Acta fabula
ISSN 2115-8037

Dossier critique
2014
Novembre 2014 (volume 15, numéro 9)
titre article
Jean-Louis Jeannelle

Pour une histoire du cinéma au négatif

Alain Weber, Ces films que nous ne verrons jamais, Paris, L’Harmattan, 1995 ; John Wranovics, Chaplin and Agee: The Untold Story of the Tramp, the Writer, and the Lost Screenplay, New York-Basingstoke, Palgrave Macmillan, 2005 ; Félix Guattari, Un amour d’UIQ : scénario pour un film qui manque, édition de Silvia Maglioni et Graeme Thomson, avec la collaboration d’Isabelle Mangou, Paris : Éditions Amsterdam, 2012, 328 p., EAN 9782354801151 ; Simon Braund, Les Plus Grands Films que vous ne verrez jamais, traduit par Jean-Louis Glauzier et alii, Paris : Dunod, 2013, 256 p., EAN 9782100701995 ; Alain Fleischer, Sade Scénario, Paris : Le Cherche-Midi, coll. « Style », 2013 & Bertrand Bonello, Films fantômes, postface d’Emmanuel Burdeau, Paris, Les Prairies ordinaires, 2014, 256 p., EAN 9782350960944.

« Il serait intéressant, un jour, de pouvoir écrire une histoire du cinéma au négatif, une histoire de sa matière noire, des films qui n’ont jamais été tournés »
Silvia Maglioni et Graeme Thomson dans Félix Guattari, Un amour d’UIQ, p. 37

Note : Ce texte est écrit en lien avec l’article publié dans le n° 13 de Fabula-LhT correspondant (« La Bibliothèque des textes fantômes », novembre 2014) : « “Toutes les histoires des films qui ne se sont jamais faits” : modalités de l’inadvenue au cinéma », URL : http://www.fabula.org/lht/13/jeannelle.html

1La réception en France du livre de Simon Braund, Les Plus grands films que vous ne verrez jamais, traduction de The Greatest Movies You’ll Never See1, fut remarquable pour un ouvrage traitant d’histoire du cinéma. Cette tentative fut jugée à la fois originale et documentée : l’auteur s’y proposait d’exposer près d’une soixantaine de projets (agrémentés de bonus) restés inachevés, cela en puisant abondamment dans les archives de Variety – d’où la restriction de ce palmarès aux studios hollywoodiens –, où la moindre esquisse de film annoncée se trouve détaillée, souvent avec casting et budget prévisionnels. La fascination que suscitent Something Got to Give de George Cukor (avec Marilyn Monroe, qui mourut avant la fin du tournage), The Day the Clown Cried de Jerry Lewis (achevé mais jamais diffusé), ou Napoleon de Stanley Kubrick et Dune d’Alejandro Jodorowsky (rendus impossibles par l’ambition visionnaire ou mégalomaniaque, selon le point de vue adopté, de leur auteur), trouve ici pour support visuel une série d’affiches conçues afin de donner vie à ces échecs du septième art. Le mode de présentation adopté est de nature chronologique et favorise nettement l’époque contemporaine, puisque la première moitié du siècle n’est représentée que par huit films, de Return from St. Helena de Charlie Chaplin à No Bail for the Judge d’Alfred Hitchcock (avec, parmi les bonus, quelques grands classique comme An American Tragedy de Sergueï Eisenstein, It’s All True d’Orson Welles et Adam and Eve de Leo McCarey), alors qu’à partir de 1960, chaque décennie compte entre sept et dix projets et que les années 2000 en comptent à elles seules quinze. Plus important, les films retenus font l’objet d’un récit où l’accent est placé sur les obstacles rencontrés par le réalisateur au cours de son entreprise : l’incapacité du producteur Blevin Davis à réunir les fonds pour tourner le Jésus que Dreyer entendait tourner afin de livrer un portrait réaliste de ce prophète juif né en Galilée et mis à mort par les Romains, les expérimentations techniques sur l’image et le son de Clouzot qui mêle, sur le tournage de L’Enfer, obsession du détail et autoritarisme, l’incapacité des scénaristes Chris Bryant et Allan Scott, auteurs d’un traitement intitulé Planet of the Titans, à convaincre la Paramount que la série télévisée Star Trek, qui connaît pourtant un nouveau succès dans les années 1970, peut être adaptée au cinéma avec profit …

2Les Plus grands films que vous ne verrez jamais est assurément une source d’anecdotes fort plaisantes. Reste qu’une telle histoire n’a rien de nouveau : ce que les critiques français prirent pour une idée originale n’est pas loin de constituer chez les anglo-saxons une sorte de sous-genre, très largement pratiqué. Différents essais, plus approfondis que celui de Simon Braund, existaient déjà, en particulier The Disney That Never Was de Charles Salomon, The 50 Greatest Movies Never Made de Chris Gore et surtout The Greatest Sci-Fi Movies Never Made puis Tales From Development Hell2 de David Hughes, eux-mêmes précédés par l’une des réflexions les plus abouties sur la question du cinéma invisible, à savoir Scenes Unseen : Unreleased and Uncompleted Films from the World’s Masters Filmmakers de Harry Waldman en 1991. Plus que ses successeurs, Waldman s’efforçait, en effet, d’ordonner la très longue liste des œuvres cinématographiques inabouties selon une typologie des multiples causes d’échec, telles que le veto du producteur, la mégalomanie de réalisateurs, les caprices de stars, ou la censure d’État, quand bien même cet effort de classement laissait rapidement place à une simple liste d’œuvres et de réalisateurs pour lesquels les causes précédemment distinguées se confondaient sans plus de hiérarchie3. Jouant de l’aura entourant certains projets échoués, dont l’échec paraît, selon une esthétique romantique, une caution supplémentaire au prestige de leur auteur, Waldman mêlait ainsi des phénomènes souvent hétérogènes : en dépit de la perspective d’ensemble initialement affichée, les films abandonnés se réduisait à une série de cas singuliers, autrement dit à un enchaînement de circonstances ponctuelles, de facteurs psychologiques et de contraintes budgétaires.

3Tel est le propre des histoires du cinéma invisible : chaque nouvelle étude se présente comme une entreprise sans exemple, prétendant réparer un intolérable oubli, là où il s’agit en réalité d’une préoccupation diffuse des revues spécialisées ou des historiens du septième art, formulée à intervalles réguliers. Les Plus grands films que vous ne verrez jamais n’apportait donc rien de bien nouveau. La question demeure, toutefois, de savoir ce que serait une véritable histoire du cinéma au négatif, et d’en premier temps de redonner à cette question une certaine épaisseur temporelle, avant d’en aborder les enjeux théoriques, sous peine de ne pas comprendre ce que nous cachent des publications au premier abord aussi stimulantes mais en réalité aussi superficielles que l’essai de Simon Braund.

Archives du cinéma invisible

4Le succès de documentaires consacrés aux faillites les plus célèbres, tels The Epic that Never Was de Bill Duncalf (au sujet d’I, Claudius de Sternberg) et plus récemment Lost In La Mancha de Keith Fulton et Louis Pepe (extraordinaire making of du tournage en 2000 de L’Homme qui a tué Don Quichotte de Terry Gilliam, devenu un documentaire sur son échec en 2002), montre que dans notre culture cinéphile, l’abandon d’un projet forme une intrigue parfois plus captivante que ne le serait le film même, eût-il été réalisé – tout aussi passionnant était le documentaire réalisé en 2010 par Yahel Hersonski, A Film Unfinished, à partir de bobines de film 35 mm tournées durant la guerre par une équipe allemande dans le ghetto de Varsovie : les séquences découvertes dans les années 1950 opposaient brutalement la richesse de certains Juifs à l’extrême misère des autres, mais furent complétées dans les années 1990 par une dernière bobine où se trouvaient conservés des rushes révélant les conditions dans lesquelles la vie du Ghetto avait été mise en scène à des fins de propagande antisémites4.

5Mais si la réalisation de documentaires se substituant aux films échoués s’offre, aujourd’hui, comme un domaine relativement nouveau (certainement promis à un grand avenir en raison de la multiplication des suppléments à la production d’un film), les journaux et revues spécialisés traitent depuis fort longtemps des « Greatest Stories Never Told5 » ou des « Ten Best Unproduced Screenplay6 » – il s’agit, en Amérique ou en Angleterre notamment, d’une sorte de marronnier7 (on en trouve un équivalent français dans des revues comme Positif, Les Cahiers du cinéma ou d’autres8) qu’alimente la curiosité à l’égard de ratages, envisagés comme une sorte de box-office au négatif. Un tel intérêt s’est démultiplié avec internet, où la culture fan alimente de manière vertigineuse le désir qu’ont certains spectateur de voir se réaliser les projets de leurs réalisateurs fétiches ou l’adaptation d’œuvres cultes et leurs prolongements transfictionnels9 – ainsi des déboires rencontrés au cours de la l’adaptation du roman de Frank Herbert, Dune, très largement documentés10, comme nombre d’œuvres relevant de ce que Henry Jenkins nomme la « culture participative11 ».

6Mais il y a plus significatif, à savoir les nombreux appels lancés pour conserver la mémoire des films qui faillirent se faire (et qui se confondent, bien entendu, en partie avec le combat mené pour la conservation des films réalisés mais menacés de destruction). Claude Gauteur est l’un des premiers à avoir appelé à la constitution d’un fonds où seraient réunis tous les projets restés sans suite, cela depuis la fin des années 1978 et en donnant à son entreprise de conservation différents noms : le « cinéma retrouvé », la « lanterne magique », les « films que vous ne verrez jamais » (désignation qu’il qualifiait lui-même de « joyeusement contre-publicitaire »), enfin la « scénarithèque idéale », ainsi qu’il l’écrivait dans La Revue du cinéma en juin 1988, où il se proposait de sauvegarder les films écrits sur le papier mais non imprimés sur la pellicule, part essentielle des œuvres complètes des réalisateurs qui en étaient à l’origine (Gauteur ne disait rien des scénaristes…). L’historien s’autorisait de quelques rares précédents comme Le Printemps de la liberté de Jean Grémillon (La Bibliothèque française) publié en 1948, Le Premier Amour et La Prière aux étoiles de Marcel Pagnol (Club de l’honnête homme) en 1971 ou encore la même année Le Moine de Luis Buñuel (Éric Losfeld)12. En 1986, Jean-Claude Biette imaginait à son tour dans « Poétique des anonymes » une anthologie des ruines du cinéma, faite pour l’essentiel de films abandonnés par manque d’argent, mort du réalisateur ou censure du producteur13. Creusant le paradoxe, Bernard Eisenschitz lançait au milieu des années 1990 : « Les meilleurs films sont ceux qu’on n’a pas vus14 ».

7C’est néanmoins à Jean-Luc Godard que nous devons la formulation la plus radicale : non plus un appel utopique à réparer un défaut ou un oubli dont notre négligence nous aurait rendu coupable, mais le déploiement, dès le chapitre 1A des Histoire(s) du cinéma intitulé « Toutes les histoires », d’une litanie : celle de « toutes les histoires des films qui ne se sont jamais faits ». Dire l’histoire d’Hollywood, l’histoire des derniers Nababs, Irving Thalberg ou Howard Hugues, tout autant que celle de chefs d’œuvres échoués, dont Godard énumérait les titres ou qui apparaissaient à la faveur de collages, tels Au cœur des ténèbres, La Condition humaine, Le Pré de Béjine, Don Quichotte, It’s All True… Se mêlaient ici films censurés par le pouvoir politique, films restés inachevés, films réputés irréalisables15, et films authentiquement « irréalisés » – dont La Condition humaine est assurément l’exemple le plus représentatif16. Cette dernière catégorie n’était toutefois que l’une des formes prises par l’anti-histoire du cinéma envisagée par Jean-Luc Godard, et que le réalisateur définissait comme l’ensemble des « films qui ne peuvent pas se voir » – « les autres, on peut les voir, à la télé… enfin, ce sont des copies que l’on voit ». À l’un des contrôleurs du cinéma venus fouiller ses étagères ou l’interroger sur la convention de Berne et les accords du GATT, Godard avait déjà répondu dans JLG/JLG : autoportrait de décembre (1995) : « Les films sont des marchandises et il faut brûler les films, je l’avais dit à Langlois, mais attention, avec le feu intérieur. L’art est comme l’incendie, il naît de ce qu’il brûle » (passage à son tour repris dans le chapitre 2B d’Histoire(s) : « Fatale Beauté »)17.

8En France, pas plus qu’aux États-Unis ou en Angleterre, le programme esquissé par Jean-Luc Godard ne semble avoir trouvé d’archiviste suffisamment intrépide, si ce n’est peut-être Alain Weber qui est l’un des rares à avoir proposé, à la suite de ce que Harry Waldman avait tenté dans Scenes Unseen, un panorama qui ne se réduise pas à une simple liste ou à un palmarès. Dans Ces Films que nous ne verrons jamais, publié l’année même du centenaire de la naissance du septième art, Alain Weber ordonnait en effet, autour de quelques cas célèbres une réflexion sur les différentes formes d’invisibilité au cinéma : les premières versions détruites de Nanook, Stroheim ou le génie en butte aux producteurs, Madame Bovary de Renoir sapée par ses distributeurs, Cayatte interdit de tourner Il faut réhabiliter Seznec18

Qu’y a-t-il à voir ?

9Que révèle la lecture attentive de tous ces travaux, en particulier celle de Ces Films que nous ne verrons jamais ? Qu’il est possible de citer un nombre de cas vertigineux, mais que les modèles permettant de rendre compte de ces phénomènes d’inadvenue19 sont en revanche extrêmement limités. Au point qu’il me semble possible de rattacher les facteurs d’inaboutissement à trois des plus célèbres auteurs du cinéma invisible, sortes de figures tutélaires de ce domaine. À eux trois, Eisenstein, Welles et Kubrick illustrent, en effet, de manière exemplaire les principales causes d’échec possibles au cinéma : la censure (en particulier politique), la résistance (voire l’hostilité) des producteurs et l’autodestruction due à un perfectionnisme poussé à l’extrême.

10On ne dénombre pas moins de quarante projets inaboutis dans le cas d’Eisenstein, de l’esquisse de scénario (dont celui de La Condition humaine avec Malraux, mais également le célèbre projet d’adaptation du Capital de Marx20) jusqu’au film détruit, qu’exemplifie par excellence Le Pré de Béjine21, mais également des projets plus complexes tel Glass House, que François Albera a décrit comme un « film impossible », voué à demeurer virtuel, tant sa conception excédait les possibilités de l’époque, aussi bien de la grande production que de l’avant-garde22. La fascination qu’exerce Eisenstein tient notamment à ce qu’une grande partie des « irréalisations » ou des mutilations subies se situent à l’un des moments les plus féconds mais également les plus exposés à l’arbitraire du pouvoir de son parcours. De retour en 1932 des États-Unis où se sont accumulés les échecs23 et où le réalisateur s’est vu dépossédé des rushes de Que Viva Mexico ! (qui a la particularité d’être à la fois incomplet et pluriel, puisque différentes versions, comme celles de Seton, Lesser, Leyda, ou Alexandrov, ont circulé)24, le réalisateur lance quantité de pistes qui se révèleront des impasses, notamment l’adaptation du Consul noir d’Anatoli Vinogradov, une comédie sur la bureaucratie soviétique intitulée MMM25, un film au sujet de Moscou dans le cadre d’un projet collectif sur l’histoire russe26, l’adaptation de la vaste épopée en vers du poète persan Ferdowsî, Shah-Namé (Le Livre des rois), qui se heurte, comme à bien d’autres occasions, à l’hostilité de Boris Choumiatski, en charge de la production cinématographique…

11Tout autant que pour Eisenstein, les œuvres inachevées ou mutilées d’Orson Welles, qui forment là aussi une grande partie de sa filmographie (Heart of Darkness27, It’s All True, Don Quixote, The Merchant of Venice, The Deep, The Other Side of the Wind, The Dreamers…), sont devenues un objet d’étude, parfois de culte. Parmi la vingtaine de projets concernés, toutes les formes d’invisibilité se trouvent réunies : scénarios non réalisés, tournages abandonnés ou confiés à un autre réalisateur, négatifs volés, films disparus… Mais c’est bien entendu l’hostilité ou les réticences des producteurs qui ont joué le rôle le plus déterminant. Orson Welles a néanmoins si étroitement intégré le phénomène à son mythe (comme le tournage d’Othello, financé avec ses cachets d’acteur et étalé sur quatre ans) qu’il a donné naissance à différents documentaires prolongeant les projets que le réalisateur avait dû abandonner, tels Working with Orson Welles (1993) de Gary Graver, consacré à The Other Side of the Wind, ou Orson Welles : One Man Band (1995) de Vassili Silovic, où Oja Kodar transforme la longue série de films inaboutis d’Orson Welles à la fin de sa vie en une véritable contre-épopée de l’histoire du cinéma. Plus frappant encore sont les reconstitutions dont le statut reste hybride : It’s All True de Richard Wilson, Myron Meisel et Bill Krohn est-il un documentaire sur la production et le tournage du film de Welles ou vise-t-il à se substituer à cette œuvre manquante dont il présente un montage des bobines retrouvées en 198528 ? Le sous-titre, « based on an unfinished film by Orson Welles » montre toute l’ambiguïté d’une telle entreprise de restitution, poussée plus loin encore en 1992 dans une reconstitution à partir de fragments disponibles de son projet d’adaptation de Cervantès intitulée Don Quichotte de Orson Welles, dont la réception fut désastreuse.

12Le cas de Stanley Kubrick, moins spectaculaire en apparence que celui de ses deux prédécesseurs, occupe néanmoins une place tout à fait symbolique. Ses projets inaboutis sont en nombre plus restreint – Napoleon, Aryan Papers et A. I. Artificial Intelligence pour l’essentiel –, mais le premier d’entre eux occupe une place exceptionnelle. Auréolé du succès de 2001: A Space Odyssey, Kubrick a en effet rédigé un scénario complet et s’est lancé dans la reconstitution minutieuse, quasi-obsessionnelle, de batailles ou de scènes de foule exigeant de nombreux extérieurs en France, en Roumanie et en Angleterre, la réalisation d’innombrables costumes d’époque, ainsi que la collaboration de plus de 30 000 soldats : la réalisation de Napoleon fut néanmoins interrompue par la MGM, rachetée par Kirk Kerkorian – outre la concurrence du Waterloo de Sergei Bondartchouk produit par Dino de Laurentiis, on invoque d’ordinaire le rencentrage du studio autour de projets télévisuels ou de films à moindre coût pour expliquer l’abandon de ce projet auquel Kubrick tenta d’intéresser, en vain, la United Artists et qu’il dut abandonner en 1971, pour se consacrer à l’adaptation de la nouvelle de Schnitzler, Traumnovelle (futur Eyes Wide Shut), et à la réalisation de Barry Lindon (qui profita largement de ces préparatifs). À l’origine du traitement et du scénario de ce projet, Kubrick apparaît comme l’« auteur » principal, voire même unique des archives rassemblées et publiées chez Taschen par Alison Castel en un coffret de dix volumes en 2009, réunis en un seul volume de 1112 pages en 2011, Stanley Kubrick’s « Napoleon »: The Greatest Movie Never Made29.

13Bien d’autres réalisateurs auraient pu prétendre devancer Kubrick en matière d’irréalisation et ont vu leur filmographie officielle se doubler d’une liste d’œuvres « échouées ». Dix-huit projets non réalisés de Hitchcock sont ainsi conservés dans les archives de la Margaret Herrick Library à Los Angeles (les plus documentés sont No Bail For the Judge, The Short Night et Frenzy, dont il existe un premier scénario daté de 1967-1968 et qu’Hitchcock réalisera en 197230) ; George Cukor et John Huston comptent chacun une soixantaine de projets répertoriés dans les mêmes archives ; William Wyler31 et Michael Cimino une quarantaine de titres tous deux ; côté français, Jean Renoir, dont Claude Gauteur a publié une série de synopsis, traitements ou continuités dialoguées sous le titre : Œuvres de cinéma inédites (Cahiers du cinéma/Gallimard, 1981), compte un bien plus grand nombre de projets restés sans suites, de la simple esquisse aux versions scénaristiques concurrentes (près d’une vingtaine rien qu’à la Margaret Herrick Library).

14Toutefois poursuivre une telle liste ne règlerait en rien la difficulté à laquelle je me heurte depuis le début et ne contribuerait même qu’à l’accentuer, puisque le principal obstacle à une étude des films inaboutis tient précisément au filtre « auteuriste ». De fait, il est frappant de constater qu’en dépit de son désir de systématicité affichée, Alain Weber lui-même délaisse peu à peu son classement au profit des cas mis en valeur. En quelque sorte, et la synthèse que je viens moi-même d’esquisser à partir des cas jugés exemplaires d’Eisenstein, de Welles et de Kubrick le démontre à nouveau, la logique auctoriale prévaut inévitablement parce qu’elle seule semble justifier le geste, toujours quelque peu arbitraire, de sauvetage de quelques chefs-d’œuvre potentiels parmi les innombrables films jamais achevés. En sorte que l’histoire du cinéma invisible n’est envisagé qu’à l’aune de ce qu’Alain Weber nomme une « pensée persécutée » (dans le septième chapitre de Ces Films que nous ne verrons jamais intitulé : « Panoramique pour une pensée persécutée ») : dès lors prévaut l’intention reconstituée du réalisateur, considéré comme unique auteur du projet et objet des brimades de la part des collaborateurs, producteurs, acteurs ou exploitants…

15Il y a là pourtant une impasse d’ordre théorique, puisque les films échoués ne nous paraissent en quelque sorte dignes d’intérêt qu’en tant que pièces manquantes d’une œuvre connue, plus précisément la part maudite du combat mené par un réalisateur contre les producteurs, les stars, la censure, les distributeurs, ou même le public… Les films non réalisés ou disparus sont en quelque sorte les scories de ces œuvres complètes qui forment notre canon et ne nous intéressent qu’à proportion de la place qu’ils auraient dû trouver au sein d’un corpus qu’ils complètent et bousculent parfois, mais seulement aux marges.

Une bibliothèque des « œuvres pour le cinéma »

16Ce filtre « auteuriste » a pour principale conséquence de limiter notre appréhension du cinéma invisible, non seulement parce qu’il conditionne notre curiosité à la valeur patrimoniale que tel ou tel film aurait pu ajouter à la connaissance des œuvres complètes d’un réalisateur estimé, mais surtout parce qu’il conduit à ignorer totalement un fait extrêmement simple, si évident même qu’il reste (telle la lettre volée de Poe) ignoré de tous – à l’exception, nous venons de le voir, de Claude Gauteur –, à savoir que le vaste domaine des films irréalisés n’existe pas uniquement sur le mode de l’absence et de la privation, mais qu’à l’inverse, c’est par trop-plein que nous peinons à nous y retrouver. Car pour beaucoup d’entre eux, les films avortés subsistent sous une forme scénaristique, du simple synopsis jusqu’à la continuité dialogue ou à la version de travail annotée par le réalisateur. Aussi faut-il, en la matière, craindre moins le défaut que l’excès : excès d’esquisses restées sans suite, de scénarios inaboutis, de versions d’un même projet jamais achevé… Le propre du vaste champ ici traité est d’être, c’est indéniable, privé d’images – du moins d’images enregistrées et montées sous une forme qui corresponde à l’intention de son ou de ses auteur(s), puisque subsistent souvent des dessins préparatoires, des photos liées aux préparatifs ou au tournage, des rushes, ou parfois même des fragments de scène –, mais cela ne signifie aucunement, comme peut le laisser penser la formule quelque peu hâtive de « cinéma invisible » à laquelle je recours ici32, qu’il n’y ait rien à voir : il y a en réalité beaucoup à lire.

17Or, prendre en considération les scénarios modifie radicalement la perspective : le cinéma invisible ne se réduit plus à une série d’anecdotes au sujet des persécutions dont les grands réalisateurs furent victimes de la part des producteurs, des autorités ou du public ; il représente au contraire un vaste domaine de textes qui s’offrent, tout en faisant signe vers une œuvre cinématographique absente (sauf lorsqu’un film disparu est par miracle retrouvé), comme l’unique trace de la forme prise, à un moment donné, par cette œuvre en puissance.

18On objectera que les scénarios inaboutis sont frappés d’une double infirmité : à la fois en tant que scénarios (autrement dit que documents écrits en vue de la préparation et du tournage de films, se limitant en quelque sorte à anticiper les œuvres cinématographiques à venir) et surtout en tant que textes amputés de leur réalisation (flottant dans une sorte d’indétermination étant donné que la forme qu’aurait pu leur conférer leur résorption dans les films anticipés restera à jamais inconnue), ils se voient irrémédiablement privés d’un véritable statut. Y a-t-il là une fatalité ? Précisément non. L’erreur serait, en effet, d’ignorer que le statut opéral des scénarios (réalisés ou non) dépend de leurs conditions d’accessibilité et de lisibilité, historiquement variables. L’œuvre dramatique n’a « consisté33 » en une œuvre dramatique qu’à l’issue d’un processus complexe, étroitement lié à toute une série de facteurs (évolution des pratiques théâtrales, souci chez certains auteurs comme Corneille de stabiliser le texte de leurs œuvres complètes, apparition de collections accueillant les œuvres dramatiques, valorisation par l’institution scolaire d’un corpus d’écrivains classiques34…) ; de même la consistance opérale des scénarios dépend-elle de multiples facteurs tout aussi variables : aucun élément de nature textuelle ne justifie à lui seul que le texte disparaisse entièrement au profit de l’œuvre filmée, en dépit de l’argument, souvent invoqué, de la complexité technique (là où il s’agit, la plupart du temps, d’une continuité dialoguée, dont la lecture – lorsqu’elle est non professionnelle, précisons35 – n’est pas différente de celle d’un texte dramatique). Les scénarios ne sont donc pas lisibles de fait et non de droit, c’est-à-dire protégés par leurs auteurs ou par les producteurs afin de préserver leur valeur intellectuelle ou économique. Il n’en reste pas moins qu’à la faveur d’une politique éditoriale approprié, le statut de ces textes peut évoluer en vertu ce que Gérard Genette nomme la « tolérance opérale du public36 », autrement dit de la plus ou moins grande pluralité d’immanence dont une œuvre est capable au gré des conditions qui en règlent l’accès. L’essentiel tient, on le voit, à l’étroite solidarité entre pratiques éditioriales et modes d’identification opérale en art. Rappelons que très tôt, dès 1912, on s’est posé la question de la publication des textes dont on tirait les films, comme dans cet article de Léon Demachy (qui signe sous le pseudonyme d’Yhcam) :

Pourquoi les très bons films, ceux qui possèdent une valeur intrinsèque réelle, ne viendraient-ils pas former un Répertoire, répertoire qui resterait et pourrait être repris ? Pourquoi les livrets hors ligne ne seraient-ils pas imprimés, avec leur mise en scène, tout comme les livrets de théâtre, et ne viendraient-ils pas constituer la Bibliothèque du Théâtre cinématographique37 ?

19Ou encore comme dans l’une de ses « Réflexions sur la littérature » de février 1936 où Albert Thibaudet évoque l’hypothèse d’une « littérature autonome » née du grand écran, dont les règles de composition et de présentation lui seraient propres, ainsi que cela s’est fait pour l’édition des pièces de théâtre, ajoutant néanmoins aussitôt :

Le malheur est que l’écran ne s’est pas donné de littérature du tout. L’écran sonore est né dans la crise du concept de littérature, et, comme on dirait, sous le signe de cette crise, et il s’en trouve bien, et il refuse d’en sortir. Il en sortira quand la « brochure » d’un bon film aura une valeur littéraire, comme la « brochure » d’une bonne pièce38.

20À vrai dire, la question s’est continuellement posée durant l’entre-deux-guerres, où alternaient l’enthousiasme des avant-gardes littéraires s’appropriant le modèle scénaristique (Apollinaire, Cendrars, Soupault, Desnos, Artaud, Fondane…) et la méfiance des théoriciens du septième art pour qui le texte risque de masquer la véritable nature visuelle et sonore de l’œuvre cinématographique. Mais quoi qu’il en soit de ces débats, notons qu’à partir de 1918, Abel Gance, Louis Delluc ou Marcel L’Herbier, que l’on regroupe sous le terme de « cinégraphistes », ont publié leurs scénarios dans des revues39 (Delluc de plus a fait paraître en 1923 le texte de ses films sous le titre Drames de Cinéma) ou que La Revue du cinéma a livré dans (presque) chacun de ses numéros des scénarios inédits – le n° 14 (1er septembre 1930) comportait d’ailleurs un article de Vsevolod Poudovkine intitulé : « Scénario et mise en scène : un écrivain de cinéma » (p. 49-58), où les débats sur l’existence d’une littérature scénaristique ayant cours en U.R.S.S. trouvaient un écho en France40.

21Si la vitalité dont avaient fait preuve les avant-gardes semble s’être éteinte par la suite (après la guerre, les publications de scénarios se font à l’initiative des auteurs du texte, tels Chris Marker et Marguerite Duras, ou de réalisateurs témoignant de leur sensibilité littéraire, tels François Truffaut, Éric Rohmer ou Ingmar Bergman), il semble qu’aujourd’hui, les conditions soient à nouveau réunies pour permettre une diffusion plus large des textes. Parallèlement à la publication des scénarios de films achevés et diffusés (pour la plupart des transcriptions de la version filmée) s’est peu à peu construite, depuis quelques décennies, une bibliothèque des scénarios irréalisés : celle-ci comptait déjà sur ses rayons Le Moine de Buñuel (1971), Techniquement douce d’Antonioni (1978), les Œuvres de cinéma inédites de Renoir (1982), À la recherche du temps perdu de Suso Cecchi d’Amico pour Visconti (1984)41, Le Scénario Freud de Sartre pour Huston (1984), L’Œuvre de cinéma de Vigo (1985), Jésus de Nazareth et Médée de Dreyer (1986), De Gaulle : scénario de Faulkner (1989)… Depuis, Dis voir, Images modernes, Les Cahiers du cinéma, Minuit, ou Gallimard ont publié respectivement le découpage d’Angelica, un film non réalisé de Manoel de Oliveira42, Trois films fantômes de Jacques Rivette43, Scénarios non réalisés de Michelangelo Antonioni44, Nickel Stuff (sous-titré : « scénario pour le cinéma ») de Bernard-Marie Koltès45, et un « [P]rojet de film d’après “Terre des hommes” » initialement gravé sur disque par Saint-Exupéry en 1941 pour Jean Renoir46, pendant que Capricci lançait une collection dirigée par Emmanuel Burdeau, où sont désormais disponibles Les Aventures de Harry Dickson de Frédéric de Towarnicki pour Resnais, Le Vagabond du nouveau monde de James Agee pour Chaplin ou Histoire de Julien & Marguerite de Jean Gruault pour François Truffaut47. Le même Emmanuel Burdeau vient de faire paraître dans la collection « Cinéma » des Prairies ordinaires Films fantômes de Bertrand Bonello qui rassemble les scénarios de trois projets de films, La Mort de Laurie Markovitch, Madeleine d’entre les morts et American Music48. Enfin est paru le scénario du projet Saint Paul que Pasolini, qui ne trouva pas de producteur, entendait publier mais qu’il n’eut pas le temps d’achever, préfacé par Alain Badiou49.

22Faut-il y voir une véritable innovation ? Ces parutions modifient-elles réellement quelque chose à l’idée que nous nous faisons des scénarios et de leur statut opéral ? Certes, on peut voir un signe fort dans le fait qu’un réalisateur au sommet de son activité comme Bertrand Bonello choisisse de livrer au public des projets longtemps caressés, alors même que l’aboutissement de ces projets était encore possible. Là où les réalisateurs peuvent reprendre inlassablement l’écriture d’un œuvre qui leur tient à cœur ou en déplacer les éléments dans de nouveaux projets, Bertrand Bonello renverse entièrement la perspective sur les scénarios inaboutis qu’il choisit de ne plus envisager comme de simples documents pour un film à venir :

Les films fantômes sont évidemment les plus beaux parce qu’ils ne sont pas ratés.
Mais les films fantômes ne sont pas des films invisibles.
La Genèse de Bresson, le Napoléon de Kubrick, le Mégapolis de Coppola sont des films que j’ai vus. J’ai vu le Saint Paul de Pasolini. J’ai vu la Recherche de Visconti.
Depuis dix ans, j’ai maintenant tellement vu les miens que je n’ai plus besoin de les faire50.

23Effectué par un réalisateur à qui ses récents succès semblent devoir ouvrir de réelles perspectives de production, le geste éditorial est d’autant plus frappant.

24Ce n’est toutefois pas là que se situe, me semble-t-il, l’évolution la plus déterminante pour l’avenir. La publication par Alain Fleisher d’un merveilleux Sade scénario ouvre une autre direction, dont on n’a pas assez souligné le caractère novateur51. Auteur de films indépendants audacieux comme Dehors-Dedans et Zoo Zéro, Alain Fleischer se vit proposer l’adaptation de l’un des romans de Sade, mais opta, ainsi qu’il s’en explique dans l’« Histoire d’un scénario » qui figure en postface à l’ouvrage, pour un projet consacré à la vie même du marquis, dans la continuité des travaux inauguraux de Maurice Heiner et surtout de la biographie de Gilbert Lély, projet dont la production fut confiée dans un premier temps à Daniel Toscan du Plantier (Gaumont), avant tout préoccupé de l’acteur qui incarnerait Sade à l’écran, puis à Gérard Lebovici, qui, secondé par Guy Debord, conseilla à l’auteur différentes améliorations dans la structure du scénario, mais fut assassiné en mars 1984, alors qu’il venait d’inscrire le projet au programme de ses productions pour 1985 ou 1986. Cette disparition tragique fit entrer, de fait, le scénario dans la sphère des œuvres inabouties. Mais ce que Sade scénario a de plus intéressant est le choix que fait Alain Fleischer de faire précéder le scénario même (dont est livrée la continuité dialoguée, mais du découpage technique qui devait l’accompagner) d’un essai intitulé « En deçà de Sade », dans lequel l’auteur reconstitue, deux ans après Pourquoi le xxe siècle a-t-il pris Sade au sérieux ? d’Éric Marty, la réception critique de l’œuvre depuis les années 1940, commente la notion de « sadisme », puis expose son projet d’un « “devenir scénario” de la biographie de Sade52 ». Tout part de ce simple constat que « dans sa vie de débauché presque ordinaire à son époque, certes imprudent et incorrigible, mais surtout malchanceux et mal défendu, Sade s’est limité à rester dans un en-deçà de lui-même et de son imagination d’auteur, inventeur des plus terribles fictions, sans échapper cependant, pour son plus grand malheur, à l’opprobre, à la condamnation publique et au châtiment qui, bien que destinés à sanctionner ses écarts de conduite, et à l’empêcher d’en commettre de plus préjudiciables encore à la réputation et à l’honorabilité de sa famille, semblent le punir par anticipation d’une œuvre d’imagination que ses adversaires voudraient révélatrice de sa vie véritable53 ». Là où les adaptations des œuvres de Sade ne peuvent que décevoir, par incapacité à matérialiser en images les fictions par définition les plus irreprésentables, Alain Fleischer choisit de se tourner vers la vie du marquis, sorte d’« antichambre de l’extraordinaire le plus irréductible, le plus réfractaire à la représentation54 ». En effet, contrairement à ses œuvres littéraires, figées dans l’horreur statique des situations imaginées par le maquis emmuré, le destin de Sade, « depuis cet en-deçà d’une existence ordinaire, aspiré par le tropisme d’un “par-delà la morale et la raison”, peut lui-même “faire cinéma”55 », autrement dit adopter une « forme cinématographique » (celle d’un « être avide de liberté, de lumière, des plaisirs et des jouissances quotidienne de la chair » enfermé dans une « salle obscure » et condamné à « imaginer non seulement ce qu’il est privé de faire et de vivre dans la réclusion de cet en-deçà, mais, bien au-delà, ce qu’il n’aurait jamais pu ni vivre ni faire »).

25Ce qu’Alain Fleischer esquisse avec Sade scénario, c’est en quelque sorte une forme textuelle dont l’inaboutissement cinématographique se voit compensé par le redéploiement des possibles dont le projet était initialement porteur. Autrement dit, la mise à disposition du scénario irréalisé n’y est plus motivée par la seule absence de l’œuvre cinématographique espérée, mais vaut pour elle-même, comme source d’un travail d’écriture dont la productivité esthétique s’expose librement. À vrai dire, le véritable modèle éditorial le plus intéressant en ce domaine avait déjà été fourni, quelques années auparavant, en 2005, lorsque John Wranovics avait publié chez Palgrave Macmillan le scénario intitulé « The Tramp’s New World » que James Agee écrivit pour Charlie Chaplin, à la suite d’un reportage sur les conséquences d’Hiroshima pour Time en 1947-1948, et que l’acteur-réalisateur n’eut pas le temps de mener à terme – une explosion atomique y détruisait la terre, laissant le « vagabond » seul dans New York en ruine56. L’extraordinaire étude de John Wranovics a, malheureusement, disparu de l’édition du Vagabond d’un nouveau monde proposée par Capricci en 2010, où elle se réduit à une simple préface : c’est elle pourtant, qui donnait toute sa valeur à ce scénario qu’Agee n’eut pas le temps d’achever et dont la valeur reste difficilement perceptible sans l’impressionnant arrière-plan que constitue l’histoire des multiples projets irréalisés de James Agee, de son amitié avec Chaplin à une époque où la position de ce dernier aux États-Unis se trouvait extrêmement fragilisée, et enfin des répercussions subtiles, directes ou indirectes, de The Tramp’s New World sur les œuvres de ces deux hommes (en particulier A King in New York, réalisé par Chaplin en 1957, soit deux ans après la mort d’Agee d’une crise cardiaque). L’une des principaux apports de cette étude est de révéler l’arrière-plan de potentialités sur lequel se détache l’histoire officielle du septième art, autrement dit l’immense réseau de rencontres, d’ébauches, de projets amorcés, continuellement réévalués puis abandonnés mais conservés, pour les cas les meilleurs, dans les limbes d’archives privées.

26Il se trouve néanmoins que l’étude de John Wranovics a trouvé, en France, son équivalent parfait dans l’essai que Silvia Maglioni et Graeme Thomson ont joint en 2012 au scénario imaginé par Félix Guattari : Un amour d’UIQ57. Voici le synopsis que Félix Guattari (soutenu par le producteur Lyric International) soumit au CNC en 1987 en vue d’obtenir l’avance sur recettes :

« On se demande toujours s’il n’existerait pas de la vie ou de l’intelligence sur d’autres planètes, quelques part dans les étoiles… mais ne se pose jamais de questions sur l’infiniment petit… peut-être que ça peut venir de ce côté là, d’un univers encore plus petit que les atomes, les électrons, les quartz… »
C’est en ces termes qu’AXEL, un jeune biologiste de moins de 25 ans, expose à JANICE (étudiante quelque peu désœuvrée du même âge) est fantastique découverte qu’il vient de faire.
Sitôt le dispositif installé pour établir un contact permanent avec l’entité mystérieuse, une difficulté majeure apparaît, difficulté qui avait conduit à l’échec d’une première tentative d’Axel : cet univers, quoiqu’infiniment petit, est capable de perturber, au plus haut degré, tous les systèmes hertziens de communication !
Il s’ensuit des dérèglements spectaculaires sur toute la terre. Dès que les membres de la communauté réussissent enfin à établir un dialogue verbal avec celui qu’ils appellent désormais I.U.Q. (Univers Infra-Quark), la situation se stabilise. Commence alors une phase d’apprentissage et d’échange mutuel entre deux mondes. D’un côté le petit groupe communautaire acquerra des instruments de connaissance et d’action proprement extraordinaires, tandis que, de l’autre, l’Univers Infra-Quark, en raison de son intelligence infiniment supérieure, ne tirera guère de bénéfices de la fréquentation des humaines. Par contre, il subira un choc qui se révélera pour lui catastrophique, la découverte de l’amour dans sa relation avec Janice. Tout le paysage planétaire s’en trouvera irrémédiablement bouleversé.
Contrairement aux modèles traditionnels des récits de science-fiction, nous avons à faire ici à un Univers qui, bien que tout puissant, se trouve totalement démunis devant des réalités humaines telles que la beauté, la sensualité, la jalousie, l’amour… Cela nous conduit à créer un nouveau type de personnage, d’entité à l’aspect multiforme, révélateur d’une remise en cause de la notion d’individu.
Ce récit peut se lire, un premier niveau, comme un scénario de bandes dessinées, un second niveau, on peut y voir la projection de problématiques d’ordre philosophique, psychanalytique et même psychiatrique. En dernier lieu, il est l’illustration d’une série d’interrogations prospectives relatives au monde d’aujourd’hui58.

27En inventant un nouveau type de personnage, décrit comme « subjectivité machinique […] sans délimitation fixe ni affectation personnologique constante ni option de sexe déterminé59 », Félix Guattari faisait un pari hautement risqué sur l’audace de l’industrie du cinéma : il ne consacra pas moins de sept ans (de manière discontinue) à ce projet conçu dans un premier temps avec Robert Kramer et qu’il poursuivit au cours des années 1980 dans l’espoir que le film soit produit à Hollywood. De ce scénario, dont il existe plusieurs versions et qui ne connut aucune tentative sérieuse de réalisation, résulte pourtant une étonnante série de court-circuits. Certes, la rencontre entre les radios libres ou la schizo-analyse d’un côté et Hollywood de l’autre était vraisemblablement vouée à l’échec : en vain l’histoire (réduite à un synopsis qui en faussait l’esprit) fut-elle soumise au début des années 1980 à Michael Phillips, producteur de Taxi Driver et de Rencontres du troisième type — Silvia Maglioni et Graeme Thomson n’en montrent pas moins que projeté sur la toile de la science-fiction qui connaît alors son âge d’or, Un amour d’IUQ perturbe à son tour l’image très lisse que celle-ci offre à notre regard facilement leurré et fait apparaître quelques poches de résistance. C’est sur ce point que leur étude offre les outils d’une authentique lecture d’un scénario désœuvré. La seule évocation du projet de Guattari suffit en effet à faire apparaître quantité de rhizomes cinématographiques, aussi bien dans les références que l’auteur se donne pour penser son œuvre que dans les productions contemporaines qui croisent cet objet non identifié (le cinéma de science-fiction avait connu dans les années 1970 son âge d’or) et plus encore dans les réalisations des années à venir, traversées à leur insu ou relue à la lumière spectrale d’Un amour d’U.I.Q. Ainsi Silvia Maglioni et Graeme Thomson montrent-ils que le cinéma de genre à cette époque est devenu « la toile de projection et de deuil pour les fantômes dispersés du désir révolutionnaire, sur laquelle l’altérité radicale d’un en dehors politique [était] souvent projetée non plus au travers de l’imaginaire d’une lutte collective mais en termes de rencontres avec des intelligences extraterrestres, des forces de vie obscures60 » (les deux auteurs soulignent d’ailleurs que Guattari connaissait Blade Runner de Ridley Scott par cœur et qu’il avait parodié les célèbres cinq notes de Close Encounters of the Third Kind de Spielberg en imaginant les membres du squat où se trouvait le jeune biologiste pianotant sur un synthétiseur pour entrer en contact avec l’Infra-Quark). Plus fascinante encore est l’analyse des multiples molécules de philosophie, de bande dessinée, de cinéma expérimental, ou encore de feuilletons télévisés qu’un scénario comme Un amour d’U.I.Q. agite, et qui se retrouveront par la suite dans des films comme ceux de Cronenberg.


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28« Il serait intéressant, un jour, de pouvoir écrire une histoire du cinéma au négatif, une histoire de sa matière noire, des films qui n’ont jamais été tournés61 », écrivent Silvia Maglioni et Graeme Thomson au sujet de ce scénario dont ils font apparaître de manière magistrale toutes les potentialités. Envisagé sous cet angle, le texte de Félix Guattari est certes un projet inabouti, mais il n’est plus simplement considéré comme l’unique vestige d’un film qui nous manque irrémédiablement : loin d’être lu par défaut, Un amour d’U.I.Q. devient lisible dans sa capacité à révéler les circuits souvent cachés de tout un imaginaire cinématographique dont l’histoire officielle des films qui se sont faits ne nous donne à voir qu’une partie seulement – et pas nécessaire la plus riche ou la plus innovante.