Présentation January 2018LHT n°20

Florent Coste et Amandine Mussou
De quoi le Moyen Âge est-il le laboratoire ?
What is the Middle Ages the laboratory of?
« Et ainsi ja l’hystoire ne finira. »
Céline Minard, Bastard Battle1
« C’est dans des “temps présents” successifs d’une grande urgence que des moments de l’art médiéval ont été convoqués, comme les témoins de configurations autres de l’art et de la vie, presque oubliées mais répondant à des préoccupations pressantes. »
Alexander Nagel, Medieval Modern. Art out of time2
Le Kindle d’Aliénor
1Aliénor d’Aquitaine les yeux clos, un Kindle entre les mains. L’image fait se télescoper deux époques, la statue funéraire d’une souveraine du xiie siècle et le livre numérique. C’est, entre autres, à cette rencontre qu’a abouti le projet mené par l’Oulipo, Le Livre d’Aliénor, avec la collaboration de l’artiste Elena García‑Oliveros. Le gisant polychrome tient dans ses mains un livre de pierre sans contenu, ouvert sur deux feuillets blancs. Mais que lit Aliénor ? C’est la question que se sont posée les oulipiens. Au‑delà de la force d’appel du livre vierge, l’installation que les visiteurs ont pu découvrir dans l’abbatiale de Fontevraud au cours de l’été 2014 met en contact de façon saisissante une lectrice médiévale et un support de lecture actuel. Qu’auraient pensé les lecteurs médiévaux du livre numérique ? Sans aller jusqu’à ce grand écart temporel, comment ces habitués de la manuscriture3 et de la mouvance4 qui lui est consubstantielle auraient‑ils considéré la stabilité du livre imprimé ? Outre la question de la matérialité des supports, comment une femme du Moyen Âge envisagerait‑elle la lecture d’œuvres écrites après sa mort, et en quels termes un homme médiéval pourrait-il bien décrire une œuvre littéraire du xviie, du xxe ou du début du xxie siècle ?
2C’est à cette expérience de pensée qu’a souhaité s’adonner ce numéro en faisant l’hypothèse, à la fois ludique et déconcertante, d’une machine à voyager dans le temps permettant à cet homme ou à cette femme du Moyen Âge de découvrir, d’explorer, de décrire des textes de la vie littéraire moderne et contemporaine. Le pari est le suivant : le sujet médiéval, propulsé dans un monde étranger au sien, ne serait sans doute pas à court de mots face à des œuvres composées plusieurs siècles après sa mort ; le point de vue de ce visiteur d’un autre temps pourrait peut‑être même se révéler riche d’enseignements et nous offrir des outils d’analyse inédits et vivifiants.
3Une telle expérience n’est jamais qu’une manière de se figurer l’effet retour de l’objet sur celui qui l’étudie et de se demander ce que les textes médiévaux peuvent changer à nos façons de concevoir et de théoriser la littérature. Mais cela n’est pas sans poser de sérieux problèmes méthodologiques et épistémologiques qu’il faut affronter ici : peut‑on expérimenter avec le passé ? Le médiéviste peut‑il remonter dans le temps (du présent au passé) et remonter le temps (du passé au présent) ? Peut-on encourager les anachronismes et les contrôler ? Comment concilier la prise en compte de l’historicité à laquelle nous rappelle sans cesse la textualité médiévale avec la spéculation théorique et la production de concepts poétiques exportables au-delà du Moyen Âge ?
Bricoler dans le laboratoire
4Prendre le Moyen Âge pour laboratoire peut s’entendre de deux manières. Le propos est autant de rendre compte de dynamiques médiévales que de dégager des mouvements qui animent la médiévistique : si le Moyen Âge est un laboratoire, ce sont autant les acteurs historiques qui y expérimentent des solutions propres à leur situation que les scientifiques actuels qui y tâtonnent. La créativité retrouvée des acteurs n’a d’égale que la liberté revendiquée des chercheurs à bricoler et tester. On ne saurait sacrifier ni l’une ni l’autre.
5Tout d’abord, considérons le temps de l’histoire comme laboratoire, comme autant de moments d’expérimentation pour l’homme médiéval, qui prend des initiatives, se lance dans des entreprises incertaines et élabore des projets précaires. Ainsi peut‑on envisager avec profit l’Italie médiévale comme un laboratoire de la modernité politique : en cherchant des solutions à ses problèmes, elle a expérimenté, à son échelle, plusieurs langages politiques et cherché un agencement social des pouvoirs symboliques, avant que les guerres d’Italie n’exportent au‑delà de la péninsule ces questionnements à l’échelle de l’Europe. L’important est par là de « faire droit aux futurs non advenus5 », de rendre les processus historiques à leur fragilité et leur contingence, de réinjecter de l’incertitude dans la trame d’une histoire qu’on croit déjà écrite et innervée par un destin, de tenter d’éliminer les intrusions téléologiques du futur dans le passé qui tendent à en écraser l’inventivité. Dans ce numéro de Fabula-LhT, Marion Uhlig montre combien la fiction médiévale est aussi le lieu d’expérimentations qu’il ne faut surtout pas entendre comme les babillages élémentaires d’une enfance de la littérature incapable d’accéder à la complexité. La thèse que l’auteure défend est celle d’un âge d’or de la métalepse non disruptive, hissée, au Moyen Âge, au rang de loi narrative, signe d’une grande fluidité de la circulation des matières. Toutefois, cette étude ne s’accompagne pas d’une perspective évolutionniste qui désignerait la période médiévale comme un âge d’avant le jeu concerté et délibéré avec les frontières de la fiction ; au contraire, les textes que Marion Uhlig analyse ont tendance à être narrativement plus complexes que leurs épigones. Il faut donc rendre visible cette créativité formelle, en restituer les enjeux (poétiques, esthétiques, historiques, anthropologiques), sans pour autant assigner ces textes à une position qui serait celle d’un point de départ, d’une aube fondatrice ou d’un degré zéro de la littérature. Il convient de considérer les textes médiévaux pour et en eux‑mêmes, sans les ensevelir sous le poids de mutations progressives qui en auraient découlé linéairement.
6Prendre le Moyen Âge pour laboratoire, c’est également autoriser le médiéviste à expérimenter. Il est vrai qu’on peinerait à faire des expériences avec l’histoire comme sur des souris de laboratoire, pour cette raison précise que l’historien ne rencontre jamais les acteurs sur lesquels il travaille et qu’il ne peut en aucun cas modifier leur trajectoire ou leur conduite6. Pourtant l’historiographie française possède de longue date une culture expérimentale, remontant au moins à Marc Bloch qui faisait un usage de la comparaison dans cette perspective7 et allant au moins jusqu’au manifeste pour une Alter histoire d’Alain Boureau et Daniel Milo8. Qui plus est, par leur altérité, les objets textuels médiévaux donnent au chercheur l’occasion d’un décentrement. Paul Zumthor justifiait ainsi le choix d’un corpus d’étude ancien par les vertus revigorantes d’un voyage dans le temps :
Mieux valait, pensais‑je avec plusieurs de mes confrères, pour purifier l’air du laboratoire et donner à l’expérience un caractère plus significatif, remonter dans le temps9 (...).
7Revenir aux siècles du Moyen Âge « où aucun moyen ne nous restait plus d’identifier l’activité d’un sujet que par son produit même10 » présente plus d’un avantage : celui notamment de vivifier l’air du laboratoire littéraire et de nous aider, par exemple, à envisager la littérature contemporaine sous un jour nouveau. De la même manière, quoique dans une optique plus ludique et constructionniste, Umberto Eco revendiquait la possibilité de considérer le Moyen Âge comme une « création de laboratoire », pour mieux lui comparer l’époque dans laquelle nous vivons :
[Cette] hypothèse de Moyen Âge [...] sera le résultat d’un choix, d’un filtrage qui dépendront d’un but précis. Notre but est de construire une image historique sur laquelle mesurer des tendances et des situations de notre époque. Ce sera un jeu de laboratoire, mais personne n’a jamais dit sérieusement que les jeux sont inutiles11.
8Pour Eco, travailler dans la joie et le jeu sur ce « Moyen Âge de laboratoire », ce n’est pas jouer les apprentis sorciers ou faire de manière désinvolte l’économie des faits historiques, mais se donner un étalon auquel il est utile de se mesurer.
9Les rapports entre le passé médiéval et le contemporain supposent donc d’affronter les questions décisives et complexes de la construction de l’objet scientifique, lequel est rarement indépendant d’un questionnaire ; ainsi les conditions de travail en laboratoire modifient‑elles la nature des objets d’études. C’est ce que rappelle judicieusement Jean-Baptiste Camps dans l’article « Où va la philologie numérique ? » qu’on pourra lire dans ce numéro : nous plongeant au ras des opérations de la philologie médiévale, l’auteur montre qu’en ce qui concerne l’établissement des textes médiévaux, les manières de travailler de plus en plus numériques ont incontestablement affecté l’identité de ces objets et en ont reconfiguré partiellement les contours, au point d’en faire désormais un nuage de données ouvrant des perspectives de recherche jusque‑là impossibles à mettre en œuvre.
À rebours
10« Mais de quoi vous mêlez-vous ? », serait-on en droit de nous rétorquer. Soit, on voit clairement combien les outils offerts par le numérique simplifient la vie et ouvrent de nouveaux horizons ; certes, on voit mal comment on pourrait se passer de catégories poétiques forgées pour l’étude des textes, quels qu’ils soient ; mais pourquoi chasser sur les terres des autres quand son propre terrain de jeu est déjà si vaste et encore largement à défricher ? Autrement dit, quelles seraient les raisons qui rendraient légitime l’intervention du médiéviste dans les affaires contemporaines ?
11On a pu attendre du médiéviste qu’il offre une contribution substantielle à l’histoire littéraire, en déterminant le point de départ d’un corpus de littérature nationale. Dans cette perspective, le spécialiste de littérature médiévale était utile au présent parce qu’il venait, avec toute la patience exigée par le cumulativisme, combler les trous de la trame linéaire de nos histoires littéraires et conférer la solide assise d’une origine aux littératures présentes et à venir. Peu engageante, une telle assignation relève de surcroît d’un historicisme problématique à bien des égards. On a souligné à raison que la reconstruction des origines est un processus souvent biaisé par les intérêts et les idéologies du présent. Joseph Bédier, par exemple, a artificiellement réduit la Chanson de Roland au monument français d’un choc frontal entre christianisme et paganisme, sous l’influence tant d’un nationalisme que d’un impérialisme propres à la Troisième République que le philologue a traversée de bout en bout12.
12C’est ici qu’intervient précisément la seconde manière pour le médiéviste d’aller voir ailleurs et de se mêler du présent — le médiévalisme13. On peut le définir comme l’étude de la réception du Moyen Âge, ou plutôt de sa création continuée par les incessants réemplois dont il fait l’objet aux siècles ultérieurs. Le médiéviste informe alors notre compréhension du contemporain, parce que bien des productions actualisent une image du Moyen Âge qu’il doit nous apprendre à décrypter avec une plus grande clairvoyance. L’un des intérêts du médiévalisme tient à sa portée critique salutaire nous aidant à reconnaître ce qu’il y a dans le Moyen Âge d’une fabrication du présent. On a dénoncé à raison la « politique du temps » qui se trame dans la construction évolutionniste d’altérités aussi homogènes qu’artificielles et dans leur assignation à des périodes historiques elles aussi fabriquées de toutes pièces14. L’homogénéité de la période médiévale reste de ce point de vue une illusion tenace, qui mérite une critique rigoureuse — non seulement parce que l’histoire ne se découpe pas en tranches15, mais encore parce que les périodisations sont des manières pour le présent d’organiser la colonisation du passé, de légitimer sournoisement des programmes politiques ou de mettre une période médiévale gauchement folklorisée au service d’intérêts peu honorables ou de reconstructions généalogiques douteuses16.
13On peut aller jusqu’à supposer, dans le sillage des Postcolonial Middle Ages et avec John Dagenais, que « le Moyen Âge est pour l’Europe le Continent noir de l’Histoire, tout comme l’Afrique constitue les temps obscurs de la géographie17 ». De même que les entreprises indéniablement utiles de décolonisation de la pensée ont rappelé que l’anthropologie avait façonné le visage de ses indigènes à l’image de ses obsessions, de même décoloniser le Moyen Âge apparaît comme une tâche critique à plusieurs titres légitime. Il en irait d’un « médiévalisme critique » cherchant certes à déstabiliser les identités hégémoniques qui s’y expriment de manière latente, mais aussi à désaxer l’objet médiéval des perspectives téléologiques qui le contraignent à répondre à des agendas contemporains.
14Le médiévalisme fait ainsi porter son enquête sur le présent et les convocations contemporaines du Moyen Âge qui s’y jouent. Dès lors, s’il accroît la réflexivité de notre rapport à la période médiévale et s’il nous aide à discriminer ce qui relève de la fabrication idéologique et ce qui relève de la construction scientifique, le médiévaliste ne s’intéresse pas proprement au Moyen Âge comme objet de recherche18. Or on peinerait à se satisfaire de l’idée que nous ne pourrions échapper à notre propre narcissisme et que « sous le masque de l’autre, c’est nous qui “nous” contemplons nous‑mêmes19 ». Au fond, le médiévalisme serait désespérant s’il ne prenait pas part à un mouvement dialectique plus vaste, redonnant un avenir au passé, rouvrant le cours de ses futurs potentiels et libérant pour lui de nouveaux usages possibles.
15On peut convenir qu’un objet de recherches transforme le chercheur qui enquête sur lui. Un anthropologue est conceptuellement redevable des peuples qu’il étudie à un point tel qu’on peut affirmer que ces derniers participent à produire les théories sur la société et la culture formulées par le scientifique20. Il en va de même avec le médiéviste et le Moyen Âge. Loin d’être inaccessibles, les objets qui intéressent le chercheur exercent sur lui une contrainte certaine : ils l’empêchent non seulement de dire n’importe quoi21, mais modifient aussi ses hypothèses et ses convictions. Regarder l’Autre, lointain ou ancien, est le plus sûr moyen, non pas de se retrouver, mais de se rendre méconnaissable à soi-même. La contribution de Chloé Maillet à ce numéro s’y emploie de manière saisissante : en s’emparant du motif de la femme travestie en moine dans le roman gothique du xixe siècle, l’auteure gratte cette couche de médiévalisme pour remonter, par la voie d’une méthode régressive, jusqu’à des sources hagiographiques médiévales, capables de concevoir des saint·e·s transgenres et venant utilement détromper l’idée commune d’un Moyen Âge reposant sur un partage univoque et binaire entre masculin et féminin.
16En brossant l’histoire à contre‑poil, cette lecture révèle combien la culture et la littérature médiévales ont encore des choses à nous dire, qui pourraient bien venir contrarier nos conceptions modernes et évolutionnistes. Dans cette perspective, le Moyen Âge est une manière de faire une expérimentation sur notre propre culture. Voilà pourquoi il faut le considérer comme un laboratoire, comme l’espace de toutes les explorations, et non comme une pièce de musée poussiéreuse, enclavée dans un passé dont l’obscurité a été patiemment construite et savamment orchestrée par les périodes qui lui ont succédé.
Chausser des lunettes médiévales
17Si on a porté jusque-là, tantôt d’une manière assumée, tantôt sans réflexivité, les lunettes d’aujourd’hui pour regarder le passé médiéval, il peut être désormais intéressant, par une sorte de rétro‑médiévalisme, de chausser des lunettes médiévales pour regarder le moderne et le contemporain, de les envisager depuis ou à travers le Moyen Âge. La période médiévale sera donc considérée ici comme un point de vue. C’est bien ce à quoi se livre littéralement Virginie Greene dans ce numéro, en élaborant la fiction d’un Perceval lecteur de Proust. L’invention de cette figure de critique nice, idiot comme l’est le héros du Conte du Graal, ouvre la voie à une relecture inédite, à contretemps, de la Recherche, depuis le point de vue intempestif et impertinent de l’un des plus célèbres personnages du corpus arthurien. Dans un exercice virtuose consistant à couler ses réflexions dans le format médiéval de la quaestio, Emanuele Coccia parvient quant à lui à repenser la publicité — que l’on croit être l’apanage de la modernité capitaliste — comme un éloge des choses et à l’intégrer au sein de la plus vaste famille des discours moraux (en ce qu’ils orientent nos choix et définissent nos coutumes22). En adoptant ce point de vue médiéval et en traduisant des problématiques contemporaines dans l’idiome de la scolastique, il rend non seulement vraisemblable le dialogue de théologiens médiévaux (comme Alain de Lille ou Guillaume d’Auvergne) avec Slavoj Žižek (déguisé en magister artium Sicsic), mais il nous pousse surtout à reconsidérer sérieusement notre propre sens de la spécificité moderne.
18Le geste consistant à rapprocher médiéval et contemporain n’a bien entendu rien de neuf et nourrit une grande partie de la recherche et des pratiques artistiques actuelles. En 1980, dans Parler du Moyen Âge, Paul Zumthor faisait déjà valoir cette tendance :
Une conviction diffuse se répand de plus en plus, me semble-t-il, parmi les amateurs savants de textes : les problèmes spécifiques posés par la poésie et l’écriture médiévales rejoignent ce que l’on nomma naguère la Modernité, par‑delà le long espace allogène des siècles dits classiques23.
19Jacques Roubaud met en œuvre cette conjonction acrobatique, enjambant huit siècles d’histoire, lorsqu’il assume l’archaïsme du trobar pour renouveler sa propre production et conçoit « la poésie à travers les troubadours, leur exemple24 ». Comme le rappelle un collectif de médiévistes américaines, penser à travers le Moyen Âge (thinking through) est une opération qui consiste à penser avec l’aide du Moyen Âge (with the assistance of), en employant des catégories autochtones qui nous donnent des moyens nouveaux (by means of), avec l’idée, enfin, que le Moyen Âge nous aide à échapper aux carcans chronologiques de la périodisation (beyond)25. Autrement dit, penser le contemporain à travers le Moyen Âge, c’est 1) faire d’un objet historique sinon une boîte à outils, du moins un prisme d’analyse exportable ; 2) s’engager dans un effort de médiation et de transformation par la traduction (retraduire un problème contemporain dans les termes du Moyen Âge ou inversement actualiser une question médiévale dans des termes contemporains) ; 3) faire éclater les bornes méthodologiques qui présupposent que le médiéviste ne puisse pas sortir de sa niche disciplinaire.
20Cette autre articulation du passé et du présent que l’on cherche à mettre en pratique est lourde d’enjeux méthodologiques, notamment quant aux rapports entre histoire et théorie littéraires. Elle engage à réconcilier l’historicisme propre à la philologie (comme science de la reconstruction des origines) et les tendances achroniques de la théorie littéraire. Faire de la théorie ne revient pas, d’après nous, à se hisser à la hauteur d’une certaine anhistoricité, ni à prendre congé du temps historique26. Il apparaît en effet que toute théorie de la littérature repose, explicitement ou non, sur une certaine hypothèse historique et sur une certaine conception de la temporalité littéraire, et ce d’autant qu’elle produit ses concepts poétiques à partir d’échantillons littéraires historiquement situés. Si nous ne sommes pas condamnés à choisir entre théorie et histoire littéraires, c’est à imaginer d’autres formes de temporalité et d’historicité qu’il convient de travailler.
Pour une approche chronoclaste
21L’expression de Lucien Febvre, pour qui l’anachronisme était « le péché des péchés — le péché entre tous irrémissible27 », est bien connue. Depuis, de nombreux chercheurs se sont confrontés à cette « bête noire28 ». Si Nicole Loraux loue la richesse d’un anachronisme assumé et contrôlé, Georges Didi-Huberman, à partir de la ressemblance troublante, « déplacée », entre un pan de mur tacheté du couvent de San Marco à Florence et les drippings de Jackson Pollock, déploie une conception de l’histoire comme nécessairement anachronique : l’histoire n’est pas la science du passé car elle relève d’une « mémoire, soit d’un agencement impur, d’un montage — non “historique” — du temps29 ». Qu’il soit reconnu comme outil méthodologique fécond ou conçu comme une nécessité liée à la nature même de la mémoire, l’anachronisme est au cœur de démarches historiques résolument inventives30 et joyeuses31.
22Les travaux de Pierre Bayard s’emploient à mettre en lumière la productivité de parcours temporels alternatifs pour les études littéraires. Le constat est le suivant : il n’est pas rare, lorsqu’on est plongé dans une fiction, de s’affranchir de toute chronologie et de reconnaître Proust chez Maupassant ou Wagner chez Thomas d’Angleterre32. Invitant à considérer combien le temps de l’histoire littéraire est « réversible ou doublement vectorisé33 », qu’il peut et doit donc se parcourir dans les deux sens, cette approche, pour ludique et distanciée qu’elle soit, érige l’anachronisme en véritable valeur et nous émancipe par là‑même des impératifs d’une temporalité univoquement fléchée.
23La question des usages possibles de l’anachronisme taraude bien entendu spécialement les amateurs de textes anciens qui se trouvent confrontés à longueur de journée à la paradoxale actualité de leurs objets d’étude, à la fois fondamentalement inactuels par leur éloignement chronologique et irrépressiblement pertinents par les questions qu’ils posent et les élans qu’ils suscitent34. Reste que la particularité du Moyen Âge tient à sa culture de l’anachronisme. Loin d’être une anomalie ou une déficience résultant d’une naïveté historiographique, l’anachronisme innerve souvent les œuvres médiévales. Dans le champ de l’histoire de l’art, on reconnaît aujourd’hui que bien des œuvres picturales et plastiques agrègent des temporalités hétérogènes amenées à se télescoper et à coexister — ainsi des sols cosmatesques dans les églises romaines qui constituent des réemplois médiévaux de marbres antiques chargés de s’adosser au prestige et à la profondeur de cette époque35. Un tel constat n’est pas sans conséquence méthodologique et disciplinaire : il importe tout particulièrement d’opérer une critique sévère de l’académisme renaissant — de type vasarien — qui pense l’historicité des œuvres sur la base de critères peu adaptés, comme l’authenticité, l’auctorialité et l’originalité, et sous la forme de filiations et de généalogies linéaires36 ; en s’en défamiliarisant méthodiquement, on s’autorise alors à tisser des comparaisons susceptibles de contrarier le sens commun philologique — par exemple entre des retables médiévaux et des installations contemporaines.
24La prise en compte de la dimension fondamentalement anachroniste de la littérature médiévale s’accompagne de conséquences analogues. Cette littérature se donne comme un constant travail d’appropriation du passé ; elle est un immense palimpseste, raboutant du vieux et du moins vieux, tissant sans cesse « récits sur récits, mots sur mots37 ». Ce double fond proprement médiéval et cette fabrique permanente du trompe-l’œil38 tiennent non seulement à une façon de concevoir le passé et d’envisager le rapport à entretenir avec lui — le rôle de la translatio studii et imperii est à cet égard d’une importance capitale —, mais aussi aux modes de production et de circulation des œuvres : les manuscrits que nous pouvons lire aujourd’hui sont, on le sait, en eux‑mêmes décalés, à contretemps, copiés des années ou des siècles après la date de composition des textes qu’ils transmettent39.
25Face à des objets éminemment anachronistes, nous sommes en outre armés de la certitude qu’on ne peut pas lire les textes médiévaux hors de notre propre situation historique de lecteurs40 et qu’on ne peut, pour le dire autrement, s’engager dans la littérature médiévale qu’en posant à ces textes « des questions qu’ils ne se posent pas41 ». Voilà pourquoi nous revendiquons une démarche « chronoclaste42 », trafiquant et compliquant bien volontiers les temporalités : il s’agit de malmener le chemin balisé de la chronologie linéaire qui établit le temps comme un flux continu et irréversible. Nous nous autorisons en effet à supposer que le chemin serait probablement plus court entre certaines œuvres médiévales et certaines œuvres contemporaines qu’entre un texte médiéval et un texte classique, pourtant plus proches chronologiquement. C’est ce que fait avec espièglerie Alain Corbellari dans ce numéro, en proposant une forgerie fondée sur la fiction du manuscrit trouvé et nous délivrant une recension de L’Écume des jours rédigée par Jean Froissart dans une épître adressée à son ami Eustache Deschamps. Au-delà du savoureux effet de pastiche, cette lettre, qui thématise à maints niveaux la question de l’anachronisme en élaborant la fiction d’une rencontre, rendue du moins possible par la lecture, de l’auteur de Melyador et de Boris Vian — graphié pour l’occasion Bauris Villan —, est rédigée dans un moyen français ressemblant à s’y méprendre à celui de Jean Froissart, un idiome qui, entre néologisme et archaïsme, tend un pont entre le Moyen Âge et le xxe siècle et négocie un entretemps43. Dans une autre contribution à ce numéro, Louis‑Patrick Bergot envisage la poésie de Jean Molinet comme un laboratoire de celle de Francis Ponge, en comparant les stratégies de signature chez ces deux auteurs. L’ethos de poète ouvrier, patiemment élaboré dans ces deux œuvres, et l’insistance sur le travail artisanal qui préside à la création poétique sont entendus comme les signes d’une congruence possible entre un Grand Rhétoriqueur et un poète de l’après‑modernité : le statut et la posture d’auteur sont interrogés à nouveaux frais à l’occasion de cette comparaison, qui révèle combien sauter à pieds joints du xve au xxe siècle, en bondissant allègrement au‑dessus des siècles qui les séparent, permet de faire valoir des stratégies similaires.
26Cette proximité nouvelle d’œuvres lointaines mais désexotisées entraîne une forme de relégation du passé et nous rend presque étrangers à notre conception traditionnelle du Moyen Âge : le passé lointain se révèle moins ancien que le passé récent44 ; nous sommes en mesure de nous sentir plus proches de ce passé, pour peu que le médiéviste, en médiateur, en traducteur ou en faussaire, parvienne à frayer de judicieux courts‑circuits. Bousculant notre sens trop linéaire de l’histoire, Estelle Doudet acclimate ainsi les études médiévales à l’archéologie des media. Portées par Siegfried Zielinski, Jussi Parikka ou Yves Citton qui remettent à l’ordre du jour l’agenda théorique et historique d’un Marshall MacLuhan, ces études de media comparés se tiennent à bonne distance d’un progressisme technophile qui croit de manière béate au remplacement d’une technologie obsolescente par une autre plus innovante et performante ; elles s’intéressent plutôt à la coexistence de techniques plus ou moins neuves, des dispositifs plus ou moins anciens, des imaginaires plus ou moins profonds qui forment notre environnement quotidien et organisent notre existence. Mais face à cette stratification de temporalités différentes, ces archéologues n’encouragent pas tant à « chercher l’ancien dans le nouveau » qu’à « trouver quelque chose de nouveau dans l’ancien45 ». Relire des corpus anciens sert alors à aiguiser notre compréhension du présent, comme le fait Estelle Doudet en étudiant comment le théâtre d’idées de la fin du Moyen Âge mobilise, pour véhiculer le discours allégorique et moral qui est le sien, des stratégies visuelles et des techniques optiques qui innervent encore nos cultures médiatiques.
27Les décentrements opérés à la faveur de ces différentes investigations non seulement nous font valoir la proximité d’œuvres qu’on croyait si éloignées qu’elles en étaient apparues incommensurables, mais nous montrent aussi en retour combien la lecture de textes ou l’analyse de dispositifs contemporains se trouvent éclairées par ce détour par le Moyen Âge.
Le Moyen Âge vivant
28Les lunettes médiévales que nous nous proposons de chausser offrent un filtre particulièrement riche, dont Nathalie Koble explique l’origine dans l’entretien qu’elle nous accorde :
La plongée dans une culture qui fut définie comme l’envers de la modernité donne au contraire à ceux qui la pratiquent un espace décalé d’où observer la modernité de loin, comme au futur antérieur.
29On pourrait nous opposer que l’éloignement, quel qu’il soit, offre un promontoire efficace d’où observer le présent avec une certaine acuité. Certes, mais il est des particularités de la littérature médiévale qui en font un laboratoire fécond pour l’enquête que nous menons ; il nous semble en effet que la question posée n’aurait pas le même sens ni les mêmes implications depuis une autre période.
30C’est désormais un lieu commun que de le rappeler à la suite d’Hans Robert Jauss : la distance temporelle entre notre époque et le Moyen Âge constitue une « faille herméneutique » stimulante en ce que l’éloignement ne permet pas de stricte identification avec le créateur46. Paul Zumthor insiste également sur l’altérité fondamentale de la période médiévale, tout en montrant qu’elle s’articule à une familiarité illusoire, à un effet de « déjà‑vu » trompeur47. Le Moyen Âge se situe de fait à un carrefour, entre distance et proximité, et c’est cet « entre-deux propice à l’invention » qui explique notamment la référence médiévale massive dans des œuvres contemporaines48. Philippe Vasset, au cours de l’entretien qu’il accorde à Alexandre Gefen dans ce numéro, en fournit un témoignage, quand il explique comment il a puisé des ressources dans la littérature hagiographique médiévale et jésuite pour composer La Légende. Dans ce livre paru en 2016, un secrétaire travaillant de nos jours pour la Congrégation pour la cause des saints s’affranchit de cette institution officielle de canonisation pour devenir en quelque sorte hagiographe à son compte et se présenter comme un impresario de vies marginales, scandaleuses, ou méconnaissables. Introduisant dans son livre des récits de vie authentiques obéissant aux procédés d’écriture hagiographiques (tradition orale, témoignage, croisement de sources...), Philippe Vasset en vient notamment à la conclusion frappante que l’Église, depuis le Moyen Âge, s’est, pour ainsi dire, placée à la tête d’une industrie textuelle et narrative analogue à ce que Hollywood est capable de produire aujourd’hui en termes de storytelling sériel et kitsch.
31Céline Minard a également fait l’expérience de la familière étrangeté du Moyen Âge puisqu’elle a rédigé en 2008 un récit en vrai‑faux moyen français ; l’auteure insiste sur cette tension dialectique en indiquant qu’elle a bâti la langue de Bastard Battle « comme une langue proche et incompréhensible49 ». L’effet est saisissant : la lecture de ce texte nous plonge dans un univers et une langue à la fois proches et lointains, dans un Moyen Âge réinventé, proprement contemporain. Ce roman de samouraïs médiéval se clôt sur un énoncé prophétique, « Et ainsi ja l’hystoire ne finira50 » : le pastiche de formule conclusive topique, qui résonne par ailleurs comme un appel à faire voler en éclats la linéarité téléologique, revendique la perpétuation indéfinie du récit, sa transmission ininterrompue, à la manière dont les auteurs médiévaux eux‑mêmes concevaient la pérennité de leurs œuvres et programmaient la mémoire de leurs textes.
32Les romans de Chrétien de Troyes sont ainsi tendus vers leur propre futur. Le prologue d’Erec et Enide se termine sur une promesse : celle de la survie du texte par‑delà les siècles51. L’inventeur du roman arthurien, en cette deuxième moitié de xiie siècle, prédit l’immortalité du roman qu’il entreprend, en inscrit la lecture dans un flux qui le dépasse et accepte ainsi que des lecteurs issus d’environnements fort différents du sien s’emparent de son texte et en fassent leur miel. Obéissant à un mouvement de déprise, cette proclamation de l’éternité du roman voue ce dernier aux interprétations à venir. À la même époque, le prologue attribué à Marie de France énonce une théorie de la lecture sous la forme d’un appel à creuser dans l’obscurité des textes, à sonder leurs mystères pour en proposer des interprétations successives, multiples52. Ces auteurs médiévaux ne considéraient donc pas leurs écrits comme rivés à leurs conditions de composition et de réception originelles et comptaient sur nous, lecteurs de siècles à venir, pour faire vivre leurs textes53. Ils élaboraient ainsi, pour nous le transmettre, un héritage en lui‑même élastique, disponible, en un mot vivant.
33Ce sont surtout des caractéristiques relatives aux modes de transmission et de réception des œuvres médiévales qui autorisent le droit de regard du médiéviste sur la littérature contemporaine. La « tradition vivante du texte, spécifique aux civilisations du manuscrit54 », et l’importance de l’oralité et de la performance propre à la circulation des œuvres55 sont des spécificités qui bousculent notre culte de la stabilité du texte, de sa clôture, hérité d’une « pensée textuaire » moderne dont Bernard Cerquiglini a révélé la progressive construction et fait valoir les limites56. La littérature médiévale bouge encore : elle est bien vivante non seulement parce qu’elle nous dit toujours quelque chose, mais aussi parce que, produite avant l’ère de l’imprimerie, elle est mobile, variable et mouvante, et nous rend à ce titre sensibles à des phénomènes que la littérature contemporaine ne cesse d’explorer, à des frontières que la production d’aujourd’hui tâche de repousser. C’est pourquoi on peut défendre la pratique d’une poétique médiévale avec Patrick Moran, et « considérer que la littérature médiévale n’est pas morte, qu’elle n’est pas scellée, qu’elle n’a pas produit tout ce qu’elle pouvait produire57 ».
Retour vers le futur
34Certes, mais à la fin, qu’apporte le voyage dans le temps que nous avons souhaité accomplir ? Nous ne l’avons pas envisagé comme une simple promenade d’agrément destinée à observer réciproquement le passé depuis le présent, le présent depuis le passé, sans aboutir à une quelconque transformation, ni de l’un ni de l’autre. Quels outils pouvons‑nous donc exporter qui pourraient être applicables à des réalités d’aujourd’hui et dans quelle mesure la connaissance des corpus médiévaux peut‑elle accroître l’arsenal catégoriel de la poétique contemporaine58 ? En somme, qu’emportons‑nous dans notre DeLorean pour mieux revenir dans notre présent ?
35L’histoire de la philosophie médiévale a connu un débat utile pour ce type de questionnement : d’un côté, certains, comme Claude Panaccio, soutiennent la possibilité de la reconstruction rationnelle de thèses philosophiques du Moyen Âge (celles de Thomas d’Aquin par exemple), de manière à les hisser sur le plan du dialogue philosophique et à rendre possible une confrontation avec les énoncés de philosophes ultérieurs (de Kant, de Russell, etc.) ; d’un autre côté, d’autres, comme Alain de Libera, notent qu’il est difficile de dissocier la reconstruction rationnelle de ces thèses de leur reconstruction historique et de ne pas inscrire des énoncés philosophiques médiévaux dans des débats et des contextes institutionnels qui les rendent compréhensibles. À raison, Aurélien Robert rappelle qu’« [i]l y a des concepts contemporains que les médiévaux ne pourraient pas penser, faute de certaines institutions, organisations sociales et formes de vie59 ». En ce sens il paraît délicat de soustraire un énoncé médiéval, qu’il soit littéraire ou philosophique, au tissu dont il vient.
36En revanche, les efforts d’historicisation et de contextualisation qu’exigent de nous ces objets textuels ne les murent pas de manière définitive dans leur époque, mais ils nous intiment à regarder au‑delà des énoncés, des thèses et des textes et à les inscrire dans leurs contextes d’usage. Paradoxalement, plus on les contextualise, plus on les rend comparables (au sein d’une comparaison solide et féconde). Les textes médiévaux ont ceci de particulièrement instructif qu’ils ne se suffisent guère à eux‑mêmes et qu’ils nous renvoient sans cesse à leur environnement extérieur et aux pratiques qui les animent : d’ailleurs, pour Jacques Roubaud, la poésie des troubadours, inséparable d’une culture de l’amour (la fin’amor), rappelle bien que la pratique poétique est rivée à des jeux sociaux et à des formes de vie60 ; de même, pour Nathalie Koble, la poésie d’amour autour de la Saint‑Valentin est éminemment politique parce qu’elle circonscrit l’espace d’un jeu parallèle aux liens sociaux ordinaires et contrant les rapports de domination qui s’y trament61. Le retour aux manuscrits accentue la sensibilité du médiéviste à la matérialité des supports, à leur inscription sociale, aux performances dans lesquelles ces derniers sont pris, bref, comme le montre Estelle Doudet à propos du théâtre allégorique, aux modes d’existence de la littérature hors du livre62.
37C’est un raisonnement analogue que soutient Alexander Nagel dans son article traduit ici par Clémence Imbert : « Comment l’art médiéval peut‑il nous aider à repenser l’industrie de l’exposition ? ». Pour l’historien de l’art, il y a tout lieu de s’opposer à l’économie actuelle de l’art : à la faveur de la globalisation, elle tend à mettre frénétiquement en circulation dans tous les musées de la planète des œuvres d’art et à les exposer sur la base de critères d’originalité et d’authenticité qui en déterminent la valeur économique. Il est au contraire possible de défendre un retour à des conditions d’exposition autochtones et reconstituées, qui supposent de se contenter in situ de répliques technologiquement parfaites d’œuvres picturales ; une telle proposition paraît d’autant moins impertinente ou scandaleuse que l’homme médiéval se satisfaisait parfaitement de reproductions et de copies en tous genres. En se désaccoutumant du fétichisme de l’authenticité et de la réduction de l’œuvre à un simple artefact, on se garderait de rétrécir abusivement l’expérience que l’on peut en faire et résultant précisément de son inscription à la fois dans un espace plastique et dans un jeu social.
Renouveler la boîte à outils poétiques
38Cette invitation à reconstituer les œuvres dans leurs milieux aide à dénaturaliser la notion de texte et à amplifier la notion d’œuvre au‑delà de l’objet dont on croit qu’il en est l’habitacle. Si les textes littéraires du Moyen Âge nous résistent, c’est probablement en effet que notre imagination ontologique en matière d’art est trop souvent rivée à la norme (que l’on croit à tort anhistorique) du livre imprimé (reproductible et allographique63). Tenter de saisir la vie tumultueuse des œuvres médiévales exige de développer un cadre théorique, qui soit ajusté aux objets textuels médiévaux (à l’interactivité et à la vie sociale qui s’organisent autour d’eux), mais qui se trouve aussi tout à fait ajustable à des œuvres contemporaines cherchant précisément à s’affranchir de la culture du livre imprimé. Pour Florent Coste, la matière tristanienne est ainsi d’un précieux secours pour rendre intelligibles des tentatives expérimentales de romans combinatoires et algorithmiques : Tristano de Nanni Balestrini, roman unique en chacune de ses versions, peut être à cet égard lu comme une concrétisation technologique radicale de la variance propre au roman médiéval. La lecture médiévale d’un roman contemporain permet ici d’enjamber l’imprimé pour rendre compte de pratiques post‑gutenbergiennes. La prise en compte des objets, dans leur matérialité, à laquelle nous appelle — et nous contraint — la littérature médiévale renouvelle donc notre conception du texte, nous rendant à la fois sensibles à l’unicité des objets et à leur sérialité, si bien que nous ne pouvons encore une fois que souscrire à quatre mains à la formule de Patrick Moran pour qui « le grand enjeu théorique des études médiévales, c’est le manuscrit64 ».
39De nouveau, les œuvres picturales du Moyen Âge offrent un élément utile de comparaison : faisant sans cesse l’objet de retouches, de réfections, de recadrages, de restaurations, de recompositions, de répliques qui occultent l’acte créateur original, elles mettent dans le même temps l’auteur en minorité parmi la foule d’acteurs qu’elles impliquent à chaque fois. De là, il n’y a plus qu’un pas à franchir, car ce qui est vrai des retables et des reliquaires médiévaux l’est aussi de la textualité médiévale : sans cesse réemployés, réécrits, recompilés, réadaptés, recontextualisés dans des ensembles plus vastes, les textes médiévaux opposent un défi incessant au textualisme propre à une philologie de l’auteur, fondée sur l’authenticité, la clôture et la fixité de l’œuvre. Au contraire, mobiles et labiles, les œuvres médiévales doivent leur complexité au fait d’impliquer une pluralité d’acteurs dont les interventions forment un processus continu et collaboratif de transmission et de publication65. Il conviendrait sans doute à cet égard d’imaginer une philologie des lecteurs, qui s’émancipe d’une idéologie de l’authenticité et cesse de dévaluer la copie comme source d’interférences, de bruits et d’entropie dans la tradition. Marion Uhlig nous aide à aller dans ce sens avec son étude remarquable de la métalepse médiévale : courantes au Moyen Âge, la porosité des niveaux narratifs (personnages/narrateurs) et l’interpénétration des matières provoquent une expansion du champ de la narration, qui ne laisse pas de déconcerter notre sens commun moderne et la robuste frontière que l’on voudrait tracer entre fait et fiction ; mais loin d’être incontrôlée, la métalepse au Moyen Âge révèle bien la nature sociale du récit comme geste de passation et de transmission, comme manière de continuer la concaténation de la tradition.
40Le détour par le Moyen Âge nous invite donc à détextualiser partiellement notre rapport à la littérature et à l’envisager davantage à la manière d’un réseau. Voilà qui justifie notamment de nouer des liens entre le médiéval et le numérique. Rendre compte de l’adéquation de l’outil informatique à la textualité médiévale est presque devenu un lieu commun : Bernard Cerquiglini le rappelait déjà avec enthousiasme en 198966, alors même que les médiévistes étaient déjà à la pointe de ce qu’on appelle désormais les Digital Humanities67 ; quant aux partisans du new medievalism, ils conçoivent l’exploration des possibilités offertes par le numérique comme une extension logique du retour au manuscrit que ce mouvement critique appelle de ses vœux68 ; Jean-Baptiste Camps, de son côté, montre combien la philologie des données qui apparaît aujourd’hui possible nous amène à une science résolument ouverte, fondée sur le partage démocratique des connaissances, soucieuse de réaffirmer les principes de falsifiabilité et de reproductibilité, et qui, par ailleurs, devrait nous prémunir précisément de ces bien curieuses revendications auctoriales qu’entretiennent des éditeurs sur des œuvres anciennes qui ne s’y prêtaient précisément que très mal.
41Toutefois, les rencontres possibles de la textualité médiévale et de la textualité à l’ère du numérique ne doivent pas masquer les différences irréductibles, tant il serait malhonnête de rabattre l’une sur l’autre. Wagih Azzam et Olivier Collet nous mettent en garde de façon salutaire contre une pratique euphorique de la comparaison, peu soucieuse des spécificités des objets qu’elle rapproche, en nous rappelant que l’outil informatique n’a pas « les vertus magiques d’une machine à remonter le temps ou à rejoindre, plutôt, un prétendu âge d’or d’une création littéraire dite “vivante”69 », pour la simple et bonne raison qu’il nous permet d’avoir accès à l’ensemble des versions d’une même œuvre, tandis que les acteurs médiévaux, s’ils avaient certainement conscience de la variance et de la plasticité de leur littérature, ne devaient probablement, au cours de leur vie, entendre ou lire qu’une seule version d’un texte70.
*
42Pour renouer avec notre scénario initial, nous ferions bien de nous demander ce que penserait Aliénor d’Aquitaine des drôles d’objets ecdotiques que sont aussi bien les éditions critiques imprimées, avec leurs apparats critiques et leurs relevés de variantes, que les éditions hypertextuelles : assurément trouverait‑elle notre position de surplomb bien étrange, elle qui consulte un unique codex, celui qu’elle a entre les mains, sans probablement se soucier d’éventuelles copies rivales. Cela tient bien entendu tant au regard rétrospectif que nous portons sur la période qu’aux types de lecteurs que nous sommes. Mais ce rappel nous conduit à mettre en lumière un point essentiel : l’expérience de voyage dans le temps, si elle révèle des affinités singulières, ne doit pas in fine aboutir à rabattre le contemporain sur le Moyen Âge ou l’inverse. Ainsi, le vide auctorial que produit l’art combinatoire de Nanni Balestrini, et que dégage Florent Coste dans son article, n’est pas le même que celui de la tradition tristanienne : d’un côté, c’est la mécanique aléatoire qui évince l’auteur tout‑puissant, de l’autre c’est l’anonymat de versions concurrentes. De même, la métalepse médiévale qu’étudie Marion Uhlig n’est pas transgressive comme elle l’est plus tard ; l’analyse nous oblige à repenser l’historicité d’un outil qu’on pensait achronique ou transhistorique.
43 Notre boîte à outils peut s’étoffer par conséquent. Le retour vers le futur, après une plongée dans le Moyen Âge, conduit notamment à reconsidérer le rôle de l’auteur dans la production littéraire, à flouter les distinctions entre lecteurs, spectateurs et artistes, à faire droit à d’autres modes d’existence de l’œuvre, à rendre justice à son engagement et à sa circulation dans de nouveaux espaces d’expositions et d’interactions. Elle s’étoffe donc, à condition de rester attentifs aux contextes précis et aux spécificités des différents objets. C’est en cela que, non content de porter sur le contemporain un regard dont la lucidité est garantie par son éloignement, le médiéviste est sans doute également bien placé pour fabriquer du contemporain, si l’on entend par là non pas cette attitude consistant à se porter à la pointe extrême et éphémère du dernier événement en date, mais au contraire cette manière de conjurer les tentations actuelles du présentisme, en nouant activement des relations entre des temporalités différentes.
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notes
1 Céline Minard, Bastard Battle (2008), Auch, Tristram, 2013, p. 114.
2 Alexander Nagel, Medieval Modern, Art out of time, New York, Thames, 2012, p. 275 ; cité par Jean‑Philippe Antoine, « Un moderne médiéval ? », dans Critique, n° 803, Vivants minuscules, 2014, p. 383.
3 Le terme est emprunté à Daniel Poirion, « Écriture et ré-écriture au Moyen Âge », dans Littérature, n° 41, Intertextualités médiévales, février 1981, p. 117.
4 « Mouvance : le caractère de l’œuvre qui, comme telle, avant l’âge du livre, ressort d’une quasi‑abstraction, les textes concrets qui la réalisent présentant, par le jeu des variantes et des remaniements, comme une incessante vibration et une instabilité fondamentale. » (Paul Zumthor, « Index des matières et lexique », Essai de poétique médiévale, Paris, Seuil, coll. « Poétique », 1972, p. 507.)
5 Patrick Boucheron, Histoire du Monde au xve siècle. 1. Territoires et écritures du monde (2009), Paris, Fayard, 2012, p. 87‑123 ; Ce que peut l’histoire : leçon inaugurale prononcée le jeudi 17 décembre 2015, Paris, Fayard, coll. « Leçon inaugurale – Collège de France », n° 259, 2016, p. 57.
6 « Si un laboratoire est un lieu où se déroulent des expériences scientifiques, l’historien est, par définition, un chercheur à qui les expériences, au sens propre du terme, sont interdites. Pour une discipline qui étudie des phénomènes irréversibles dans le temps en tant que tels, il est impossible de reproduire une révolution, un défrichement, un mouvement religieux, non seulement dans la pratique, mais aussi dans le principe. Cette caractéristique n’est pas le propre de la seule historiographie — il suffit de penser à l’astrophysique ou à la paléontologie. En outre, l’impossibilité d’avoir recours à des expériences concrètes n’a jamais empêché aucune de ces disciplines de mettre au point des critères de scientificité sui generis, fondés, dans la conscience commune, sur la notion de preuve. » (Carlo Ginzburg, « Preuves et possibilités » [1984], Le Fil et les Traces. Vrai faux fictif (2006), trad. Martin Rueff, Paris, Verdier, Histoire, 2010, p. 448‑449).
7 Massimo Mastrogregori, « Percorsi e idea della storia sperimentale », dans Davide Bondì (dir.), Teorie del pensiero storico, Milano, Edizioni Unicopli, 2014, p. 235‑253.
8 Alain Boureau et Daniel S. Milo, Alter Histoire. Essais d’histoire expérimentale, Paris Belles Lettres, coll. « Histoire », 1991.
9 Paul Zumthor, « Médiéviste ou pas », dans Poétique, n° 31, 1977, p. 310 ; Parler du Moyen Âge, Paris, Éditions de Minuit, 1980, p. 60.
10 Ibid.
11 Umberto Eco, « Le nouveau Moyen Âge », La Guerre du faux, trad. Myriam Tanant, Paris, Grasset, 1985, p. 66.
12 Voir Michele Warren, Creole Medievalism: Colonial France and Joseph Bedier’s Middle Ages, Minneapolis, University of Minnesota Press, 2011 ; Alain Corbellari, « Traduire ou ne pas traduire : le dilemme de Bédier. À propos de la traduction de La Chanson de Roland », dans Vox Romanica, n° 56, 1997, p. 63‑82, repris dans Le Philologue et son double. Études de réception médiévale, Paris, Classiques Garnier, 2014, p. 219‑241.
13 Voir, parmi l’abondante littérature à ce sujet, Vincent Ferré, « Médiévalisme : l’index de Halder », dans Emmanuel Bouju (dir.), Fragments d’un discours théorique. Nouveaux éléments de lexique littéraire, Nantes, Cécile Defaut, 2015, p. 244‑266. Voir également le carnet de recherche Modernités médiévales. Réception du Moyen Âge dans la littérature et les arts, en ligne : http://modmed.hypotheses.org/ ; consulté le 6 janvier 2018.
14 Johannes Fabian, Le Temps et les Autres. Comment l’anthropologie construit son objet, trad. Estelle Henry‑Bossoney et Bernard Müller, Toulouse, Anacharsis, coll. « Essais », 2006.
15 Jacques Le Goff, Faut-il vraiment découper l’histoire en tranches ?, Paris, La librairie du xxie siècle, 2014.
16 Voir Kathleen Davis, « Tycoon Medievalism, Corporate Philanthropy, and American Pedagogy », dans American Literary History, vol. 22/4, 2010, p. 781‑800. Selon Zrinka Stahuljak (Pornographic Archaeology: Medicine, Medievalism, and the Invention of the French Nation, Philadelphia, University of Pennsylvania Press, 2013, p. 86‑98), la science médicale française avait œuvré au xixe siècle à une mise en ordre sexuelle et raciale de la société coloniale découlant d’une vision largement fantasmée du Moyen Âge : l’imaginaire de la croisade se surimposant à l’entreprise coloniale, le colon devait précisément maintenir une distance aristocratique avec l’indigène pour se prémunir de la décadence morale et sexuelle dont on accusait alors les Templiers et qui avait entraîné une inéluctable dégénération de la noblesse chevaleresque.
17 John Dagenais et Margaret Greer, « Decolonizing the Middle Ages: Introduction », dans Journal of Medieval and Early Modern Studies, vol. 30, n° 3, 2000, p. 431 : « The Middle Ages is Europe’s Dark Continent of History, even as Africa is its Dark Ages of Geography » (nous traduisons).
18 C’est ce que souligne simplement Benoît Grévin dans la préface à Tommaso di Carpegna Falconieri, Médiéval et militant. Penser le contemporain à travers le Moyen Âge, trad. Michèle Grévin, Paris, Publications de la Sorbonne, 2015 : « Bien qu’écrit par un médiéviste, ce livre n’est pas un essai sur le Moyen Âge. Le Moyen Âge dont il parle est pourtant bien plus présent, dans l’Europe contemporaine, que celui des universitaires. » (p. 7)
19 Edoardo Viveiros de Castro, Métaphysiques cannibales. Lignes d’anthropologie post-structurale, trad. Oiara Bonilla, Paris, PUF, coll. « Métaphysiques », 2009, p. 5.
20 Ibid., p. 4‑5. Par exemple, chez Louis Dumont, l’étude des sociétés de castes impulse une redécouverte de la hiérarchie et une relecture de l’individualisme dans les sociétés occidentales modernes (Homo hierarchicus. Essai sur le système des castes, Paris, Gallimard, coll. « Bibliothèque des sciences humaines », 1967) : il en va d’une « comparaison radicale [qui] met en jeu les conceptions de l’observateur lui‑même » et « où nous sommes nous-mêmes en cause » (id., Essais sur l’individualisme, Paris, Seuil, Points, 1983, p. 18‑19). Sur la pratique d’un comparatisme historique, voir Charles de Miramon, « Peut-on comparer Moyen Âge occidental et États‑Unis contemporains ? Une anthropologie décentrée de la séduction amoureuse », dans Genèses, n° 89, 2012, p. 128‑147.
21 « Pour entendre le texte, le lecteur doit le comprendre selon soi ; mais, inversement, pour le comprendre, il faut l’entendre selon lui ; car le texte ne veut pas dire n’importe quoi. » (Pierre-Yves Badel, « Pourquoi une poétique médiévale ? (sur l’Essai de Poétique médiévale de Paul Zumthor) », dans Poétique, n° 18, 1974, p. 248) ; Nathalie Koble et Mireille Séguy fondent leur démarche sur la prise en compte de ce « va-et-vient aventureux », conscient des périls qu’il fait encourir à ceux qui le pratiquent (« L’audace d’être médiéviste », dans Littérature, n° 148, Le Moyen Âge contemporain. Perspectives critiques, 2007, p. 7).
22 Emanuele Coccia, Le Bien dans les choses, Paris, Rivages, 2013, p. 26‑31.
23 Paul Zumthor, Parler du Moyen Âge, op. cit., p. 19.
24 « Écrire des poèmes, composer de la poésie dans les conditions contemporaines est un exercice un peu difficile, on en conviendra. S’obstiner dans cette voie suppose (en tout cas pour moi) le choix d’un modèle, la référence à une époque favorisée, où la poésie fut, et brilla. J’ai choisi la Provence du xiie siècle. On peut penser la poésie à travers les troubadours, leur exemple. La poésie la plus contemporaine, pour survivre, doit se défendre de l’effacement, de l’oubli, de la dérision par le choix d’un archaïsme : l’archaïsme du trobar est le mien. » (Jacques Roubaud, La Fleur inverse. Essai sur l’art formel des troubadours, Paris, Ramsay, 1986, p. 17). Sur la démarche de Jacques Roubaud, voir notamment Jean-François Puff, Mémoire de la mémoire. Jacques Roubaud et la lyrique médiévale, Paris, Classiques Garnier, 2009.
25 Zrinka Stahuljak, Virginie Greene, Sarah Kay, Sharon Kinoshita et Peggy McCracken, Thinking Through Chrétien de Troyes, Boydel & Brewer, 2011, p. 163. Voir le compte rendu de cet ouvrage collectif dans le dossier critique adossé à ce numéro (Vanessa Obry, « Chrétien de Troyes pluriel », dans Acta fabula, vol. 19, n° 2, doss. 49, Le Moyen Âge pour laboratoire, en ligne, 2018: https://www.fabula.org/revue/document10728.php).
26 Rappelons ici que Sophie Rabau propose par exemple de « sortir du temps », d’en faire l’économie, et défend à ce titre une critique spatiale, nous rendant aptes à parcourir nos bibliothèques dans tous les sens (voir Sophie Rabau (éd.), L’Intertextualité, Paris, GF Flammarion, 2002, et id., « Sortir du temps. Propos liminaire », dans Atelier de théorie littéraire,en ligne sur Fabula : http://www.fabula.org/atelier.php?Sortir_du_temps_%3A_propos_liminaire_par_S%2ERabau ; consulté le 5 janvier 2018).
27 Lucien Febvre, Le Problème de l’incroyance au xvie siècle. La religion de Rabelais (1942), Paris, Albin Michel, 2003, p. 15.
28 Nicole Loraux, « Éloge de l’anachronisme en histoire », dans Le Genre humain, n° 27, juin 1993, p. 23.
29 Georges Didi‑Huberman, Devant le temps : Histoire de l’art et anachronisme des images, Paris, Minuit, 2000, p. 20 et p. 35.
30 Jacques Rancière (« Le concept d’anachronisme et la vérité de l'historien », dans L’Inactuel, n° 6, automne 1996, p. 53-68) pense l’anachronie comme une technique de décontextualisation susceptible de créer des aiguillages temporels inédits et éclairants.
31 Pierre Savy, qui offre une mise au point efficace sur l’anachronisme en histoire médiévale, conclut en faisant valoir l’épistémologie joyeuse sur laquelle ses usages débouchent. Voir « De l’usage de l’anachronisme en histoire médiévale », dans Ménestrel. Médiévistes sur le net : sources, travaux et références en ligne, 2013 : http://www.menestrel.fr/spip.php?rubrique2025 ; consulté le 3 janvier 2018.
32 Voir notamment Pierre Bayard, Le Plagiat par anticipation, Paris, Éditions de Minuit, coll. « Paradoxe », 2009.
33 Marc Escola, « Des possibles rapports de la poétique et de l’histoire littéraire », Fabula-LhT, n°0, « Théorie et histoire littéraire », février 2005, URL : http://www.fabula.org/lht/0/escola.html (consulté le 05 janvier 2018).
34 Pour une réflexion sur l’anachronisme dans le champ des études littéraires et, plus précisément, sur l’articulation de la théorie littéraire et des corpus anciens, voir les actes du séminaire « Anachronies : textes anciens et théories modernes », séminaire transversal DSA-LILA (ENS), en partenariat avec l’Atelier de théorie littéraire de Fabula, qui s’est réuni de 2011 à 2014, URL : http://www.fabula.org/atelier.php?Anachronies (consulté le 3 janvier 2018).
35 Alexander Nagel et Christopher S. Wood (Renaissance anachroniste [2010], trad. Françoise Jaouën, Dijon, Presses du réel, 2013) défendent la reconnaissance d’œuvres « anachronistes » (l’anachronisme étant apprécié comme une de leurs qualités) et non seulement anachroniques (entendu ici comme un défaut).
36 L’avènement de l’histoire de l’art comme discipline est difficilement dissociable de la structuration d’un marché de l’art à l’époque moderne, reposant sur la circulation de l’objet d’art portable et commercialisable et sur la possibilité de discriminer une œuvre authentique et de lui attribuer un auteur individualisable.
37 Michèle Gally, « Rémanences », dans id. (dir.), La Trace médiévale et les écrivains d’aujourd’hui, Paris, Presses Universitaires de France, 2000, p. 4.
38 Nous empruntons l’expression à Michel Zink, Le Moyen Âge et ses chansons ou un Passé en trompe‑l’œil. Leçon inaugurale de la chaire de Littératures de la France médiévale du Collège de France, faite le 24 mars 1995, suivie du cours donné en mai 1995, Paris, Éditions de Fallois, 1996.
39 L’idée est formulée avec vigueur et élégance par Nathalie Koble et Mireille Séguy, dans un texte galvanisant, à valeur de manifeste, dont il faut rappeler le rôle primordial qu’il a joué dans l’élaboration de notre questionnement : « L’audace d’être médiéviste », art. cit.
40 L’actualisation, dont Yves Citton a fait une arme politique, se fonde sur la conviction qu’un texte littéraire ancien ne continue d’exister que s’il nous parle encore, qu’il n’est vivant que si nous pouvons le lire en établissant des liens avec nos propres références (Lire, interpréter, actualiser. Pourquoi les études littéraires ?, Paris, Amsterdam, 2007). Sur la façon de transmettre les textes médiévaux en contexte universitaire, voir la réflexion de Sarah Delale, « La transmission universitaire des textes médiévaux : pleine propriété ou usufruit d’un héritage ? Imaginaires critiques du proche et du lointain », dans Perspectives médiévales, n° 36, Cultiver les lettres médiévales aujourd’hui, dir. S. Douchet, Patricia Victorin et Sophie Albert, en ligne, 2015 : http://journals.openedition.org/peme/7454; consulté le 6 janvier 2018.
41 Nathalie Koble et Mireille Séguy, « L’audace d’être médiéviste », art. cit., p. 6 : « On pose ainsi toujours aux textes des questions qu’ils ne se posent pas, dans des catégories théoriques, avec des méthodes critiques et à travers des prismes idéologiques qui ne sont pas les leurs, sous peine d’ignorer en quoi ils sont, ou ne sont plus, audibles pour nous — autrement dit au risque de ne pas les lire. »
42 Le mot est de Pierre Thévenin, L’Anachronisme des formes. Temporalités des images et manutention des lois (2015), Mémoire rendu à l’Académie des inscriptions et belles‑lettres, à paraître, p. 29.
43 Patrick Boucheron, L’Entretemps : conversations sur l’histoire, Paris, Verdier, 2012.
44 Voir Edoardo Viveiros de Castro à propos d’une forme de relégation de l’anthropologie coloniale, qui pourrait tout à fait s’appliquer à la médiévistique : « La désexotisation de l’indigène [ou du médiéval], qui n’est plus si lointain que ça, contre-produit une forte exotisation de l’anthropologue [ou du médiéviste] d’il n’y a pas si longtemps que ça. Proust, qui savait deux ou trois choses sur le temps et sur l’autre, disait que rien ne semble plus ancien que le passé récent. » (op. cit., p. 5).
45 L’expression, de Siegfried Zielinski (Deep time of the Media. Toward an Archaeology of Hearing and Seeing by Technical Means, The MIT Press, 2006, p. 7), est citée par Yves Citton, Médiarchie, Paris, Seuil, coll. « La couleur des idées », 2017, p. 196.
46 Hans Robert Jauss, « Littérature médiévale et expérience esthétique. Actualité des Questions de littérature de Robert Guiette », dans Poétique, n° 31, 1977, p. 325.
47 « Unissant à la distance chronologique l’apparence d’un lien anthropologique étroit avec l’observateur moderne, le champ des études médiévales comporte un danger que l’on commence seulement de pressentir : la facilité trompeuse avec laquelle ce déjà-vu se laisse museler à notre porte, enliser dans nos ressemblances. » (Paul Zumthor, « Médiéviste ou pas », art. cit., p. 307.)
48 Sur la récurrence de la référence médiévale dans des œuvres expérimentales aujourd’hui, voir l’introduction rédigée par Nathalie Koble et Mireille Séguy, « Passé présent. Le Moyen Âge en questions » dans id. (dir.), Passé présent. Le Moyen Âge dans les fictions contemporaines, Paris, Éditions Rue d’Ulm, 2009, p. 7‑24, p. 19 pour l’expression que nous citons ici. Dans l’entretien qu’elle nous accorde, Nathalie Koble, prenant acte de l’importance de la rémanence médiévale dans les fictions populaires et savantes, va jusqu’à soutenir que nous entretenons aujourd’hui avec le Moyen Âge le même rapport que celui que la Renaissance a pu nouer avec l’Antiquité.
49 « [La langue] de Bastard Battle, je l’ai construite comme je lis le moyen français : comme une langue proche et incompréhensible. Quelque chose dont on ne peut pas dire que c’est du français mais qu’on reconnaît pourtant comme tel. » (Patricia Victorin, « Il ne s’agira pas de pureté… Entretien avec Céline Minard », dans Perspectives médiévales, n° 36, op. cit. : http://journals.openedition.org/peme/7432 ; consulté le 06 janvier 2018. Ailleurs, Céline Minard avance, déplaçant la tension chronologique sur un axe topologique : « Mon hypothèse, c’est que l’ancien français, c’est de l’anglais, mais qu’on comprend » (voir « Bastard Battle et narration médiévale : Céline Minard et Jean-Jacques Vincensini (2) » : https://www.youtube.com/watch?v=ly_60VDO15Q, à 9’48, consulté le 7 janvier 2018).
50 « Et lors qui peut dire où finit l’hystoire et de quelle manière ? / Bar‑sur‑Aube ou un aultre, tout corps, every body, qui porte en teste la bastard battle complète et tient encor les armes, en tous lieux la portera et en écho par les siècles. / Et ainsi ja l’hystoire ne finira. » (Céline Minard, Bastard Battle, op. cit., p. 114).
51 « Des or comencerai l’estoire/ Que toz jors mais iert en memoire / Tant con durra crestïentez. / De ce s’est Crestïens ventez. » ; « Maintenant, je peux commencer l’histoire / qui à tout jamais restera en mémoire, / autant que durera la chrétienté. / Voilà de quoi Chrétien s’est vanté. » (Chrétien de Troyes, Erec et Enide, éd. et trad. Jean-Marie Fritz, Paris, Le Livre de poche, coll. « Lettres gothiques », 1992, v. 23‑26).
52 « Custume fu as ancïens, / Ceo testimoine Precïens, / Es livres ke jadis feseient, / Assez oscurement diseient/ Pur ceus ki a venir esteient/ E ki aprendre les deveient, / K’i peüssent gloser la lettre / E de lur sen le surplus mettre. » ; « Comme en témoigne Priscien,/ les Anciens avaient pour habitude, / dans les livres qu’ils écrivaient jadis, / de s’exprimer avec une grande obscurité / pour que ceux qui viendraient après eux / et qui devaient étudier leur pensée / puissent commenter leurs textes / et y ajouter leur propre lecture. » (Lais bretons (xiie-xiiie siècles) : Marie de France et ses contemporains, éd. et trad. Nathalie Koble et Mireille Séguy, Paris, Champion, 2011, « Prologue », p. 162‑164, v. 9‑16.
53 Patrick Moran précise au sujet du prologue d’Erec et Enide : « On est tenté d’arguer que Chrétien de Troyes n’aurait pas pu prévoir un contexte de réception aussi différent du sien qu’est le nôtre. Mais Chrétien, précisément, ne cherche pas à prévoir ; sa promesse se fait bien plus sur le mode du “quoi qu’il arrive”. » (« La poétique et les études médiévales : accords et désaccords », dans Perspectives médiévales, n°35, Tendances actuelles de la critique en médiévistique, dir. Sébastien Douchet, en ligne, 2014 : http://peme.revues.org/4439 ; consulté le 7 janvier 2018.)
54 Pierre Chastang, « Archéologie du texte médiéval. Autour de travaux récents sur l’écrit au Moyen Âge », dans Annales. Histoire, Sciences Sociales, n° 2, 2008, 63e année, p. 246.
55 Voir Paul Zumthor, La Lettre et la Voix. De la « littérature » médiévale, Paris, Seuil, coll. « Poétique », 1987.
56 Bernard Cerquiglini, « Modernité textuaire », Éloge de la variante. Histoire critique de la philologie, Paris, Seuil, coll. « Des Travaux », 1989, p. 17‑29 ; passim pour l’expression « pensée textuaire ».
57 Patrick Moran, « La poétique et les études médiévales : accords et désaccords », art. cit.
58 Nous nous situons ici dans la lignée de ce que permet l’articulation de la diachronie et de la synchronie telle que la conçoit Jacqueline Cerquiglini‑Toulet : « Notre ambition est de cerner une histoire des concepts qui permettent de rendre compte de la production littéraire de quatre à cinq siècles, concepts appréhendés dans leur emploi médiéval et dans leur modulation. Histoire du fait littéraire, une histoire de mots en quelque sorte, qui mesure la différence de la pensée de la littérature, au Moyen Âge et de nos jours, car dans les mots comme dans les corps s’inscrit le temps. Une histoire d’idées et d’œuvres, monuments et non documents, qui nous interroge sur notre conception de la littérature : le Moyen Âge comme outil heuristique pour la pensée de la littérature. » (Jacqueline Cerquiglini-Toulet, « Moyen Âge (xiie-xve siècles) », dans La Littérature française : dynamique & histoire, t. I, dir. Jean-Yves Tadié, Paris, Gallimard, 2007, p. 31).
59 Aurélien Robert, « Relativisme et jurisprudence », dans Tracés, n° 12, Faut‑il avoir peur du relativisme ?, 2007, p. 173.
60 Jean-François Puff, « Roubaud et les troubadours : la poésie comme “forme de vie” », dans Nathalie Koble, Amandine Mussou et Mireille Séguy (dir.), Mémoire du Moyen Âge dans la poésie contemporaine, Paris, Hermann, 2014, p. 129‑141.
61 Nathalie Koble (éd.), Drôles de Valentines : la tradition poétique de la Saint‑Valentin du Moyen Âge à aujourd’hui, Genève, Héros-Limite, 2016.
62 Pour reprendre la formule qui a cours aujourd’hui d’Olivia Rosenthal et Lionel Ruffel : Littérature, n°160, La Littérature exposée. Les écritures contemporaines hors du livre, dir. id., 2010.
63 Chez Nelson Goodman, une oeuvre allographique se distingue d'une oeuvre autographique : « […] la littérature n’est pas autographique bien qu’elle n’ait qu’une phase. Il n’existe rien de tel qu’une contrefaçon de l’Élégie de Gray. N’importe quelle copie fidèle du texte d’un poème ou d’un roman est tout autant l’œuvre originale que n’importe quelle autre. » (Langages de l'art. Une approche de la théorie des symboles (1968, 1976), trad. Jacques Morizot, Paris, Arthème Fayard, 2011, p. 148.)
64 « La poétique et les études médiévales : accords et désaccords », art. cit.
65 Stephen G. Nichols évoque un « collaborative process » (« New challenges for the New Medievalism », dans Howard R. Blochet al. (dir.), Rethinking the new Medievialism, Baltimore, Johns Hopkins University Press, 2014, p. 15).
66 « Dans l’espace illimité que la technologie offre aujourd’hui à l’inscription, il convient de suspendre la constellation changeante de l’écrit médiéval. C’est là une activité éditrice de grande ampleur, indispensable et jamais réalisée, dont seule l’informatique actuelle nous donne les moyens, et sans doute l’idée. Car l’ordinateur, par son écran dialogique et multidimensionnel, simule la mobilité incessante et joyeuse de l’écriture médiévale, comme il restitue la prodigieuse faculté de mémoire de son lecteur, mémoire qui définit sa réception esthétique, fonde le plaisir qu’il y prend. » (Bernard Cerquiglini, Éloge de la variante, op. cit., p. 114‑115).
67 Aurélien Berra, « Pour une histoire des humanités numériques », dans Critique, n° 819‑820, Des chiffres et des lettres : les humanités numériques, dir. Alexandre Gefen, 2015, p. 613‑626 ; également en ligne : https://www.cairn.info/revue-critique-2015-8-page-613.htm ; consulté le 11 janvier 2018.
68 Voir notamment Stephen G. Nichols, « New challenges for the New Medievalism », art. cit., p. 12.
69 Wagih Azzam et Olivier Collet, « Le texte dans tous ses états : le projet MÉDIÉVAL et l’édition électronique des œuvres du Moyen Âge », dans Levente Seláf (dir.), Vers une nouvelle philologie, Hallgatói Információs Központ, en ligne : http://www.tankonyvtar.hu/hu/tartalom/tkt/vers-une-nouvelle/ch14.html ; consulté le 7 janvier 2018.
70 Ibid. Patrick Moran formule le même constat en rappelant que « la variance a beau être un phénomène proprement médiéval, elle nous apparaît de manière plus directe à nous, modernes, qu’elle ne le faisait aux lecteurs du Moyen Âge. » (« Le texte médiéval existe‑t‑il ? Mouvance et identité textuelle dans les fictions du xiiie siècle », dans Cécile Le Cornec‑Rochelois, Anne Rochebouet et Anne Salamon (dir.), Le Texte médiéval : de la variante à la recréation, Paris, PUPS, 2012, p. 22.)
résumés
Cet article présente le numéro 20 de Fabula-LhT et détaille quelques-unes des questions méthodologiques qu’il se pose : peut-on expérimenter avec le passé ? Le médiéviste peut-il remonter dans le temps (du présent au passé) ou remonter le temps (du passé au présent) ? Peut‑on encourager les anachronismes et les contrôler ? Comment concilier la prise en compte de l’historicité à laquelle nous rappelle sans cesse la textualité médiévale avec la spéculation théorique et la production de concepts poétiques exportables au-delà du Moyen Âge ?
This article presents Fabula-LhT issue n°20 and details some of the methodological questions it raises: how can we experiment with the past? How could the medievalist travel through time (from the present to the past, as well as from the past back to the present)? Is it possible to encourage and control the use of anachronisms? How can we reconcile the consideration of historicity and theoretical speculations?
plan
mots clés
Anachronisme, Histoire, Médiévalisme, Mouvance, Moyen Âge, Poétique, Théorie littéraire
auteur
Florent Coste
École française de Rome
Courriel : florent.coste@orange.fr
auteur
Amandine Mussou
Université Paris-Diderot – Paris VII
Courriel : amandine.mussou@gmail.com
pour citer cet article
Florent Coste et Amandine Mussou, « De quoi le Moyen Âge est-il le laboratoire ? »,