Acta fabula
ISSN 2115-8037

2008
Avril 2008 (volume 9, numéro 4)
Laurence Decroocq

Des Esseintes à rebours du siècle

Jérôme Solal, Huysmans et l’homme de la fin, Caen, éd. Minard, coll. « La thésothèque », 2008, 392 p.

1Jérôme Solal publie aux éditions Minard Huysmans et l’homme de la fin. Cette étude se focalise sur le roman-phare de l’auteur, À rebours. Son personnage principal, des Esseintes, serait cet homme de la fin entendue comme limite. La limite est l’axe étudié par Jérôme Solal dans le cadre de ce roman. Il s’agit de développer un thème qui, comme il le note, est non programmatique mais transversal et essentiel à À rebours à travers la notion de « fin ».

2J. Solal fait le choix d’une étude de l’espace-temps pour s’introduire dans À rebours. Mais il ne s’agit pas du seul apport de cette étude qui, ouvrant sur l’exploration des limites, se présente en deux temps. Une première partie s’intéresse aux limites romanesques, à la diégèse, et une seconde aux limites propres au personnage.

3Dans À rebours, Huysmans se place à la limite du roman. Crépuscule du roman réaliste, orée d’un nouveau roman ? A la limite. Aux environs de différents genres. A équidistance, et au moment de la transition. La limite ainsi exposée est affaire de distance (d’espace) et de temps.

4J. Solal explore ce qu’il reconnaît comme les limites d’À rebours : la préface écrite 20 ans après le roman, la notice, et le dernier chapitre en forme de conclusion. Il rôde à la limite du roman, et interroge l’art romanesque que Huysmans veut édifier en le dépassant. À rebours est en effet un roman particulier par ce dispositif qui amène les critiques à reconnaître la préface comme une partie du roman. Le rôle principal de cette préface est de donner les clefs (a posteriori) du roman et d’en arrêter le sens c’est-à-dire d’acter le geste de Huysmans-critique usurpant la place de Huysmans-écrivain. La préface annonce donc le roman mais en tire aussi les conclusions, et dépasse À rebours en le situant dans l’ensemble de l’œuvre. Exercice d’histoire littéraire qui ne s’exempte pas de la subjectivité de l’auteur qui opère lui-même.

5A travers ces trois espaces limitrophes (préface, notice et dernier chapitre), des Esseintes nous apparaît comme dépositaire du sens. Il est l’aboutissement, le terme d’une époque décadente. Il exprime cette décadence dans toutes ses dimensions : familiale, sociale, sexuelle. Il expose la déviance, la solitude, la névrose. Mis sur un piédestal, il évite l’effondrement qu’il incarne. Mais s’il se retire pour un temps à l’écart de la réalité pour incarner les possibles, il aura la révélation d’un nécessaire retour au réel. Alors que son plaisir tenait dans le déni du réel, sa santé (sa survie) exige qu’il réintègre le monde.

6Des Esseintes serait « l’homme de la fin », l’homme abouti, l’homme border-line. L’homme poussé au bout de ses limites. Là où le choix de Huysmans correspond à celui de son personnage. Là où diégèse et narration correspondent.

7Il s’agit alors d’investir le rapport au personnage-limite, aux choix difficiles à tenir, aux multiples contradictions (le départ pour nulle-part, l’isolement, la santé, l’exploration des limites organiques). Le décadent des Esseintes explore ses limites entre l’effacement du caractère humain en ce qu’il a de commun aux autres hommes et la mise en exergue de ses particularités décadentes. Son objectif est alors de mieux se définir (se délimiter), s’assujettir à un rôle. Le thème de la fin revient dans son jeu avec la maladie, la démence, la mort. Peut-on exposer sa disparition ?

8Jérôme Solal, remanie ici sa thèse présentée en 2001 et fait preuve de sa connaissance de la critique huysmansienne. Il a depuis poursuivi son étude de la littérature fin-de-siècle, et préparé l’édition d’une œuvre huysmansienne quasi disparue, La Magie en Poitou, Gilles de Rais, aux éditions Mille et une nuits.

9Cet ouvrage est la somme d’une pensée sur J.-K. Huysmans et l’homme décadent, l’homme romanesque. Des Esseintes apparaît comme l’homme décadent, l’homme qui signe le désengagement de Huysmans des formes romanesques traditionnelles. Des Esseintes est porteur d’interrogations, il permet de questionner les problématiques fin-de-siècle : la maladie, la nature, la morale, la société. Comme un ermite, il a besoin de s’exclure pour « s’épouiller » l’âme mais aussi jeter un regard sur ses contemporains. Il s’éloigne autant qu’il le peut pour avoir une perspective d’ensemble. Comme pour voir les tableaux impressionnistes, il doit trouver la bonne distance pour distinguer le motif où il trouve le sens. Des Esseintes est l’homme qui se joue du romanesque : théâtre, saynètes, épisodes et descriptions sont présents dans le roman, mais aucune forme n’ouvre sur les autres. Aucune ne s’impose aux autres. Tout est gratuit, donné pour tel, rien ne sert. L’immédiateté est la seule fin.