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L’artificialisation des espaces naturels et ses représentations dans le paysage en littérature, XIXe-XXe s. (Orléans)

L’artificialisation des espaces naturels et ses représentations dans le paysage en littérature, XIXe-XXe s. (Orléans)

Publié le par Marc Escola (Source : Grégoire Tavernier)

Appel à communications

Journée d’études annuelle CEPOC (Université d’Orléans) / 19 juin 2024

« L’artificialisation des espaces naturels et ses représentations dans le paysage en littérature (XIXe-XXe siècles) » 

Depuis la fin des années 2010, le phénomène de l’artificialisation des sols (avec ses variations lexicales : bétonnisation, étalements urbains…) est entré dans l’agenda politique et médiatique français, au nom des impératifs de lutte contre le réchauffement climatique, de défense de la biodiversité, ou de souveraineté agricole. Il faut dire que le phénomène a pris une ampleur considérable. À en croire l’Observatoire national de l’artificialisation des sols, plus de la superficie d’un département en France métropolitaine est consommé tous les dix ans[1]. À ce constat, rendu brûlant par la multiplication des ZAD luttant sur le terrain contre de « grands projets inutiles » et « nocifs », les pouvoirs publics ne répondent guère que par de lointaines planifications (loi ZAN votée en 2021, amendée l’été dernier par le Sénat), diluées dans le temps (horizon 2031 puis 2050) et empêtrées dans le mille-feuille administratif des collectivités territoriales. C’est dire que la logique cumulative qui prévaut dans l’aménagement des territoires n’a pas été pour l’heure vraiment repensée. L’atteste le déploiement, « massif », de nouvelles sources d’énergie (solaire, éolienne, terrestre et maritime), en plus des infrastructures existantes (hydraulique, nucléaire), dans l’optique de mix énergétiques qui sont aussi et surtout des additions d’infrastructures, au service de la croissance. Toute expérience nocturne du paysage rend sensible ces empilements successifs : les lumières artificielles multipliées sont bien en passe de « tu[er] le clair de lune »[2]. 

Ces empiètements de l’espèce humaine, qui ont connu une accélération majeure lors des Trente Glorieuses (programme des « villes nouvelles » en 1965), gagnent cependant à être resitués dans le temps. Les historiens et les géographes l’ont montré[3] : il faut remonter, en Europe du Nord (Angleterre[4], Belgique, Pays-Bas), et en France, à la première révolution industrielle, pour observer de lourdes révolutions de terrain, sans commune mesure avec les aménagements précédents de la campagne et de la ville. Un saut quantitatif et qualitatif a été franchi, accompagné par les pouvoirs publics. En France, le décret de 1810 a par exemple libéré l’industrie des gangues de la « police des circumfusa » de l’Ancien Régime qui régulait l’implantation de nouvelles manufactures[5]. Dès le premier XIXe siècle, l’anthropocène[6] se manifeste donc, sensiblement, par un nouveau partage des espaces : le bourgeois industriel rend visible son nouveau règne par des infrastructures en chaîne, qu’il distribue dans le paysage. Extraction du charbon, transports et communications (chemins de fer et télégraphes), docks et manufactures, « villes noires » et « villes neuves » (qui mettent en regard, parfois dans un même canton, le negotium et l’otium modernes[7]) : les indices de ces empiètements sont innombrables. Et ils sont d’autant plus spectaculaires qu’ils sont aussi verticaux, puisque les cheminées d’usine s’élèvent également dans le paysage, prolongées par leurs signaux de fumées. Les métropoles (Paris, Londres, Hambourg) saturent les horizons : la « ville allongée » se double d’une « ville debout », suivant un double mouvement d’extension qui gagne aussi les villes secondaires, ce dont Gracq rend bien compte, à Nantes, dans La Forme d’une ville (1985). Ces étalements ne s’arrêtent guère, à terme, qu’au seuil des Parcs Naturels Régionaux, dont le pilotage national date des années 1960 : patrimonialisation du paysage qui a aussi, par ailleurs, son envers[8].

Le paysage, en tant que genre, pictural[9] mais aussi littéraire, en expansion au XIXe siècle, est un témoin privilégié de ces révolutions de terrain. Défini par Baudelaire comme un « lambeau arraché à la planète »[10], il configure, dans les cadres qu’il dessine[11], ces nouveaux paysages anthropisés, qui sont aussi arrachés à la nature, sauvage ou rurale, par l’homme bâtisseur ; il renouvelle par là-même toute une série de paysages traditionnels, discrètement artificialisés (la campagne romaine, les petites ville regroupées entre leurs murs), et parmi eux, le paysage de ruines, dont le paysage en voie d’artificialisation prend en quelque sorte le relais. Au récit des civilisations éteintes, soumises à l’action des grandes scènes telluriques, il substitue le récit d’une civilisation nouvelle, libérale-industrielle, que caractérise une nouvelle délimitation des espaces ruraux et agricoles, dont les parcelles sont élargies et parfois encloses[12], de nouvelles « luttes des places », que l’espèce humaine s’approprie au détriment des non-humains, selon le partage naturaliste du monde qui prévaut dans les représentations collectives. C’est aux représentations de ces anthropisations spectaculaires que nous voudrions d’abord être attentifs.  

Parce que le paysage est le témoin des nouvelles modalités d’artificialisation des espaces naturels, il se fait aussi jauge de ces mutations. Ce sont ces « moralités » du paysage que nous souhaiterions également discuter lors de cette journée d’études. À partir d’exemples paysagers, on pourra ouvrir une réflexion de nature archéologique, propre à réinscrire les débats actuels dans une histoire longue qui les informe. Notre hypothèse est la suivante : nombre de grilles évaluatives, convoquées pour discuter aujourd’hui les empiètements humains dans l’espace, ont déjà été problématisées, avec leurs expressions propres, dans le genre du paysage issu de la première révolution industrielle. Au service de cette enquête généalogique, qui implique un léger recul dans le temps, on privilégiera des représentations paysagères situées entre la première révolution industrielle et la fin des Trente Glorieuses. 

On s’appuiera en particulier sur des représentations littéraires, mais sans exclusive. L’étude de supports picturaux, photographiques, cinématographiques, pourra aussi être la bienvenue. Diverses approches pourront aussi être utilisées (écopoétique, géocritique[13], histoire des représentations ou histoire environnementale). À travers les exemples mobilisés, issus de l’aire culturelle française ou de ses plus proches voisins européens, on pourra notamment faire jouer les trois grilles d’appréciation suivantes. 

1.     Esthétiques du paysage en voie d’artificialisation

Quelles catégories esthétiques permettent de penser l’artificialisation des espaces naturels ? Est-elle saisie par les différentes déclinaisons dysphoriques du laid (comme les prémisses de « la France moche » évoquée par Télérama en 2010) ? Ou bien à l’horizon du beau, du pittoresque, du sublime « industriel » (Verne) ou de la métropole, appliqué en poésie aux « villes énormes » (Baudelaire), piranésiennes (Rimbaud) ou « tentaculaires » (Verhaeren), ou plus tard de science-fiction ? Autant d’angles et d’expériences esthétiques qui tournent le dos aux paysages de la campagne traditionnelle ou du locus amoenus, anachronique. On pourra aussi tenir compte des ancrages phénoménologiques[14] et des dispositifs optiques[15] qui contribuent à ressaisir et re-focaliser le paysage : les vues coulissantes depuis le train ou le bateau à vapeur, les vues surplombantes des villes en expansion depuis le ballon (ainsi la « vue de Paris » en ballon en 1855) ou bientôt l’avion. On pourra également s’intéresser aux nouvelles infrastructures avec lesquelles les institutions culturelles familiarisent artistes et spectateurs, et préparent de nouvelles normes paysagères (le rôle des Expositions universelles et les « halles des machines » montées depuis 1851, ou des concours poétiques organisés par l’Académie française sur des sujets comme la « machine à vapeur » ou « l’isthme de Suez »[16]).

2.     Utilités du paysage en voie d’artificialisation

Comment les représentations paysagères s’articulent-elles aux critères de l’utile et du nuisible ? Comment, plus précisément, s’arriment-elles à l’archi-critère du « progrès », pour en interroger les composantes (progrès matériel et/ou moral et/ou sanitaire) ? Il sera intéressant d’examiner comment le paysage met en crise les méta-récits de l’émancipation collective et de la « modernité technico-scientifique »[17], en symbolisant dans le paysage un ordre démocratique dysfonctionnel[18], puisque les débordements de la ville sont aussi affaire de relégations sociales ; par exemple dans les paysages de « zones », marqués comme chez Aragon par la « pagaie pathétique » des habitats et de leurs habitants[19]. Ces débats sont structurants et anciens. La publication des Chants modernes par Du Camp en 1855, à l’issue de l’Exposition universelle de Paris, par les réactions qu’elle suscite, montre comment se structure un champ de forces antagonistes autour du progrès[20]. Les disciples de Saint-Simon, chantres du progrès industriel, à l’œuvre sur le terrain[21], participant au creusement du canal de Suez, et les anti-modernes, vitupérant contre les usages productivistes du paysage (Barbey d’Aurevilly, Huysmans, plus tard et dans une autre perspective Giono), ou bientôt, à la fin des Trente Glorieuses, contre le paysage industriel et pavillonnaire (Tristes campagnes ou Vers la banlieue totale de Charbonneau), pourront par exemple faire l’objet d’une attention particulière. 

3.     Ontologies du paysage en voie d’artificialisation

À quelles valeurs morales ou spirituelles s’adossent les représentations des mutations paysagères ? Au nom de quelles axiologies, « ontologies » ou « cosmologies »[22], l’empiètement dans l’espace naturel est-il appréhendé ? De quels présupposés faut-il partir, en termes d’« identification » des acteurs en jeu dans le morceau paysager et de « relation » entre l’espèce humaine et les autres espèces ? On pourra ici repréciser la nature des ontologies mobilisées dans les paysages anthropisés par les écrivains des XIXe et XXe siècles. Y a-t-il des regards alternatifs au dualisme naturaliste ou qui en assouplissent la frontière ? On pourra, entres autres, s’intéresser aux ontologies spiritualistes des anti-modernes (le paysage du Trône et de l’Autel) ou des amateurs de la wilderness[23], à des ontologies animistes ou panthéistes, auxquels peuvent se référer les tenants d’une écologie romantique[24] ou « républicaine »[25]. On pourra aussi examiner des paysages dont l’artificialisation est dénoncée au nom d’ontologies immanentes et continuistes. Alors le paysage n’incarne plus les intérêts des humains ou de divinités projetées sur lui, mais évoque la perturbation d’une unité du vivant, de « communautés hybrides » (Latour) orchestrée par quelques fauteurs de trouble privilégiés (catégorisés dans des entrées sociales, genrées, coloniales…). Dans l’éventail de ces ontologies, c’est tout un ensemble de profanations du paysage qui pourront être étudiées, profanations d’un ordre sacré ou naturel, ou même, dans une sphère plus affective, d’un ordre intime et localisé du paysage.  

Calendrier :

les propositions de communications (titre et court résumé) sont à faire parvenir, d’ici au 15 mars 2024, à l’adresse suivante : gregoire.tavernier@univ-amu.fr. Les auteurs des communications retenues seront prévenus d’ici à la fin du mois de mars 2024.

Comité scientifique :

Aude Bonord (Université Montpellier 3), Jean-Christophe Cavallin (AMU), Aude Jeannerod (UCLy), Alain Romestaing (Université Clermont-Auvergne), Julien Vincent (Université Panthéon-Sorbonne), Alexis Vrignon (Université d’Orléans).


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[1] Voir les données statistiques publiées sur le site de l’Observatoire national de l’artificialisation des sols. La loi Climat et résilience définit ainsi (article 192) l’artificialisation : « l’altération durable de tout ou partie des fonctions écologiques d’un sol, en particulier de ses fonctions biologiques, hydriques et climatiques, ainsi que de son potentiel agronomique par son occupation ou son usage ».
[2] Selon le mot de Filipo Tommaso Marinetti dans son Premier manifeste futuriste (1909). 
[3] Jean-Robert Pitte, Le Paysage français de la préhistoire jusqu’à nos jours [1983], Tallandier, 2003, p. 267 : « De même manière que la technique et les mentalités, le paysage avait évolué depuis le haut Moyen-Âge avec une sage lenteur. Il se transforme soudain, et c’est toute son échelle qui se dilate […]. L’industrialisation est une secousse pour le paysage qui, brusquement, est atteint de gigantisme ». 
[4] Outre-manche, on se reportera à l’ouvrage de Charles-François Mathis, In Nature We Trust : les paysages anglais à l’ère industrielle (Paris, PUPS, 2010), centré sur la période 1750-1914.
[5] Jean-Baptiste Fressoz, « Le décret de 1810 : la libéralisation des ‘choses environnantes’ », Annales des Mines, n°62, 2011/2, p. 16-22. Ce décret, qui donne à l’industriel la possibilité de « compenser financièrement les dommages causés par son activité », en le faisant sortir du cadre pénal, témoigne de cette « volonté d’industrialiser la France, en dépit des contestations environnementales et sanitaires contre les manufactures » (ibid.).
[6] Au sens rappelé par Julien Vincent : l’« entrée dans une économie industrielle dépendante aux énergies fossiles à partir de 1780 », opérée d’abord par la « bourgeoisie blanche » (« Les écologies du XIXe siècle : un diorama », Romantisme, n°189, 2020/3). 
[7] Voir ici l’économie spatiale de « l’idylle industrielle » chantée par Sand dans son roman La Ville noire (1862).
[8] Pour une étude de cas, voir Steve Hagimont, Pyrénées. Une histoire environnementale du tourisme, Ceyzérieu, Champ Vallon, 2022, p.  299-307.
[9] Pierre Wat, « La tragédie du paysage. Mort et résurgence de la peinture d’histoire », Romantisme, n°169, 2015/3, p. 5-18.
[10] Charles Baudelaire, Salons de 1859, Œuvres complètes, t. II, Paris, Gallimard, « Bibliothèque de la Pléiade », éd. C. Pichois, 1976, p. 662.
[11] Voir Alain Roger, Court traité du paysage [1997], Paris, Gallimard, « Folio essais », 2017. Le philosophe distingue dans la production du paysage une « artialisation in situ » et une « artialisation in visu ». Dans notre perspective, l’artificialisation est d’abord affaire d’empreinte humaine à même la chair de l’espace (in situ donc), une altération du « pays », ou non compensée ; mais elle est aussi affaire de reconfiguration oculaire, par l’œil de l’artiste et pour l’œil du spectateur/lecteur, dans le cadre du « paysage » donc. 
[12] Jacques Rancière, dans Le Temps du paysage (Paris, La Fabrique, 2020, chap. « Politique du paysage »), s’est intéressé à la reconfiguration de la ruralité anglaise, dans le second XVIIIe siècle, par le système des « enclosures » ou la privatisation par de grands propriétaires aristocrates des « commons » autrefois en partage. 
[13] Pour voir comment se définissent l’une par rapport à l’autre la géocritique et l’écopoétique, voir d’un côté Michel Collot, Un nouveau sentiment de la nature, Paris, José Corti, 2022 ; et Pierre Schoentjes, Ce qui a eu lieu. Essai d’écopoétique, Marseille, Wildproject, 2015. 
[14] Sur la dimension phénoménologique de l’expérience du paysage, voir Michel Collot, La Pensée-paysage, Arles, Actes Sud, 2011.
[15] Sur les nouveaux modes d’appréhension scopique du paysage et du « panorama », voir Alain Corbin, L’Homme dans le paysage, Paris, Textuel, 2001. 
[16] Nicolas Wanlin, « L’imaginaire technique dans la poésie industrielle du XIXe siècle », Romantisme, n°150, 2010/4, p. 51-61. 
[17] Alain Romestaing, « Giono écopoète ? », Revue Giono, 2020, p. 192-212.  
[18] Jacques-Rancière, Le Temps du paysage, op. cit., p. 95-103 : « un ordre social et politique peut se décrire comme un paysage » ou dans un paysage qui le symbolise (ainsi la monarchie constitutionnelle, figurée par les « gradations insensibles » du paysage anglais – par opposition au « despotisme » français, lui aussi encodé dans un paysage « nivellé » par le pouvoir discrétionnaire du roi). 
[19] Cf. le paysage du nord de la banlieue parisienne donné par Louis Aragon dans Les Beaux quartiers (1936) dans Romans, Paris, Gallimard, « Bibliothèque de la Pléiade », éd. D. Bougnoux, 2000, t. II, p. 330-334. 
[20] Marta Caraion, « Les Philosophes de la vapeur et des allumettes chimiques ». Littérature, sciences et industrie en 1855, Genève, Droz, 2008. 
[21] Sur la présence des saint-simoniens parmi ceux que Christophe Charles appelle les « modernisateurs », voir de cet historien, Discordance des temps. Une brève histoire de la modernité [2011], Paris, Dunod, 2022, p. 217-220.
[22] Nous entendons ces catégories dans le sens que leur donne Philippe Descola (Par-delà nature et culture, Paris, Gallimard, 2005), distinguant entre les ontologies animiste, totémique, analogique et naturaliste ; ou Pierre Charbonnier (La Fin d’un grand partage [2015], Paris, CNRS éd., « Biblis », 2002).
[23] William Croton a pu montrer comment l’imaginaire américain de la « wilderness », d’une nature sauvage et préservée de toute trace humaine, était inséparable d’une sacralisation, et conjoitement, d’un dédain problématique de la nature habitée, proche de nous. Voir « Le problème de la wilderness ou le retour de la mauvaise nature », dans Nature et récits. Essais d’histoire environnementale, Bellevaux, Dehors, 2016, p. 133-168. 
[24] Sur le paysage romantique et l’expérience du sublime qui y est projeté, voir Yvon le Scanff, Le Paysage romantique et l’expérience du sublime, Paris, Champ Vallon, 2007, en particulier les p. 115 à 122. Voir aussi du même auteur, les pages consacrées au paysage romantique chez Senancour (Senancour. Penser nature, Paris, Classiques Garnier, 2022, p. 325-334).
[25] Julien Vincent et Jean-Baptiste Fressoz, « ‘La Terre est un animal’. Religion naturelle, cycle de l’eau et circulation monétaire pendant la Révolution », Romantisme, n°189, 2020/3, p. 19-30.