Acta fabula
ISSN 2115-8037

2008
Février 2008 (volume 9, numéro 2)
Colette Camelin

Le chemin de Navarin, avec B. Cendrars

Gisèle Bienne, La Ferme de Navarin, coll. « L’un et l’autre », Gallimard, janvier 2008.

1La Ferme de Navarin est issu d’une rencontre entre Gisèle Bienne et le poète de La Prose du transsibérien, de L’Homme foudroyé et de La Main coupée, car Blaise Cendrars ne cesse d’être poète dans ses proses. Gisèle Bienne fit son entrée en littérature en 1976 avec Marie Salope : Marie, réfractaire aux règles familiales, est « violemment indisciplinée », selon l’expression que Blaise Cendrars s’applique à lui-même. Marie-Salope est le récit de la libération d’une jeune fille « dont l’adolescence était alors si ardente et si folle » qu’elle ne savait, elle non plus « aller jusqu’au bout ». Aussi, étudiante, La Prose du transsibérien  l’accompagnait dans sa chambre de cité universitaire, emportée jusqu’à Kharbine par le « broun-roun-roun des roues ».

2Si La Prose du transsibérien est un itinéraire initiatique à travers le vide des plaines enneigées, la solitude, le désarroi, l’angoisse, les horreurs de la guerre, jusqu’à la naissance du poète, La Ferme de Navarin est une descente aux Enfers jusqu’au lieu où Blaise Cendrars perdit le bras droit pendant l’offensive de Champagne en 1915 : « ce n’est pas que la distance à parcourir soit longue, c’est que je me suis fixé un rendez-vous qui se joue “au cœur du monde”, mais se situe à sa périphérie dans un brasier » (p. 13).

3Avec une sobriété, une sûreté et une élégance rares, Gisèle Bienne tisse les fils d’une tapisserie en mouvement, comme celle qui défile par la vitre d’un train : l’éblouissement de la découverte, à vingt ans, de La Prose du transsibérien, le voyage, vingt ans plus tard, de Reims, où elle habite, jusqu’à la Ferme de Navarin, plus exactement jusqu’au terrain dévasté où « fut la Ferme de Navarin », à travers « la steppe de la Champagne pouilleuse », « les champs calmes, les croix blanches et noires, les anciennes terre calcinées » (p. 128). À chaque station de ce pèlerinage, sont évoquées les ombres de ceux qui semblent toujours hanter ces lieux : « Retirés dans le no man’s land d’une région humide et froide, ils ne font pas de bruit, ils sont dans la trappe de l’Histoire, au fond des champs de blé et de betteraves. On les y a laissés » (p. 16). C’est ainsi que parmi des millions de morts anonymes apparaissent les spectres de peintres et d’écrivains qui se sont  trouvés mêlés à l’immense massacre, chacun à sa place exacte sur le Front. Apparaissent ainsi les peintres Marc, Macke, Zinoviev, Braque, Masson, Jean  Hugo, Beckmann, Otto Dix et de nombreux écrivains : Alain-Fournier, Bernanos, Péguy, Vaché, Giono, Trakl, Aragon… Une grande place est faite à Apollinaire qui envoyait d’ici des messages à ses amies, « souvenirs de dangers et de l’infinie blancheur des tranchées ».

4Le texte de Gisèle Bienne entrelace des sensations précises et vives, les paysages âpres du Front vus par un peintre, et une méditation sur l’aventure artistique du début du xxe siècle. La puissante vague créatrice de 1913, en France et en Allemagne, s’est brisée sur le Front. Cendrars est accompagné d’un cortège d’artistes dont Gisèle Bienne ranime les silhouettes : « les morts ne peuvent nous parler que dans quelques livres », écrit-elle (p. 44). Encore faut-il savoir les écouter…

5Elle, elle l’a appris, enfant, quand elle allait dans le grenier interdit palper les habits des morts « cuits par la poussière et la chaleur » : « Je touchais à la mort, je touchais à la vie, j’entendais ses frémissements et son cri étouffé en retenant mon souffle » (p. 18). Il y avait là l’uniforme d’un grand-oncle « disparu » au Château de Grivesnes en 1918 — « disparu » comme Van Lees, « l’homme foudroyé », dont il n’est resté que le pantalon. Dans la ferme rôdait l’ombre du grand-père. Né la même année que Cendrars, « il était rentré de la guerre avec tous ses membres, mais l’esprit torturé » (p. 125). Gisèle Bienne demande : « S’il m’avait menée à Cendrars ? »

6Pourtant, ce grand-père, Marcel dans Paysage de l’insomnie, était pacifiste, alors que Cendrars était tourmenté d’une sombre violence à laquelle la guerre lui a permis de céder. Il dit que son double, Moravagine, « mauvais comme un poignard », « ne l’a jamais quitté dans la vie anonyme des tranchées ». Réformé après son amputation, « la sensation forte » des combats lui manque. Il est long à guérir de l’ivresse de « cette immense partouze » qu’est la guerre, selon l’expression de Frédéric Jacques Temple dans La Route de San Romano, récit de la Seconde Guerre mondiale.

7C’est la descente aux Enfers de Blaise Cendrars que Gisèle Bienne est venue interroger à la Ferme de Navarin : comment le poète se fit-il guerrier et le guerrier poète ? Les cratères d’obus et les tranchées sous les broussailles sont les traces de la violence au cœur du monde, de la violence au cœur de l’homme. C’est un poète qu’elle est venue rencontrer à la Ferme de Navarin, parmi ses compagnons. Et sa voix s’entrelace avec celle de Cendrars, révélant « le lien intime et fort » entre « l’un et l’autre ».