités à envoyer – avant le 15 avril 2024 – une proposition de 2500 signes, en français ou en anglais (en format docx ou odt – le titre du fichier présenté sous la forme NOMPrénom-Discipline-ART), comportant un titre, cinq mots-clés ainsi qu'une brève présentation personnelle, à Cécile Margelidon (margelidon.cecile1@gmail.com ), Thibaut Marin (thibmar@hotmail.fr) et à Rodolphe Perez (rodolphe.perez@univ-tours.fr).

La décision sera notifiée aux auteurs par courriel avant le 30 avril 2024.

Les articles, entre 15 000 et 35 000 signes ponctuation comprise, seront à rendre avant le 15 juin 2024, pour une publication en automne 2024. Les langues acceptées sont le français et l’anglais.

Bibliographie

Béthune, C., Le Jazz et l’Occident, Culture afro-américaine et philosophie, Paris, Klincksieck, 2008.

Bonnier, X., « Le cheval emplumé », Poésie et périphrase à la Renaissance, Paris, Classiques Garnier, 2022.

Cavallin, J.-C. (dir.), Le Mot propre et la périphrase. Du tour précieux à « l’objet tu », Paris, Classiques Garnier, p. 7-20, 2014.

Coste, C., Roland Barthes ou l’art du détour, Paris, Éditions Hermann, 2016. 

Deleuze, G. & Guattari, F., Mille plateaux, Paris, Éditions de Minuit, 1980.

Fumaroli, M., Lire les arts dans l’Europe d’Ancien Régime, 2019.

Girard, R., Mensonge romantique et vérité romanesque, Grasset & Fasquelle, Pluriel, 1961.

Gusdorf, G., Les Origines de l’herméneutique, Payot, 1988. 

Ingold, T., Une brève histoire des lignes, trad. de l’anglais par S. Renaut, Zones sensibles, 2011.

Nussbaum, M. La Fragilité du bien. Fortune et éthique dans la tragédie et la philosophie grecques, trad. de l’anglais (USA) par Gérard Colonna d’Istria et Roland Frapet, avec la collaboration de Jacques Dadet, Jean-Pierre Guillot et Pierre Présumey, Éditions de l’éclat, 2016.

-, Les Émotions démocratiques : comment former le citoyen du XXIe siècle, trad. de l’anglais (USA) par Solange Chavel, Flammarion, Champs, 2011. 

Ricœur, P., Temps et récit, vol. 1, Seuil, 1983.

Souriau, E., Les différents modes d’existence, Paris, Presses Universitaires de France, 2009.


 
[1] Une image qui, par ailleurs, n’est pas sans rappeler celle du sculpteur, développée par le philosophe Etienne Souriau dans Les différents modes d’existence, un exemple dont il se sert pour définir le processus de création artistique comme une trajectoire à façonner.