Dossier September 2007LHT n°3

Nathalie Kremer
La lecture comme tableau : la microlecture entre révélation et réécriture
1« La lecture est révélation ponctuelle d’une polysémie du texte littéraire1. » Cette affirmation de Jean-Marie Goulemot, qui servira ici de point de départ à une réflexion sur la pratique des microlectures, se situe dans la lignée d’une conception mallarméenne de la poésie comme pluralité de sens inscrite dans le pouvoir suggestif des mots – conception dont la théorie esthétique de Theodor W. Adorno2 ou la théorie littéraire du premier Roland Barthes3 sont les héritières. Sans entrer plus avant sur cette filiation, ni sonder les précédents de cette conception de la littérature, nous isolerons les trois présupposés qu’avance J.-M. Goulemot dans cette simple assertion. Outre la polysémie de la littérature – idée qui présente le texte littéraire comme un réservoir de sens avec plusieurs fonds, passible donc de plusieurs interprétations – nous retenons celui de la « ponctualité » de la lecture, qui suppose un arrêt de l’œil, une proximité de regard sur l’élément littéraire, voire son grossissement comme sous la loupe. Enfin, celui de la lecture comme révélation, qui présente un dépassement du rapport de compréhension entre le texte littéraire et la lecture du texte au profit d’une conception appréhendée comme découverte. La révélation, en effet, implique non seulement la présence d’un sens caché qui est à « tirer au clair », elle consiste également en un investissement de sens dans le texte par le lecteur, qui jette une nouvelle lumière sur les mots : « Lire, c’est donc constituer et non pas reconstituer un sens4 », explicite J.-M. Goulemot. Au lecteur incombe la tâche de construire un sens en donnant aux séquences du texte une vue d’ensemble. Nous nous interrogerons ici sur les enjeux d’une telle lecture lorsqu’elle est menée par un « microlecteur », qui passe à la loupe les mots du texte dans une lecture patiente et quasi statique, pour les amplifier jusqu’à l’extrême. Notre propos consistera à penser la microlecture comme un « tableau » du texte analysé, qui prend forme dans une rencontre entre la lecture et la réécriture de l’œuvre. Ces deux éléments seront en effet conjugués ensemble dans cette réflexion sur la pratique de la microlecture, dans la mesure où celle-ci se présente comme une lecture hantée par le désir de réécrire l’œuvre d’une part, et comme une réécriture qui relève moins d’une progression de la pensée que d’un commentaire qui immobilise l’œuvre – et la transforme en tableau –, d’autre part.
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2Le microlecteur se distingue du simple lecteur dans la mesure où son approche du texte dépasse le niveau de la prise de connaissance du contenu informatif ou émotif par le décodage de la structure signifiante5, pour accéder au niveau d’une lecture-analyse, qui privilégie la démarche particularisante. L’analyse consiste à explorer la polysémie du texte en dégageant les champs sémantiques des mots, et en redisposant les différents sens connotés au sein du discours commentatif. Le microlecteur donne ainsi une direction à sa lecture, en plaçant les séquences narratives commentées – prises dans leurs structures dérivées ou métaphoriques – dans une mouvance qui consiste à les redisposer au sein de son propre discours. La redisposition des éléments du texte implique un déplacement tant du point de vue scénographique6 que thématique, comme nous le verrons. De cette façon, l’analyse à la loupe des mots du texte conduit à une transcendance de l’œuvre, par le rapprochement des éléments disjoints et leur redisposition dans le discours commentatif. L’hypothèse qui sous-tend cette possibilité de la lecture présente le texte comme contenant sa propre interprétation, qu’il propose au lecteur au travers des redondances et des métaphores de l’écriture. C’est le problème qu’a soulevé Michel Charles au cours des différentes microlectures qu’il a menées, et qu’il énonce ainsi lors de son analyse d’Adolphe de Benjamin Constant : « On ne peut tenir ou maintenir jusqu’au bout une séparation effective des fonctions narratives et des fonctions interprétatives7 ». L’investissement de sens dans le texte n’est possible que dans une attitude d’assujettissement de la lecture-analyse au texte, pour décerner la part interprétative des éléments. Le paradoxe n’est qu’apparent, car c’est dans la redisposition des éléments, pris dans leur sens connoté ou métaphorique, que prend forme la microlecture.
3Soit l’analyse d’Adolphe par Michel Charles, plus précisément la microlecture de l’épisode de la mort d’Ellénore : ce passage génère plusieurs commentaires qui concourent ensemble à élaborer la théorie développée – en l’occurrence, celle de l’isomorphisme entre le discours narratif du récit et les discours d’escorte du roman, qui en formeraient l’interprétation « interne » ou endogène. M. Charles montre ainsi que l’histoire d’Adolphe est le résultat d’une confrontation de deux lectures : « l’histoire d’Adolphe est “lue” par Ellénore ; le récit d’Adolphe est lu par l’Éditeur ; la lettre d’Ellénore est le commentaire de l’histoire, la Réponse est le commentaire du récit8. » Il ne s’agit pas ici de revenir sur cette célèbre analyse, mais de montrer qu’un seul passage du livre permet à M. Charles de multiplier les éléments de son analyse, conformément au principe de polysémie du texte, afin de construire – et de conduire – une certaine lecture d’Adolphe. Les réflexions du protagoniste qui suivent la mort d’Ellénore se prêtent, en effet, à plusieurs développements : tout d’abord, elles sont interprétées par M. Charles comme un « besoin d’être lu » par Adolphe9. Besoin qui n’est nulle part exprimé même tacitement dans le texte de Constant, mais qui pourtant apparaît comme une évidence dans la mesure où l’existence du livre ainsi que le manque laissé par la mort de l’amante sont deux éléments séparés qui, une fois assemblés, permettent cette hypothèse. La lecture de M. Charles fonctionne ici comme une « révélation ponctuelle », soit comme la découverte d’un sens latent qui surplombe le passage analysé et l’éclaire par la perspective plus large dans laquelle il l’insère, par la confrontation et la redisposition de plusieurs séquences narratives. Dans la Réponse qui fonctionne comme une postface au roman, la métaphore des ruines renforce le point de vue développé par M. Charles. Voici l’extrait en question dans le roman :
… je hais cette vanité qui s’occupe d’elle-même en racontant le mal qu’elle a fait, qui a la prétention de se faire plaindre en se décrivant, et qui, planant indestructible au milieu des ruines, s’analyse au lieu de se repentir10.
4Et son commentaire proposé par M. Charles :
Cette dernière métaphore [de la ruine] apparaît dans la Réponse comme l’un des termes d’une opposition : Adolphe indestructible au milieu des ruines. C’est évidemment l’exploitation directe d’un fait : Adolphe a survécu à Ellénore. Indirectement, la métaphore marque la volonté d’Adolphe de faire survivre son souvenir par son récit et, dans ce cas, elle renvoie à l’Avis et à l’autre système métaphorique (celui du déplacement)11.
5Voici un cas de « complication de texte » qui dévoile le procédé propre à la microlecture. M. Charles pose que c’est « indirectement » que la métaphore concourt à l’existence du récit d’Adolphe, qui répond au « besoin d’être lu » du protagoniste. En effet, la métaphore contient aussi un sens plus « direct » qui est, comme le dit M. Charles lui-même, celui de la survivance d’Adolphe à tout ce qui l’entourait : « Adolphe est quelqu’un “qui n’en finit pas”. Il “[plane] indestructible au milieu des ruines”. L’Avis le montrait déjà guéri d’une maladie contre toute vraisemblance. Adolphe est symboliquement éternel. Il “survit”12 ». Cette interprétation rejoint la lecture menée par Paul Delbouille, autour de l’image d’Adolphe pris dans « cette douleur de celui qui reste, tout entière fondée sur le sentiment de sa solitude présente13. » Ainsi la même métaphore donne lieu à plusieurs lectures possibles, dont une est distillée par le microlecteur pour l’infléchir dans la direction de son analyse. De même, plusieurs analyses sont possibles à partir d’une même séquence narrative étudiée, dans la mesure où celle-ci est capable de fonder plusieurs structures sémantiques. Tel autre microlecteur fera fonctionner tel autre ensemble métaphorique, comme celle de la hantise du funèbre qu’évoque Gilles Ernst dans son introduction au roman14, et qui permettrait à l’éditeur de corriger l’autoportrait d’Adolphe. Ou encore, il participe d’une psychocritique de Benjamin Constant à travers le personnage d’Adolphe, comme l’établit Han Verhoeff dans son étude sur « l’interrelation des éléments conscients avec les éléments inconscients à l’intérieur de l’ouvrage15 ». La polysémie du texte permet ainsi d’élaborer plusieurs systèmes métaphoriques pliés à une optique transcendante à l’œuvre. Ces systèmes métaphoriques ne sont pas mutuellement exclusifs ; ils forment plutôt ensemble, selon les termes de R. Barthes, un « pluriel » au sens de dissémination16; ou encore, comme l’expliquait Borges, ils font du livre ce « centre d’innombrables relations » qui le rendent « susceptible d’une ambiguïté, d’une plasticité infinies17 ».
6La microlecture se présente donc comme une activité de distillation d’un sens dérivé ou suggéré des mots pour conférer au disséminé du discours un nouveau suivi. Celui-ci se construit précisément aux endroits où le texte bifurque, c’est-à-dire, là où les éléments de la trame auraient pu être disposés autrement ou préparer un autre sens. Au creux de ces bifurcations se font jour des faisceaux de sens qu’il est possible de plier à la direction de lecture opérée, selon la redisposition des systèmes métaphoriques du texte. Cet assemblage de sens est fondé dans le texte lui-même : c’est le travail du lecteur de faire sourdre de l’œuvre elle-même les éléments d’analyse à partir des nœuds de complexité. Ainsi l’analyse de la structure d’Adolphe par Michel Charles est une analyse de la relation entre le texte et son interprétation : « ni l’un ni l’autre de ces deux éléments ne pouvant être isolé ; la structure ne désigne pas […] un principe d’ordre préexistant dans le texte, mais la ‘réponse’ d’un texte à la lecture18 ». Le texte forme lui-même sa propre analyse : il propose, autrement dit, sa propre lecture au lecteur. Le microlecteur n’opère donc qu’un simple travail d’extraction de la valeur interprétative des éléments, qu’il redispose ensuite en confrontant les éléments polysémiques qui jaillissent aux bifurcations de la trame. La lecture se fait réécriture : la même inventio donnant lieu à une nouvelle dispositio.
7La microlecture la plus poussée dans le cas d’Adolphe est alors sans doute celle qu’a menée Eve Gonin dans son livre Le Point de vue d’Ellénore : une réécriture d’Adolphe19. Cette étude était initialement conçue comme un essai critique du roman, mais elle est devenue une réécriture romanesque – une transvocalisation qui fait entendre la voix d’Ellénore et son point de vue sur les mêmes événements. Ce « roman » est donc une microlecture d’Adolphe, qui veut explorer « le réseau enchevêtré » des sens possibles de l’œuvre20, sans hésiter à produire un autre texte. En effet, les pensées du personnage féminin sont reconstituées à partir de ce que suggèrent les mots d’Adolphe dans le texte de Benjamin Constant, qu’Eve Gonin cite en marge de son texte. Elle donne ainsi à voir, de façon juxtaposée, les deux points de vue des personnages, confrontés immédiatement sur la page même du texte, dans un face à face de la lecture et de l’écriture au travers du discours reconstitué d’Ellénore et celui d’Adolphe, les implicites de l’un donnant lieu à la confidence de l’autre. Dans ce livre, autrement dit, le commentaire se fait fiction, la lecture écriture. Eve Gonin redispose et amplifie la matière donnée pour en arriver à compléter le narratif dans ses bifurcations et ses possibles. La réécriture du roman tout entier du point de vue de l’héroïne cherche en effet « à insérer, en quelque sorte, dans les vides et les interstices que laisse le récit d’Adolphe un récit parallèle et complémentaire d’Ellénore. Ce nouveau roman, faisant écho au premier que nous croyions si bien connaître, met en lumière d’une façon saisissante ses innombrables ambiguïtés, et troue d’innombrables zones d’ombre sa surface en apparence si lisse et si claire21 ». La microlecture se présente ici non seulement comme une lecture commentative du texte littéraire, mais surtout comme une lecture à ce point ponctuelle qu’elle peint l’image même de ce texte : la réécriture n’est autre qu’un tableau du texte – tableau graphique dans la mesure où il est le reflet du texte premier (visuellement présent dans la marge du texte commentatif d’Eve Gonin), tableau thématique pour autant qu’il éclaire d’une autre perspective le même propos. Il offre ainsi à voir au lecteur une image particulière et précise du texte, pour autant que celui-ci est susceptible de plusieurs interprétations. En effet, les différences entre les deux « versions » du roman sont parfois très grandes22, mais comme le reconnaît Eve Gonin, son portrait d’Ellénore n’est « qu’une hypothèse possible, une Ellénore virtuelle parmi d’autres23 ». Cette version d’Adolphe, qui grossit le texte et le redispose, opère un « détournement » du texte-source dans la mesure où il réduit la complexité initiale du texte pour privilégier un des sens extraits dans son nouveau discours. Cette lecture-réécriture n’offre donc qu’une version parmi d’autres du texte : en tant que tableau du texte, elle arrête et fixe une image particulière de ce que le texte donne à lire.
8Ainsi conçue, la microlecture prend forme au carrefour de la lecture (réception) et de l’écriture (production) : dans ce qui suit nous voudrions étudier de plus près ce rapport qu’elles entretiennent afin de mieux cerner la façon dont la lecture en tant que réécriture constitue un tableau du texte lu. Commençons par distinguer le geste qu’ont en commun la lecture et l’écriture, et ensuite celui qui les sépare.
9La similitude se situe dans la lenteur qui conduit à l’immobilité de la démarche. Les mots du critique ne concourent plus à avancer mais à creuser : ils ne disent rien, ils révèlent. Dans le cas de l’œuvre littéraire aussi, les mots ne réfèrent pas, ils signifient purement24. C’est ce que voulait dire le critique littéraire hollandais Paul Rodenko, dans un beau jeu de mots en néerlandais : « L’œuvre d’art pousse le lecteur à “s’arrêter”25 », au double sens en néerlandais de s’immobiliser et de se taire. Elle ouvre au silence, c’est-à-dire qu’elle fait taire les mots mais elle ouvre le regard de l’homme, en lui faisant voir une image « autre », inhabituelle, particulière de la vie26. Pour expliciter sa conception de la littérature, Paul Rodenko proposait la métaphore de la serrure :
On pourrait dire que l’art consiste en une vision du monde à travers le trou d’une serrure (et nul besoin d’être fin psychologue pour savoir que l’on perçoit des choses bien plus intéressantes, plus « intenses », à travers le trou d’une serrure que dans la vie normale). Pourquoi les lumières s’éteignent-elles au théâtre au lever du rideau, [sinon pour] créer une illusion de serrure ? C’est pourquoi la vie sur scène paraît toujours plus colorée et plus intense. C’est une vie de surface, non pas superficielle. La peinture parvient au même effet par l’encadrement, qui isole le tableau du monde environnant, et la poésie par … [les points de suspension]27.
10La littérature, et l’art en général, donnerait à voir au lecteur une image encadrée, grossie et ralentie, selon la technique du « close-up ». L’art serait la façon de regarder la réalité à travers le trou d’une serrure, qui propose à l’œil lisant une image isolée et encadrée de ce qu’elle évoque. L’image est aliénante dans la mesure où elle donne un aspect particulier, isolé du réel, arrêtant le flux de la vie. Comme le remarque Odile Heynders28, Paul Rodenko se montre ici héritier du formalisme russe de Viktor Chklovski, qui décrivait les poèmes à l’aide desquels les grands écrivains soulignent leur conception de la réalité en l’aliénant : c’est la structure de l’œuvre, la technique et le style de l’œuvre qu’il étudie pour voir comment elle « singularise » le réel et « crée une perception particulière de l’objet, sa vision29 ». La littérature serait une forme de microlecture du réel, une description hachée des choses, en les dénommant de façon inhabituelle, en les expérimentant comme nouvelles et étranges. Arrêter le lecteur en passant un élément du flux de la vie à la loupe : suspendre la linéarité de l’expérience pour focaliser sur un détail et la faire voir autrement. Cette conception de la littérature tente d’expliquer ce qu’elle veut faire voir au lecteur : si le poème est un trou de serrure sur la vie, la critique est la clef du poème.
11L’intensité de l’art suppose une suspension de celui qui regarde et se tait, ainsi fait le microlecteur qui se tait – car qu’est-ce que la paraphrase, sinon la répétition du même, sinon le silence en paroles ? Si l’écrivain et le microlecteur partagent cette technique du « close-up », l’arrêt de l’œil n’est toutefois pas du même ordre dans les deux cas. La microlecture est productrice d’une image du texte mais, comme toute reproduction mimétique, elle est irréductible à l’original. Nous en venons ainsi à considérer ce qui distingue la réécriture de l’écriture première du texte, et nous retenons deux éléments qui importent ici : il s’agit du commentaire en tant que glose premièrement, et de la rupture de la linéarité ensuite.
12Premièrement, la réécriture-lecture du texte est irréductible à l’original parce qu’il forme une pratique métadiscursive, si l’on entend par cela, selon la définition proposée par Jiri Sramek, « un discours commentatif d’un récit premier », qui permet d’établir une vision théorique de ce récit premier30. La vision théorique surplombante s’élabore en l’occurrence à partir d’un procédé d’amplification : les mots sont repris avec leurs équivalents et dérivés, de sorte que la glose se rapproche au plus près du discours premier. Elle propose cependant une autre disposition des éléments analysés, et est toujours issue d’un deuxième temps, d’un geste postérieur au geste premier de l’écriture. Le rapprochement maximal entre la glose et le discours premier a pour but d’en penser et montrer l’évidence, en dirigeant la perception de façon indirecte au texte. La microlecture n’est donc, fondamentalement, qu’un discours tautologique du texte premier : tautologie qui est réénonciation de ce que l’œil percevait comme évident. Les réflexions suivantes de Clément Rosset sont révélatrices à cet égard :
Le secret de la tautologie, qu’on pourrait appeler son « démon », au sens d’ensorcellement et de cercle magique, est que tout ce qu’on peut dire d’une chose finit par se ramener à la seule énonciation, ou ré-énonciation, de cette chose même. […]
À partir de la tautologie, les possibilités d’énonciation, de conceptualisation, d’argumentation et de contre-argumentation existent à l’infini ; et ce sont naturellement elles, et non le simple « argument tautologique » qui n’argue en fait de rien, qui constituent l’étoffe d’une pensée et d’une philosophie31.
13La tautologie permet de fixer l’œil sur un discours qui, par son évidence, ne l’arrêterait pas : la réénonciation se présente comme l’immobilisation d’une mouvance, par un recommencement de l’écriture qui est réitération du même. On pourrait reprendre ici la métaphore du trou de la serrure proposée par Paul Rodenko pour l’appliquer au travail de lecture du microlecteur. Toutefois, en tant que tautologie, le métadiscours du microlecteur est d’un autre ordre que le discours analysé, car il infléchit la signification première à son profit. Le microlecteur ne cherche qu’à dégager un des sens de l’œuvre en aplanissant les directions possibles que celui-ci diffuse. On pourrait se demander si cette démarche de la microlecture consiste en « une subversion du texte littéraire, puisque, privilégiant une lecture, il opère aussi une rationalisation du texte, dont le sens est fatalement idéologique », comme le relèvent Lecointre et Le Galliot à propos de tout métadiscours32. Le rapport entre le texte analysé et le métadiscours serait un rapport de « détournement », dans la mesure où le sens premier des séquences narratives est infléchi dans une direction particulière, celle empruntée par la thématique et l’objet suivi par l’analyste. Le métatexte, en voulant expliquer le texte, constituerait ainsi une réduction et une simplification qui va à l’encontre de la richesse polysémique de tout texte littéraire. Pour la plupart des spécialistes du métatexte, l’enjeu véritable de l’analyse consiste à maîtriser le système de signification du livre imprimé, pour le « capter » d’une certaine manière en en détruisant la polysémie33. Notre analyse de l’exemple de la microlecture qu’offre Eve Gonin montre toutefois que celle-ci forme non pas une réduction mais une exploitation de la polysémie de l’œuvre, en vue de l’exhiber et de l’approfondir. Chaque microlecture, en tant que geste de réception productrice de l’œuvre, forme plutôt une tentative de réécriture de l’œuvre qui propose une « polysémie seconde » du texte. Que ce geste soit qualifié de détournement ou de redisposition, il comporte toujours une part de productivité qui va de pair avec une fragmentation de l’œuvre. Dans son récent essai Le Silence des livres, George Steiner34 souligne qu’il n’est pas un ajout, une annotation, un commentaire qui ne donne lieu à la composition : combien de livres ne naissent pas sur les marges, sur les feuilles volantes, dans la prolifération des notes de bas de page d’un premier ?
14Toutefois, le commentaire du texte paraphrasé ne prélève dans le récit présenté que les fragments qui s’intègrent à sa propre thématique et, par la citation, la réminiscence ou la réécriture de certains passages, leur donne un autre sujet, un autre objet et un autre destinataire. « Si fidèle qu’elle soit, jusqu’à la citation ou la copie, une glose change la valeur du texte glosé rien qu’en modifiant son énonciation35 », avance Geneviève Idt. La réécriture, qu’elle se fasse par citation ou par allusion, s’approprie ainsi le texte d’origine pour l’infléchir à son propos commentatif. Dans le cas de la citation, la scénographie différente dans laquelle elle s’insère suffit pour transformer l’écriture en réécriture ; dans le cas de l’allusion, l’incorporation de l’élément d’origine de l’allusion dans la paraphrase sert l’illustration d’une thématique différente de la première. La métatextualité est donc toujours avant tout une textualité, le commentaire est écriture, et instaure un processus de transformation et d’aliénation de l’œuvre qu’il est censé faire apparaître, ou plutôt trans-paraître.
15Dans cette réécriture du texte que forme la microanalyse par la redisposition des éléments, la linéarité d’origine est rompue – c’est le deuxième écart qui rend la réécriture irréductible à l’écriture première. C’est essentiellement la rupture de linéarité qu’entraîne chaque acte de redisposition qui fait de la microlecture un tableau du texte, dans lequel tous les éléments de la composition sont immobilisés pour se renvoyer l’un à l’autre comme dans une structure spatiale. Dans son sens rhétorique d’origine, le tableau signifie la figuration par la peinture : autrement dit, il donne à voir le texte à travers une mise en scène des éléments qui concourent ensemble à fonder l’image. Nous assistons donc à une redisposition au sens de spatialisation du texte, et les différents sens des systèmes métaphoriques originels sont conjugués pour fonder ensemble une image immobile, qui fonctionne comme une nouvelle métaphore interprétative du texte.
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16La microlecture, en somme, est une activité de rencontre entre la lecture et l’écriture, dans la mesure où toutes deux immobilisent et isolent les éléments qu’ils perçoivent. Le texte est proposé au regard curieux du lecteur comme une image vue à travers le trou d’une serrure, qui suspend la linéarité du texte pour amplifier les éléments reçus. Le tableau qu’offre à voir le métatexte n’est donc qu’une recréation propre du texte d’origine pour en présenter une image particulière et fixe. Par la reprise – qui est un détournement de sens – et la redisposition des éléments commentés, cette image est une aliénation du texte d’origine qui est ainsi recréé au sein même des « innombrables relations » dont il est porteur.
notes
1 Jean-Marie Goulemot, « De la lecture comme production de sens », Pratiques de la lecture, sous la dir. de Robert Chartier, Paris, Payot et Rivages, 1993, p. 116.
2 Par le terme de Vieldeutigkeit (voir sa Théorie esthétique, trad. Marc Jimenez, Paris, Klincksieck, 1995 ; Suhrkamp, 1970 pour l’éd. allemande). L’analyse littéraire est aussi héritière de M. Bakhtine par l’extension du concept de « polyphonie » à ce que celui-ci appelait « hétérophonie rhétorique » dans ses Problèmes de la poétique de Dostoïevski (1929). Si le couple monosémie/polysémie ne permet pas de penser la spécificité du langage littéraire, il participe toutefois de la valeur du littéraire en tant que constitué de métaphores, tropes, lieux communs, figures de style, suggestions, etc.
3 Barthes étendit la notion de polysémie de l’œuvre à un « pluriel du texte »’ : « Le Texte est pluriel. Cela ne veut pas dire seulement qu’il a plusieurs sens, mais qu’il accomplit le pluriel même du sens : un pluriel irréductible (et non pas seulement acceptable). Le Texte n’est pas coexistence de sens, mais passage, traversée ; il ne peut donc relever d’une interprétation, même libérale, mais d’une explosion, d’une dissémination » (« De l’œuvre au texte », 1971 dans Le Bruissement de la langue, Paris, Seuil, 1984, p. 73).
4 Jean-Marie Goulemot, « De la lecture comme production de sens », loc. cit., p. 116.
5 Comme l’énonce Louis Marin dans son article « Lire un tableau. Une lettre de Poussin en 1639 », la première direction de sens qu’on peut donner à la lecture est celle de la reconnaissance d’une structure de signifiance : « que telle forme, telle figure, tel trait, est un signe, qu’il représente quelqu’autre chose sans que l’on sache nécessairement quelle est cette autre chose représentée. » (dans Pratiques de lecture, op. cit., p. 131).
6 Notion introduite par Dominique Maingueneau dans son livre Le Contexte de l’œuvre littéraire, Paris, Dunod, 1993 : « L’œuvre littéraire lie en effet ce qu’elle dit à la mise en place de conditions de légitimation de son propre dire. La situation à l’intérieur de laquelle s’énonce l’œuvre […]doit être validée par l’énoncé même qu’elle permet de déployer. Ce que dit le texte présuppose une scène de parole déterminée qu’il lui faut valider à travers son énonciation » (p. 122). On pourrait donc la définir comme « la manière dont le discours construit une représentation de sa propre situation d’énonciation » (D. Maingueneau, Les Termes clés de l’analyse du discours, Paris, Éditions du Seuil, coll. « Mémo », 1996, p. 73).
7 Michel Charles, Rhétorique de la lecture, Paris, Éditions du Seuil, coll. « Poétique », 1977, p. 241.
8 Ibid., p. 228.
9 Ibidem : « La mort d’Ellénore provoque chez Adolphe un “état de manque”. Qui pourrait dès lors s’intéresser à lui ? Le récit de son histoire sera un palliatif qui lui permettra de trouver un substitut à Ellénore : le lecteur. Symboliquement, ce qui est inscrit dans le récit d’Adolphe, ce n’est pas la décision d’écrire, mais le besoin d’être lu » (Les italiques sont de M. Charles).
10 Benjamin Constant, Adolphe, éd. Gilles Ernst, Paris, Librairie Générale Française, 1995, p. 220.
11 Michel Charles, Rhétorique de la lecture, op. cit., p. 235.
12 Ibid., p. 222.
13 Paul Delbouille, Genèse, structure et destin d’Adolphe, Paris, Les Belles Lettres, 1971, p. 332.
14 Gilles Ernst donne comme exemple le passage du chapitre VIII où Adolphe compare son amour aboli aux squelettes des cimetières profanés (Adolphe,op. cit., p. 45).
15 Han Verhoeff, Adolphe et Constant : une étude psychocritique, Paris, Klincksieck, 1976, p. 7.
16 Roland Barthes, « De l’œuvre au texte », art. cit.
17 Borges, Enquêtes, Paris, Gallimard, coll. « La Croix du Sud », 1957, p. 244 et 119, cité par Gérard Genette, Figures, Paris, Éditions du Seuil, coll. « Tel Quel », 1966, p. 130.
18 Michel Charles, Rhétorique de la lecture, op. cit., p. 215.
19 Eve Gonin, Le Point de vue d’Ellénore : une réécriture d’Adolphe, Paris, Librairie José Corti, 1981.
20 « Depuis l’introduction de la notion “d’œuvre ouverte”, les chercheurs ne se proposent plus de réduire la complexité de l’œuvre. Ils acceptent au contraire la résistance qu’elle leur oppose. Le regard érudit qui s’attachait à une minutieuse étude de la surface du texte est remplacé par une prise de conscience de la densité de l’œuvre. » (Ibid., p. 12).
21 Judith Robinson à propos de la Réécriture d’Adolphe d’Eve Gonin, « Préface », ibid., p. vi.
22 L’image possible d’Ellénore que construit Eve Gonin présente parfois un décalage sensible avec le texte d’origine de Benjamin Constant (contraste rendu encore plus fort par la juxtaposition des récits correspondants des deux protagonistes sur la même page). Le décalage est quantitatif d’abord, en ce qu’à une pensée courte d’Adolphe correspond parfois un long développement dans le discours d’Ellénore ; il est thématique ensuite, dans la mesure où ce qu’Adolphe perçoit sur le visage de l’amante ne reflète pas toujours l’émotion vécue dans le cœur de l’héroïne dans la réécriture d’E. Gonin.
23 Ibid., p. xi et p. 18 : « Nous avons essayé d’échafauder une suggestion cohérente, mais nous n’éliminons pas pour autant toutes les Ellénore virtuelles qui attendent d’être révélées. Nous offrons un système de réponses possibles en sachant que “Constant a écrit dans les cent pages d’Adolphe un livre dont aucun critique n’épuisera les multiples significations”. » (E. Gonin cite Alison Fairlie, « L’individu et l’ordre social dans Adolphe », Europe, n° 467, 1968, p. 36).
24 Thomas Aron qualifie cette spécificité du texte littéraire de « désancrage référentiel » (Littérature et littérarité, Paris, Les Belles Lettres, 1984, p. 24), en s’inspirant de la formule de Bernard Pingaud : « le propre du discours littéraire est d’être hors situation » (« L’écrivain et la cure », Nouvelle Revue Française, n° 214, 1970, p. 155). Ou selon la reformulation de Gérard Genette, la fiction se caractérise par le fait qu’elle se situe « au-delà ou en deçà du vrai et du faux » (« Les actes de fiction », Fiction et Diction, Paris, Éditions du Seuil, 1991, p. 20) : elle met entre parenthèses la question de la valeur référentielle et du statut ontologique des représentations qu’elle induit.
25 « Het kunstwerk dwingt de mens als het ware om “stil” te staan ; daarom zegt men wel dat de kunst met “stilte” te maken heeft » (« Tussen de regels », Verzamelde essays en kritieken, I, ed. Koen Hilberdink, Amsterdam, Meulenhoff, 1991, p. 43).
26 C’est la grande idée défendue par Paul Rodenko : « Het kunstwerk schept een “ongewone” situatie » (ibid.): « La poésie emploie la technique du “close-up”, c’est pourquoi elle fonctionne toujours de façon surprenante, comme toute œuvre d’art. En effet, la première chose qui nous touche dans une œuvre d’art, c’est la qualité de l’inattendu, mis en place par un subit glissement de dimensions. » (p. 40, notre traduction).
27 « Men zou kunnen zeggen dat kunst een visie op het leven is door een sleutelgat (en men behoeft tenslotte geen psycholoog te zijn om te weten dat men door een sleutelgat gewoonlijk veel interessanter, veel ‘intenser’ dingen waarneemt dan in het normale leven). Waarom gaan in de schouwburgzaal, zodra het stuk begint, de lichten uit? Niet omdat men bang is de toeschouwers te zien gapen, maar om een sleutelgat-illusie te scheppen: daarom lijkt het leven op het toneel ook altijd veel kleuriger, veel intenser. Het is, bij wijze van spreken, een vlakteleven, geen oppervlakteleven. De schilderkunst bereikt hetzelfde door de omlijsting, die het schilderij van de omringende werkelijkheid isoleert, en de poëzie door …” (Ibid., p. 42, notre traduction).
28 Odile Heynders, Langzaam leren lezen: Paul Rodenko en de poëzie, Tilburg, Syntax Publishers, 1998, p. 7.
29 Viktor Chklovski, « L’art comme procédé », Théorie de la littérature. Textes des formalistes russes, prés. par Tzvetan Todorov, Paris, Éditions du Seuil, coll. « Essais », 2001, p. 89, nous soulignons.
30 Jiri Sramek, « Pour une définition du métarécit », Études romanes de BRNO, vol. XX, 1990, p. 33-48.
31 Clément Rosset, Le Démon de la tautologie, Paris, Minuit, 1997, p. 48 et p. 49.
32 Simone Lecointre et Jean Le Galliot, « Texte et paratexte. Essai sur la préface du roman classique », Panorama sémiotique, 1979, p. 667. Henri Mitterand partage ce point de vue : « En prétendant dégager le sens d’une œuvre, la récapituler tout en l’anticipant, la préface littéraire est un mensonge ou une illusion sur l’œuvre dont le propre est précisément la polysémie et la polyphonie. » (« Le discours préfaciel », La Lecture sociocritique du texte romanesque, sous la dir. de Graham Falconer et Henri Mitterand, Toronto, Samuel Stevens Hakkert et Company, 1975, p. 3).
33 Voir à ce sujet notre état de la question des études sur la préface dans L’Art de la préface au siècle des Lumières, dir. par Iona Galleron, Rennes, Presses Universitaires de Rennes, 2007, p. 17-28.
34 George Steiner, Le Silence des livres, Paris, Arléa, 2007, p. 23. Ce texte a paru en langue française en janvier 2005 dans la revue Esprit, sous le titre de « La haine du livre ».
35 Geneviève Idt, « Fonction rituelle du métalangage dans les préfaces “hétérographes” », Littérature, vol. VII, n° 27, 1977, p. 71.
plan
mots clés
Adolphe, Commentaire, Constant (Benjamin), Polysémie, Réécriture, Tableau
pour citer cet article
Nathalie Kremer, « La lecture comme tableau : la microlecture entre révélation et réécriture »,