Acta fabula
ISSN 2115-8037

Dossier critique
2011
Mai 2011 (volume 12, numéro 5)
Odile Gannier

Mœurs & coutumes des ethnologues français : histoire d’un voyage fait dans l’écriture du terrain

Vincent Debaene, L’Adieu au voyage. L’ethnologie française entre science et littérature, Paris : Éditions Gallimard, coll. « Bibliothèque des sciences humaines », 2010, 521 p., EAN 9782070781119.

1Les rapports entre l’anthropologie et la littérature suscitent actuellement de nombreuses publications, à la liste desquelles Vincent Debaene — éditeur et préfacier, dans la collection de la Pléiade, de Tristes Tropiques de Claude Lévi-Strauss — a déjà contribué. Il consacre un ouvrage clair et convaincant, L’Adieu au voyage, à la situation qu’il juge très particulière à l’histoire de l’ethnologie française, celui d’une double postulation chez les anthropologues comme Lévi‑Strauss, Leiris, Métraux ou Griaule : écrire la monographie scientifique pour laquelle ils ont effectué leur mission sur le terrain et exprimer une perception personnelle de leur expérience, ce que V. Debaene appelle « le deuxième livre ». L’Adieu au voyage se concentre sur l’histoire de l’ethnologie, essentiellement entre les années 1920 et la période 1955‑1970 : cependant, s’interrogeant de bout en bout sur les zones de partage des disciplines, l’ouvrage aborde tous les aspects des sciences humaines, littérature, anthropologie, sociologie, histoire, muséographie ; de sorte qu’un index aurait été utile pour circuler plus facilement dans les cinq cents pages d’un volume aussi riche. Si V. Debaene commence sa présentation dans la décennie 1920‑1930, c’est qu’alors se constitue l’« école française » d’ethnologie, aux contours assez incertains au début, cristallisée autour de quelques individualités fortes comme Marcel Mauss, spécialiste de sociologie, le philosophe Lévy‑Bruhl et l’anthropologue Rivet, chacun ayant ses disciples, ses domaines et ses lieux d’exercice. À cette époque, les lecteurs et les écrivains français sont sensibles à l’ethnographie, la recommandent et s’en inspirent. L’ethnologie française s’est construite sur un croisement des disciplines : c’est à la fois une force et une faiblesse, contre laquelle les ethnologues réagissent en accentuant les différences avec l’art et la littérature en particulier.

2V. Debaene fait remonter l’hésitation entre littérature et ethnographie à la traditionnelle opposition entre littérature et science, déjà illustrée par Buffon ou d’autres savants de son temps : en effet la science, rappelle‑t‑il, a dû s’émanciper du champ de la « philosophie », vaste domaine qui recouvrait, en fait, tout ce à quoi s’appliquaient au xviiie siècle les « philosophes », intellectuels et savants de tout bord. L’opposition repose d’abord sur le fait que la science est jugée susceptible de progrès dans le temps, tandis que l’art reconnaît ses chefs-d’œuvre en dehors de toute échelle chronologique. De plus, la science est irriguée par l’observation et appuyée sur un protocole de méthode, ce qui peut la rendre aride, tandis que la littérature se nourrit de l’imagination et, adoptant ses propres lois de construction, peut s’agrémenter de libertés de forme ; validée par des experts, la science se veut objective, alors que la littérature est éminemment subjective et variable, surtout à l’époque moderne, « où les poétiques normatives ont disparu et où la définition de la littérature semble constamment remise en jeu. » (p. 32) De même, l’ethnologie, dès ses débuts, a tendu à se constituer comme discipline scientifique — alors même que son objet et ses pratiques n’étaient pas encore bien délimités — en valorisant la méthode de l’observation et de l’enquête de terrain, fondée sur des protocoles rigoureux, le refus de la fantaisie ou de l’imagination, le tout étant soumis au jugement d’une communauté d’experts professionnels : ces critères de scientificité étaient déjà ceux qu’avaient instaurés la biologie ou l’histoire.

3L’Adieu au voyage est l’occasion de mettre l’accent sur un triple questionnement : la question de l’ethnologie et de son contexte, les rapports de la littérature et de la science en général, et ceux du récit de voyage et de l’anthropologie.

4L’ouvrage présente dans une première partie les débuts de la discipline, autour de ces questions fondamentales, très nettement posées. L’ethnologie française a été véritablement intronisée par deux événements institutionnels : la fondation de l’Institut d’ethnologie de Paris en 1926 et la réorganisation du Musée d’Ethnographie au Trocadéro. C’est dès cette époque que l’on établit le lien entre les hommes actuels éloignés dans l’espace et les hommes de la préhistoire, alliance qui structure encore ces domaines de recherche aujourd’hui. C’est aussi à ce moment que l’ethnographie conçue comme une science envisagea de se dire au service des colonies — ce qui devait accentuer le lien que Leiris souligna plus tard en 1950 dans son étude sur « L’ethnographe devant le colonialisme » :

L’ethnographie peut être définie sommairement comme l’étude des sociétés envisagées au point de vue de leur culture, qu’on observera pour essayer d’en dégager les caractères différentiels. Historiquement, elle s’est développée en même temps que s’effectuait l’expansion coloniale des peuples européens et que s’étendait à une portion de plus en plus vaste des terres habitées ce système qui se réduit essentiellement à l’asservissement d’un peuple par un autre peuple mieux outillé, un voile vaguement humanitaire étant jeté sur le but final de l’opération : assurer à leur profit à une minorité de privilégiés1.

5V. Debaene observe cependant que si dans le monde britannique, par exemple, l’ethnologie a été effectivement au service de l’entreprise coloniale, il n’en a jamais été vraiment de même en France, les deux milieux se méfiant l’un de l’autre.

6Le Musée de l’Homme ressemblait alors davantage à un cabinet de curiosités, hétéroclite et désordonné, ou à un bric-à-brac d’objets séduisants coupés de leur contexte, qu’à des collections organisées selon un principe scientifique. Refusant l’esthétisme, le musée se devait au contraire de « tout montrer », au motif que tout, dans une culture — y compris ses rebuts —, peut devenir objet d’étude, à recueillir et à expliquer. Une part non négligeable du travail des ethnographes sur le terrain était la collecte : au point que le rapt d’un objet sacré devint par la suite la pomme de discorde de la mission Dakar‑Djibouti entre Leiris et Griaule, « le second reprochant au premier de nuire à l’image de l’ethnologie en rendant publiques de telles exactions » dans la publication de L’Afrique fantôme. Il n’en reste pas moins, souligne encore V. Debaene, que « ce récit est devenu emblématique de la “mauvaise conscience” de l’ethnologie » (p. 284).

7Étudiant la diffusion des connaissances par la voie de l’écriture, qui accompagne l’exposition publique des savoirs, V. Debaene se penche sur l’histoire de la publication, très éclairante : les ethnologues diffusent le résultat de leurs recherches dans des revues et des ouvrages, ils créent des collections (« L’Espèce humaine » chez Gallimard, plus tard la célèbre collection « Terre Humaine » chez Plon). Les ethnologues se dotèrent aussi d’une revue au titre significatif, Documents, qui réunissait des écrivains (d’anciens surréalistes en particulier) et des savants. Il n’est pas indifférent que les débuts de la grande époque de l’école française d’ethnologie aient été contemporains du mouvement surréaliste, qui s’était enthousiasmé pour l’« art nègre ». Mais on pourrait insister bien davantage que ne le fait V. Debaene sur d’intéressantes coïncidences chronologiques entre littérature, ethnologie et discours anti‑colonial puis post‑colonial : car on ne saurait isoler toutes ces publications de la société et de l’histoire dans laquelle elles se diffusent. Dans les années 1930, on ne peut oublier l’impact de l’exposition coloniale de 1931. De même, le contexte des décolonisations des années 1950‑1960 rend assez ambiguë la position de l’anthropologue. Le texte « L’ethnographe devant le colonialisme » de Leiris est contemporain, en 1950, du Discours sur le colonialisme d’Aimé Césaire. En 1952, Franz Fanon publie Peau noire, masques blancs, deux ans avant le lancement de la collection « Terre Humaine ». C’est dire si la question de l’ethnologie est profondément liée au regard mutuel des peuples : il s’inverse précisément au moment des décolonisations. En 1953, L’Enfant noir de Camara Laye relevait du témoignage sur sa culture, mais le roman se terminait par le départ du jeune Africain pour la France, pour y faire ses études ; en 1956 le Camerounais Ferdinand Oyono peignait avec beaucoup d’ironie les rapports entre colonisateurs et colonisés dans Le Vieux Nègre et la Médaille, pour ne citer que ces deux exemples. Des portraits contrastés du colonisateur et du colonisé furent présentés par Albert Memmi, en 1957.

8La collection « Terre Humaine » se préoccupe aussi du point de vue : les premiers textes publiés dans ce cadre étaient à mi‑chemin entre ethnologie et littérature — si l’on considère que le récit de voyage relève de cette catégorie —, avant d’accueillir des témoignages de ceux qui sont d’ordinaire les objets de la description : « deux types de parole sont autorisés : celle de l’indigène qui seul peut parler en son nom ; celle du “savant épique”, héroïsé par ses voyages et son expérience du désert ou de la banquise. » (p. 447) Certes le regard de l’indigène avait déjà été mis au cœur des interrogations chez Léry, qui avait vécu parmi les tribus amérindiennes des environs de Rio — exemple cher à Lévi‑Strauss, qui voyait dans l’Histoire d’un voyage fait en terre de Brésil le « bréviaire de l’ethnologue » ; Bougainville avait tenu compte des observations d’Aotourou, le Polynésien amené à la cour de France, par exemple. En fait l’ethnologie était déjà au cœur des indications fournies par Joseph‑Marie de Gérando, en 1799, dans les Considérations sur les diverses méthodes à suivre dans l’observation des peuples sauvages. Il y donnait des indications au « voyageur philosophe », à qui il procurait une batterie de questions à poser aux populations rencontrées lors des voyages, principalement au capitaine Baudin, en partance pour le Pacifique, et au citoyen Levaillant, à destination de l’Afrique. Il leur conseillait de résider un moment chez ces peuples et apprendre leur langue — conseils donnés ensuite aux ethnographes de terrain. Élaboré à la charnière des xviiie et xixe siècles, ce questionnaire est contemporain de la première abolition de l’esclavage en France. Dès l’Encyclopédie de Diderot et d’Alembert, la définition du voyage (donnée par le Chevalier de Jaucourt) était ainsi conçue :

Le principal but qu’on doit se proposer dans ses voyages, est sans contredit d’examiner les mœurs, les coutumes, le génie des autres nations, leur goût dominant, leurs arts, leurs sciences, leurs manufactures et leur commerce. 

9Rousseau aussi, dans les notes du Discours sur l’inégalité, observait que « les particuliers ont beau aller et venir, il semble que la Philosophie ne voyage point2. » Il regrettait, comme Jaucourt, que les philosophes ne soient pas plus attentifs à cette source de connaissances et de réflexion.

10C’est là une autre caractéristique de l’ethnologie à la française, qui montre le statut par définition ambigu de la discipline : sa parenté ancienne et fidèle avec la philosophie. Le lien entre la littérature et les sciences de l’homme — qui ne s’appelaient pas encore anthropologie au temps de Montaigne, de Rousseau ou pourrait-on ajouter de Nicolas Démeunier, et bien d’autres — ne date pas de la fondation de l’Institut d’Ethnologie de Paris. Ainsi, philosophie, réflexion sur l’autre et ethnologie ne peuvent être dissociés, quoi qu’en disent les anthropologues, et une conception étroite de la monographie ethnographique, complètement détachée de la période dans laquelle elle s’élabore, est en fait intenable : c’est ce que représentent aujourd’hui les réflexions sur l’ethnologie réflexive. D’ailleurs le fait même d’étudier l’ethnologie dans une nation donnée, française en l’occurrence, et à une période donnée, 1925‑1970, comme le fait V. Debaene, est aussi significatif de la prise en compte, implicite mais somme toute très classique, de la foi dans l’esprit des nations et dans l’impact de l’histoire contemporaine.

11Les nouveaux ethnologues des années 30 veulent se démarquer de deux catégories, d’autant plus stigmatisées qu’elles sont finalement très proches : l’érudit de cabinet et le voyageur. « Je hais les voyages et les explorateurs », affirmait Lévi‑Strauss à la première ligne de Tristes Tropiques, qui n’est pas le seul à honnir touristes et reporters, ces voyageurs non adoubés par leurs pairs. La presse (fort abondante dans ce domaine, avec les inconvénients, du point de vue scientifique, des procédés racoleurs du grand tirage) et les récits de voyage des simples particuliers, fussent-ils écrivains, semblent aux ethnologues deux types de publication particulièrement détestables. Les Albert Londres, Paul Morand, Henry de Monfreid, Ella Maillart, et d’autres, leur font une redoutable concurrence. Mais que dire du récit de voyage « à la Loti », qui semble illustrer les plus haïssables penchants de la littérature de voyage : pittoresque, exotisme, goût du sensationnel… Georges Balandier affirme encore aujourd’hui : « Mon travail, c’est un combat contre l’exotisme3. »

12V. Debaene est particulièrement clair dans la première partie de son ouvrage, où il montre ce contre quoi les ethnologues veulent se prémunir. Cependant son propos est plus embarrassé lorsqu’il entreprend de montrer comment se manifeste ou se récuse chez les ethnologues le goût de l’écriture : car tout en refusant la littérature, ils y reviennent presque constamment. En réalité le protocole ethnographique n’est pas assez établi, dans les débuts, pour que l’improvisation ne soit pas, sur le terrain, une méthode couramment employée ; les anthropologues se trouveront ensuite toutes sortes de bonnes raisons pour écrire l’envers du décor, ce que ne peut pas révéler la monographie dont les règles deviennent bientôt assez rigoureuses (structure, tonalité, limitation de la subjectivité dans le point de vue…), d’autant plus rigoureuses que la discipline veut être reconnue comme une science. D’ailleurs Roland Barthes montre combien l’écrit scientifique absolument véridique est un leurre :

De toutes ces formes [de l’imaginaire], la plus captieuse est la forme privative, celle précisément qui est d’ordinaire pratiquée dans le discours scientifique, dont le savant s’exclut par souci d’objectivité ; ce qui est exclu n’est cependant jamais que la « personne » (psychologique, passionnelle, biographique), nullement le sujet ; bien plus, ce sujet se remplit, si l’on peut dire, de toute l’exclusion qu’il impose spectaculairement à sa personne, en sorte que l’objectivité, au niveau du discours — niveau fatal, il ne faut pas l’oublier —, est un imaginaire comme un autre4.

13Autrement dit, l’écrit scientifique même ne pourrait échapper à la catégorie de l’imaginaire. L’écrit produit dans les conditions du « deuxième livre » sera plus volontiers subjectif, personnel, en un mot bien proche du littéraire. Nous sommes ainsi revenus au point de départ : voulant récuser la forme littéraire, les ethnologues y reviennent presque nécessairement, parfois dans ce « deuxième livre » dont parle V. Debaene, livre personnel parfois presque en lieu et place de la monographie scientifique attendue. On a pu y voir le « résidu de la science » (p. 109), le « retour du refoulé » (p. 128). Dans le cas de Leiris par exemple, L’Afrique fantôme précéda des ouvrages résolument ethnographiques — dont, peut-on ajouter, la postérité auprès du grand public est sans commune mesure avec le texte personnel présenté sous la forme du journal, avec ses hésitations, ses commentaires, ses impressions. En outre, à côté du document, les ethnologues ressentaient le besoin de dépeindre une « atmosphère » : autre objectif qui les rapprochait de la littérature. Cette double postulation, expressive et référentielle (si l’on veut ici emprunter les termes de Jakobson), se résout chez Alfred Métraux dans son ouvrage sur L’île de Pâques, d’une façon qui, en le masquant, ne supprime pas réellement le problème : la première version de l’ouvrage, de 1941, a été retouchée, presque dénaturée, dans l’édition de 1951, où s’opère un « raidissement » de la posture scientifique « et une forme de censure » (p. 422). Là où le récit de l’expédition voulait d’abord faire sentir une atmosphère, donner des impressions, être peut‑être parlante pour le plus grand nombre, la deuxième édition coupe les ponts avec le point de vue personnel et choisit son camp dans la « querelle de propriété » dont parle V. Debaene. Ce sera dorénavant un ouvrage délibérément froid, impersonnel et « scientifique » — même s’il perd du même coup en intérêt pour la majorité des lecteurs, déterminant ainsi délibérément un lectorat spécialisé.  Les pages consacrées par A. Métraux aux « difficultés de l’enquête ethnographique » évoquent d’ailleurs sa méfiance aussi bien vis-à-vis de la théorie que de l’intuition : signe que la méthode est encore hésitante. V. Debaene ne convainc donc pas son lecteur d’une stricte différenciation entre science et littérature — qui justifierait le « deuxième livre » personnel, puisqu’au contraire les frontières sont partout assez floues entre les deux options.

14L’ouvrage de V. Debaene consacre précisément sa deuxième partie à la difficulté du récit de voyage, toujours fondé, d’après l’auteur, sur une affirmation polémique, puisqu’il s’écrirait systématiquement contre un genre ou une forme. Cette partie est ciblée sur l’analyse de cas, et étudie en détail trois exemples particulièrement remarquables dans le genre des « deuxièmes livres » : Flambeurs d’hommes de Griaule, L’Afrique fantôme de Leiris, Tristes Tropiques de Lévi‑Strauss. Le texte de Marcel Griaule adopte le point de vue des Abyssins — ce qui n’est pas sans rappeler Les Immémoriaux de Segalen et leur point de vue maori. Pour L’Afrique fantôme, V. Debaene note que Leiris oscille entre le journal personnel (celui d’un poète, qui plus est) et la mission scientifique ; mais il rapproche en privé son expérience africaine de Lord Jim. À vrai dire, peut‑on ajouter si l’on veut être impitoyable, il semble que le texte de Michel Leiris oscille entre ses aspirations personnelles et la tâche acceptée, mais avec une gêne qui ne va pas sans une certaine affectation et une sorte de snobisme vis-à-vis du genre du journal de voyage — qu’il est de fait en train de composer — et qu’il prétend trouver ridicule. Il se dit, avec peut-être une certaine coquetterie d’homme de lettres, au-dessus de l’idée même de publication, mais il ne peut y résister. Il n’en pose pas moins les données essentielles du problème, et L’Afrique fantôme est restée plus célèbre pour ses hésitations méthodologiques que pour ses résultats ; on comprend que Leiris ait été plus à l’aise dans des textes aux contours génériques plus clairs (Biffures d’un côté, Cinq études d’ethnologie de l’autre, par exemple). La troisième étude détaillée porte sur Tristes Tropiques, dont la structure et la tonalité flirtent aussi avec le roman conradien : « L’amertume du voyageur était un topos dès avant Baudelaire, et l’“échec de l’évasion” disposait déjà d’une solide tradition au moment où Lévi‑Strauss écrivait. » (p. 310) Quant à certaines pages, comme la fameuse description du coucher de soleil qui rappelle l’épisode des clochers de Martinville dans la Recherche du temps perdu, elles montrent dans ce livre de Lévi‑Strauss — qui se définit surtout par ce qu’il n’est pas — la tentation littéraire de son auteur. Évidemment il ne s’agit pas d’une monographie, ni d’un essai anthropologique, ni d’un journal, ni d’un récit de voyage, ni d’un roman. Et pourtant il appartient à une forme particulière de la littérature ethnographique, qui décrit le monde sans pour autant renoncer aux « impressions de voyage », à la tradition bien établie. Tout dépend en fait de la manière dont on définit la littérature. Tristes Tropiques n’a pas reçu le prix Goncourt auquel il aurait pu prétendre, au motif que ce n’était pas un roman. Mais il n’est pas de même facture que les essais comme l’Anthropologie structurale : entre les deux se glisse la subjectivité, l’usage de la fonction expressive de son auteur, la diversité des approches, les réminiscences littéraires… Au cœur des ténèbres reste le modèle implicite de nombre d’écrits d’ethnologues. Il n’est pas du tout sûr d’ailleurs que l’hypothèse initiale de V. Debaene — à savoir que le récit de voyage s’inscrit toujours contre les autres — soit toujours vérifiée : Lévi-Strauss a à cœur de rappeler les voyageurs qui l’ont précédé, ce que note bien L’Adieu au voyage, comme Léry au xvie siècle ou Bougainville au xviiie siècle ; c’est d’ailleurs exactement ce qu’avait fait ce dernier avant de rendre compte de son expédition, s’inscrivant ainsi dans une lignée. Dans ce cas, faudrait-il supposer que le propre du modèle d’écrit ethnographique, au contraire, est d’être absolument autonome ? Rien n’est moins sûr, il suffit de lire les premiers chapitres de l’archétype du genre, Les Argonautes du Pacifique occidental, pour s’en convaincre. Cette deuxième partie de L’Adieu au voyage est finalement plus embarrassée à démêler et à trancher la « querelle de propriété » entre littérature et science, car les trois exemples montrent la porosité de cette frontière.

15En effet le départ entre ethnologie et littérature est difficile à opérer. Les nécessités de la science imposent une collecte systématique, et une certaine rigueur généralisable en protocoles, en manuels, en instructions ; c’est dans la restitution de ces données que se pose non seulement le problème de l’interprétation, du choix individuel, de la construction de théories, mais surtout, en ce qui nous concerne, du mode d’écriture. Observons par exemple que la description précise, exigée de la monographie ethnographique, caractérise aussi le Nouveau Roman, qui aime tant ces descriptions essentialistes, où le héros et le point de vue s’effacent : Le Voyeur de Robbe‑Grillet date aussi de 1955, par exemple. Les objets semblent bien exister en dehors de tout regard surplombant : illusion d’optique bien sûr. A‑t‑on là inventé l’observation littéraire du détail ? Certes non. Mais elle semble intervenir après une autre façon d’envisager le récit et la description. Caractéristique du Manifeste du Surréalisme était le refus de la contingence, du style bien connu qui aurait poussé à écrire — puis à refuser d’écrire — « la marquise sortit à cinq heures ». Ce n’est peut-être pas tant le « caractère arbitraire » du récit qui est visé que l’ennui relatif des minuties du voyage, de celles qui ne peuvent être particulièrement parlantes à nombre de lecteurs, mais qui enchantent les autres, amateurs de voyage par procuration. Leguat reconnaissait déjà dans sa préface à ses Voyage et aventures, en 1707 :

Une relation bien écrite est lue avec plaisir, quand elle serait un peu badine ou un peu romanesque. On demande aujourd’hui une perfection de langage avec plus d’empressement et plus de sévérité que jamais. Les petits Riens de Monsieur l’Abbé de Choisy, par exemple, dans son Voyage de Siam, ont une grâce incomparable ; ils ont des agréments préférables à beaucoup de matériaux précieux. « Nous mouillons. On appareille. Le vent prend courage. Robin est mort. On dit la messe. Nous vomissons. » Ces petits mots, qui font la moitié du livre, sont d’un prix qui ne se peut dire : ce sont des sentences. Cela est si fin, si joli, qu’on le doit plus aimer que des découvertes. Et vous, gentilhomme campagnard, qui racontez vos affaires grosso modo, qui dites tout bonnement ce que vous avez vu ou ce que vous avez entendu sans fard et sans façon, est-ce que vous iriez vous imaginer que votre histoire véritable, singulière, morale même, et politique tant qu’il vous plaira, doive entrer en comparaison d’un livre bien écrit5 ?

16Si l’on remplace dans ces lignes le « gentilhomme campagnard » par l’« ethnographe », on se retrouve confronté à l’éternelle opposition entre la forme travaillée et l’écriture « transparente », si elle est possible, et en outre à la concurrence entre les petits détails personnels ou réalistes d’une part et de l’autre le témoignage soi-disant objectif dont la vérité est peut-être révisable et l’intérêt finalement incertain. Le même abbé de Choisy disait en effet au destinataire de ses notes : « Je fourre dans le Journal tout ce que j’apprends ; ce sera à vous à ranger tout cela à sa place6 ». On croirait lire des notes de terrain destinées à un travail anthropologique ultérieur.

17Au-delà des analyses de V. Debaene, c’est peut‑être dans ces rapports entre récit de voyage et texte ethnologique que le débat reste le plus ouvert. L’ethnologue et le voyageur attentif ne sont pas si différents au fond — si ce n’est que ce dernier pratique moins la forme de l’enquête « policière » dont parlaient Griaule et Leiris… L’ethnologue recueille des données, décrit et rend compte à la manière de Chateaubriand : en se supposant investi de la mission de sauvegarder un empire en péril, une coutume près de disparaître. L’examen des titres anciens montre le souci des voyageurs — souvent des missionnaires, dont on ne doit pas nier l’apport historique — de se rendre utile à la connaissance de l’homme. En fait, les titres oscillent entre deux modèles : soit l’histoire d’un voyage (comme Léry chez les Tupi, qui intitule son récit Histoire d’un voyage faict en la terre du Bresil, ou de Sagard chez les Hurons, qui raconte Le Grand Voyage du pays des Hurons, situé en Amérique vers la Mer douce, és derniers confins de la nouvelle France, dite Canada, en 1632) ; soit le titre donne une perspective focalisée sur le pays visité (comme le fait Hans Staden, dans la seconde partie de sa Véritable Histoire et description d'un pays habité par des hommes sauvages, nus, féroces et anthropophages, en 1557 ; ou André Thevet, Les Singularités de la France antarctique, quoi que l’on puisse penser de l’exactitude de son texte ; ou plus tard Jean‑Baptiste Du Tertre, Histoire générale des Antilles habitées par les Français, en 1667 ; ou encore de Lafitau, Mœurs des Sauvages amériquains comparées aux mœurs des premiers temps, en 1724, et bien d’autres). Les uns doivent-ils pour autant être rejetés comme « voyageurs » et les autres lus comme anthropologues ou historiens (avec le sens très large du mot « histoire » dans ces titres) ? Tzvetan Todorov fournit une forme de réponse :

L’ethnologie n’est pas la sociologie des primitifs, ou la sociologie du quotidien, mais la sociologie faite du dehors : la non-appartenance à une culture me rend plus à même de découvrir ce qui échappe à ses membres, à force de se confondre avec le naturel. Il en va de même pour l’historien, même s’il y pense plus rarement : c’est précisément parce qu’il ne participe pas à certains événements qu’il peut en révéler le sens. Il est indispensable, dans un premier temps, de s’identifier à l’autre pour mieux le comprendre ; mais il ne faut pas en rester là : l’extériorité de l’observateur est à son tour pertinente pour la connaissance. Le sinologue européen qui veut être aussi chinois que les Chinois oublie que son privilège tient à ce qu’il n’en est pas un. La connaissance des autres est un mouvement d’aller et de retour ; celui qui se contente de s’immerger dans une culture étrangère s’arrête à mi-chemin7.

18Ainsi, l’ethnologue est efficace s’il garde le sentiment du « différentiel », conception que développait aussi Lévi‑Strauss dans Anthropologie structurale. Bref l’ethnologue doit rester voyageur entre les cultures et garder l’œil perçant pour déceler la sensation du « divers pur », pour emprunter le mot de Segalen dans l’Essai sur l’exotisme.

19La troisième partie de L’Adieu au voyage reprend le fil de la démonstration historique : V. Debaene rappelle les positions de Lanson, en 1895, pour qui le lot de l’artiste est d’être dépossédé par le savant. Face à cette affirmation, Roland Barthes, à la fin des années 1960, rêve de faire revenir le savant vers la littérature. Mais il établit utilement la nuance entre « écrivain » et « écrivant »8 : ce qui détermine en effet un usage différent de la langue. L’ouvrage de V. Debaene propose aussi une analyse minutieuse de la réception de ces textes, interrogeant ainsi le rapport entre l’ethnologue et son audience.

20L’Adieu au voyage est donc plutôt une histoire des rapports entre l’ethnologie et les productions littéraires et artistiques de son temps, essentiellement dans une période d’une cinquantaine d’années, qui s’achève en 1970 : et en cela V. Debaene propose des analyses remarquables sur cette évolution. Certes, il faut bien un terminus ad quem, mais on ne peut s’empêcher de regretter que l’auteur n’ait pas prolongé sa réflexion au-delà de la période choisie, car il nous prive ainsi des derniers travaux sur la question. Les récentes analyses de ce que certains ont appelé l’ethnographie réflexive seraient sans doute entrées de plain pied dans la suite de l’ouvrage, tant sur un plan chronologique que thématique. De même, les travaux sur l’écriture anthropologique, qui auraient été de première importance pour s’interroger sur les rapports entre littérature et ethnologie, sont automatiquement exclus : comme Le Discours anthropologique d’Adam, Borel, Calame et Kilani (1990), parmi d’autres. L’épilogue et le post-scriptum des Lances du crépuscule (ouvrage paru en 1993), sont cités mais très peu exploités, alors que Philippe Descola y propose d’intéressantes réflexions sur l’écriture du texte ethnographique à partir du journal de terrain, comme celle‑ci :

À cette part de vérité s’ajoutent deux ressorts littéraires que les ethnologues sont condamnés à employer sans toujours vouloir l’admettre : la composition, qui sélectionne dans la continuité du vécu des morceaux d’action réputés plus significatifs que d’autres, et la généralisation, qui investit ces fragments de comportements individuels d’un sens en principe extensible à toute la culture considérée9.

21On ne peut pas affirmer non plus que l’intérêt pour les rapports entre littérature personnelle et ethnographie soit exclusivement français, puisque des livres comme celui de James Clifford et George Marcus, Writing Culture (1986), ou celui de Clifford Geertz, Ici et là-bas. L’Anthropologue comme auteur (1988), portant sur l’écriture de Lévi‑Strauss, Evans‑Pritchard, Malinovski et Benedict, ont ouvert la voie à la prise en compte de la forme et du point de vue chez les anthropologues. La bibliographie sur ce thème est aujourd’hui particulièrement fournie. Mais le dessein de V. Debaene était de nous apporter un éclairage très précis sur l’« École française » d’ethnologie au cœur du xxe siècle. Cependant, pour s’en tenir aux plus emblématiques, l’ouvrage laisse bien des textes de côté, que l’on aurait aimé voir étudier d’aussi près.

22Que penser enfin des récits de Nigel Barley, qui a remporté un franc succès éditorial avec Un anthropologue en déroute, Le Retour de l’anthropologue, et de L’Anthropologie n’est pas un sport dangereux10 ? Il s’est trouvé des critiques pour lui reprocher de n’avoir pas appris suffisamment de choses à ses collègues anthropologues sur les populations qu’il s’est proposé d’étudier. Il s’agissait là aussi de livres écrits en plus de textes « sérieux », de « deuxièmes livres », dans lequel il ne craint pas de pratiquer l’autodérision. En fait le lectorat n’est pas le même et il faut probablement se garder de confondre les deux pratiques : aussi cette idée de « deuxième livre » est-elle particulièrement séduisante ; car ce sont ces récits ethnographiques qui rencontrent auprès des lecteurs le plus large succès et valorisent la discipline hors du cercle étroit des spécialistes. C’est parce qu’elle avait choisi de faire parler une voix que la collection « Terre Humaine » a connu un notable succès ; Léry, Sagard ou le père Labat continuent d’être lus malgré leur relative fantaisie ethnographique (ou en raison de celle-ci) ; aussi est-ce surtout le sectarisme intransigeant au nom d’une science « froide » qui doit être banni. Une remarque de Mary Louise Pratt, citée également en note par V. Debaene (489), mais dans un sens un peu différent, doit donner à réfléchir aux plus puristes tenants de la science désincarnée :

Pour un profane comme moi, la meilleure preuve qu’il y a un problème est le simple fait que l’écrit ethnographique tende à être d’un si surprenant ennui. Comment, se demande-t-on constamment, des personnes aussi intéressantes, faisant des choses aussi intéressantes, peuvent-elles produire des livres aussi assommants11 ?

23Plus généralement, c’est la question du genre littéraire qui se trouve posée, avec le cas particulier du sous-genre du roman ethnographique. V. Debaene ne se proposait d’ailleurs pas de l’étudier. L’exemple des Immémoriaux de Segalen est assez célèbre. En l’occurrence, comme J. Clifford en concède le droit à Albert Wendt, « des romans écrits par un Samoan peuvent parfaitement rivaliser avec le portrait de son peuple par un anthropologue distingué12 ». Albert Wendt va d’ailleurs plus loin, en se donnant malicieusement l’occasion de caricaturer le personnage de l’ethnologue : dans Le Baiser de la mangue (2003), on reconnaît sous les traits d’un professeur américain, un certain Mardrek Freemeade, la condensation de l’Américaine Margaret Mead — auteur de Coming of Age in Samoa en 1928 — et de l’Australien Derek Freeman, qui contesta ses résultats dans Margaret Mead and Samoa : The Making and Unmaking of an Anthropological Myth (1983)13.

24De sorte que l’on sera peut-être amené à conclure, même à regret, que le concept du « deuxième livre » ne résout pas le problème et qu’il sera sans doute impossible de séparer absolument le texte ethnologique « pur » et le texte à tendance littéraire, car tout choix, tout effet d’écriture, toute rhétorique peuvent faire pencher la balance de l’un ou l’autre côté. Le récit de voyage est lui aussi entre les deux, et il n’y a pas de véritable raison de le déprécier sous prétexte qu’il serait d’emblée plus personnel que scientifique. D’ailleurs les champs de ces disciplines sont si voisins qu’ils communiquent entre eux, et qu’élever des barrières n’a guère de sens. V. Debaene peut bien affirmer que les récits de voyage se débattent contre les schémas reçus, mais le texte des « deuxièmes livres » est finalement similaire : Lévi‑Strauss et Leiris commencent par dire « voici ce que ce livre ne sera pas » ; mais ils l’écrivent. Avec réticences peut-être, mais ils l’écrivent et le publient. Le récit de voyage ne vaudrait‑il que par l’exotisme facile ? Ce serait trop simple.

25Aussi le titre de L’Adieu au voyage ne semble‑t‑il pas nécessairement le plus représentatif du réel travail de l’ethnologue, même si, aujourd’hui, sa mission ne l’oblige pas toujours à partir au bout du monde — le nouvel ethnologue peut rester près de chez lui et pratiquer une étude de proximité : c’est ce qu’étudie par exemple Jean‑Didier Urbain, dans Ethnologue mais pas trop14 — ; même si tout semble découvert et toute différence abolie par la mondialisation, même si « cette terre est rincée de son exotisme » comme le disait déjà Henri Michaux en 1929 dans Ecuador15. Vincent Debaene devait employer l’expression « l’adieu au voyage » comme la dernière manière, pour les ethnologues de retour de mission, de dire, finalement et une dernière fois pour toutes, les réflexions et impressions de leur voyage avant de tourner définitivement la page. Il ne faudrait pas considérer pour autant que l’ethnologie récuse résolument le voyage, même si celui‑ci n’est plus le même qu’il y a plusieurs décennies ou a fortiori plusieurs siècles. Il faudrait même plutôt considérer que se manifeste une tentative de réconciliation entre littérature et voyage, entre récit de voyage et « deuxième livre » d’ethnologue.

26Le sujet reste donc d’un considérable intérêt, comme l’ensemble de l’ouvrage de V. Debaene, pour toutes les questions qu’il traite, et sa lecture est tout à fait stimulante. Mais on peut encore défendre la valeur du voyage et de ses récits, comme Michel Leiris lorsqu’il évoque à propose de Lévi‑Strauss l’expédition de l’anthropologue :

Loin d’être une simple occasion de dépaysement géographique, le voyage ainsi conçu représente une expérience à faces multiples et certainement l’une des plus complètes qu’il soit donné de faire à un individu conscient. En quelque lieu qu’elles soient menées et sans même qu’il y ait nécessité de se déplacer, ce sont des expériences de ce genre – telle celle du temps retrouvé chez Marcel Proust – qui paraissent constituer pour Claude Lévi‑Strauss […] les moments privilégiés qui permettent à la vie d’avoir encore un sens, bien que minée de tous côtés par le non-sens, et qui sont à la fois les justificateurs et les catalyseurs de notre activité16.