Acta fabula
ISSN 2115-8037

2007
Mars-Avril 2007 (volume 8, numéro 2)
Coralia Costas

La parole solitaire

Le monologue au théâtre (1950-2000). La parole solitaire, Textes réunis pas Florence Fix et Frédérique Toudoire-Surlapierre, Dijon, Éditions Universitaires de Dijon, coll. « Écritures », dirigée par Jacques Poirier, 2006, 208 p.

1Le volume Le monologue au théâtre (1950-2000). La parole solitaire réunit des textes signés par Isabelle Barberis, Blandine, Ehanno, Florence Fix, Hervelin Guervilly, Liza Kharoubi, Monique Martinez, Philippe Minyana, Anne Montfort, Lydie Parisse, André Petitjean, Sébastien Ruffo, Dimitri Soenen, Frédérique Toudoire-Surlapierre, Georges Zaragoza, énumérés ici dans l’ordre alphabétique comme ils le sont sur la dernière couverture. Les coordinateurs de l’ouvrage ont choisi de suivre, naturellement, un ordre thématique dans la suite des études, à savoir, trois sections, intitulées « La parole au monologue », « La communication impossible » et, respectivement, « Seul en scène », regroupant chacune des articles abordant les notions de monologue, monologisme, monologie ou encore de « parole solitaire », notions plus ou moins génériques et qui ouvrent la voie à plusieurs interprétations.

2Florence Fix l’indique dans l’ « Avant-propos » de l’ouvrage : l’expression de « parole solitaire » est préférée au terme de « monologue », parce que c’est une notion qui renvoie à des « paradoxes », « ambiguïtés » et « contradictions »i, et par cela même, ajouterions-nous, une notion efficace parce qu’elle empêche le sommeil du jugement. Après avoir mis en évidence les plus célèbres manifestations monologales du théâtre contemporain, dans lesquelles « la parole est le drame »ii, Florence Fix insiste sur le fait que celles-ci ont été conçues pour être actualisées sur une scène devant un public : « le monologue est écrit non seulement pour être énoncé, mais pour l’être sur scène, donc vu en tant et en même temps qu’il est dit. La parole solitaire tient sa spécificité — sa difficulté aussi — de la façon dont elle s’impose d’elle-même et s’exhibe, ne reste pas intérieure mais contraint l’autre au silence, alors même qu’elle le rend complice de ce voyeurisme »iii.

3Paradoxalement, ce volume consacré au monologue et à ses diverses formes et, implicitement sa première section, « La parole au monologue », commencent par un entretien avec Philippe Minyana, intitulé « Je suis contre le monologue ». Le dramaturge s’explique dès les premières lignes : il lui préfère l’oratorio, car à ses yeux le monologue est un « appauvrissement »iv, même s’il l’a pratiqué à plusieurs reprises. Outre théorisation du monologue, Philippe Minyana fournit dans cet entretien quelques clés très importantes pour l’interprétation de ses pièces. Il avoue s’intéresser à l’esthétique du fragment et les possibilités d’orchestration que celui-ci crée, il déclare avoir écrit au moins une partie de son œuvre par « réaction littéraire »v, ce qui à nos yeux constitue la spécificité même de la dramaturgie contemporaine, et encore plus, il explique en détail sa technique du cadrage, de la déviation de la perspective à l’aide des personnages « emblématiques », c’est-à-dire des « gens qui passent », ce qui nous rappelle les personnages-ficelle de Henry James. De toute façon, c’est dans ce contexte que Philippe Minyana trouve la justification du monologue : « En général, je choisis de cadrer ce qui ne l’est pas habituellement […]. Je ne veux pas du sensationnel ; je ne cadre pas en gros plan. […] Je délocalise le regard et le point de vue. Le monologue est un bel espace, mais prend toute sa valeur dans l’alternance »vi.

4L’attention du lecteur est ensuite dirigée vers une seule des pièces de Philippe Minyana, grâce à l’analyse dressée par Georges Zaragoza, intitulée « Chambres de Minyana : Comment revisiter l’écriture du monologue ». Selon l’auteur de l’étude, un synonyme très partiel et réducteur du titre Chambres pourrait être « Monologues », mais l’apport de Minyana consiste en ce qu’il ajoute une poéticité accrue à la succession spatiale et à la suspension temporelle caractérisant chacun des monologues constituant la piècevii. Georges Zaragoza précise à juste titre qu’ « il n’y a pas de chambres […] qui ne soit pas chambres de quelqu’un » et en effet dans chacun des six espaces évolue un seul personnage, « un homme (Kos), puis cinq femmes (Elisabeth, Arlette, Suzelle, Tita, Latifa) »viii, et qui ignore totalement les cinq autres. Pourtant, ils sont tous réunis par l’appartenance à un même milieu et la présence des mêmes préoccupations, ce qui assure la continuité des « séquences »ix, lesquelles d’ailleurs rappellent à l’auteur de l’étude le titre d’un film d’Henri Verneuil, Des gens sans importance. C’est le dramaturge qui dans ces « chambres » fait entendre la voix de chacun de ces « gens sans importance ». Telle est la conclusion de Georges Zaragoza qui y voit « une forme nouvelle de monologue, qui est forme ouverte et non forme concentrée et concertée, plus poétique que rhétorique »x.

5Dans son étude « "Un soir, tard, d’ici quelque temps" : Beckett à l’écoute », Frédérique Toudoire-Surlapierre commence par établir les traits définitoires du monologue — dysfonctionnement de la communication, refus du public de participer à ce processus communicationnel unidirectionnel, la non-réciprocité de celui-ci. Tel que l’auteur le remarque, le monologue suppose pourtant une certaine « relation à autrui », ce qui ne caractérise plus la situation de la parole solitaire. Dans ce dernier cas, il faudrait plutôt parler d’absence d’orientation et de futilité de la prise de parolexi. Frédérique Toudoire-Surlapierre précise que dans l’œuvre de Beckett, « la parole solitaire est une représentation auditive du vieillissement », elle « étale un passé qui se désagrège »xii. En même temps, elle donne l’impression d’être « autonome », tout en restant dans son essence « hétéronome » — concepts repris à Jacques Derrida, et dont l’emploi est pleinement justifié à propos des bobines réécoutées à l’infini par Krapp, dans La Dernière bande. Utilisant la voix en tant que « synecdoque et substitut corporel », Beckett joue avec l’ipséité et l’altérité de soixiii.

6À son tour, Dimitri Soenen parle de refus, cette fois-ci à propos des pièces monologales de Thomas Bernhard. Selon lui, la parole monologale est une provocation, une réaction au mutisme de la salle, une invitation à la « perturbation »xiv.

7La seconde section de l’ouvrage s’intitule « Communication impossible », et inclut, à son tour, quatre articles, dont le premier est signé par Blandine Ehanno et intitulé « Parole solitaire et dialogue amoureux dans L’Homme du hasard de Yasmina Reza ». On y a affaire à des « monologues-dialogués », c’est-à-dire à des monologues qui n’ont que l’apparence de dialogues, par écrit, alors que ces dernières n’adviennent pas à se concrétiser. Au moment où le dialogue acquiert une certaine réalité, si fictionnelle qu’elle soit, la pièce s’achève. C’est au spectateur donc d’interpréter le sens qu’il faut donner à ses « passerelles dialogiques » entre ces deux monologues parallèlesxv.

8Isabelle Smadja identifie dans le théâtre de Kroetz une situation plus spéciale. Son œuvre est plutôt constitué de dialogues et pourtant la communication, telle que le dramaturge lui-même précise, n’est pas fonctionnellexvi. Un signe très évident des trous dans la transmission du message est l’utilisation exacerbée du pronom « on », au lieu du « je »xvii, ce qui est d’ailleurs signe de l’abandon de la part même de l’initiateur de la prise de parole.

9La place du « je » est aussi prise par « il / elle » tout comme par « nous », dans la dernière pièce de Sarah Kane, 4.48 Psychose, qui fait l’objet de l’analyse d’Herveline Guervilly. Dans ce cas, pourtant, le « je » n’est pas celui d’un personnage mais de la dramaturge même qui, comme un caméléon, démultiplie sa personnalité maladive. C’est ainsi qu’on peut parler d’une « évanescence du corps et de l’esprit », ce qui est visible même au niveau du texte, de la grammaire, de la « corporéité » de la phrase. Pourtant, cette dissolution de la phrase, associée au verbe « regarder » utilisé, répétitivement, à l’impératif, a pour effet, apparemment inattendu, l’appel au partenaire de «dialogue », à savoir le public, ce qui explique la formule introduite dès le titre : « le monologue pour l’autre »xviii.

10La dernière étude de cette section est celle consacrée par André Petitjean à la pièce de Bernard-Marie Koltès, La Nuit juste avant les forêts. Tout en adoptant une « textualisation monologale », Koltès introduit pourtant dès le début le signe d’une certaine « dialogie (….) avant tout situationnelle et interactionnelle ». Malgré les adresses réitérés, le locuteur n’a pas recours au « je élocutif », c’est-à-dire qu’il ne peut pas être « présent mimétiquement et incarné scéniquement par un acteur »xix.

11Intitulée « Seul en scène », la dernière section de l’ouvrage commence par l’analyse d’Anne Monnfort qui, sous le titre « Monologues chiffrés et acteur monologal dans les années 1990-2000 », prend en discussion trois pièces monologales du théâtre contemporain : 4.48 Psychose, de Sarah Kane encore, Tout. En une nuit, de Falk Richter et Res/Persona, de Ronan Chéneau. Au-delà de la voix du locuteur, démultiplié ou caché derrière d’autres référents, au-delà aussi de la réaction de l’allocutaire, cette étude est surtout concernée par la présence scénique, corporelle, de l’acteur actualisant le monologue en question. Dans la pièce de Falk Richter, il n’existe qu’un seul personnage, « la femme », Ronan Chéneau a écrit Res/Persona pour l’actrice Clarisse Texier, alors que la dernière création de Sarah Kane a été assumée plusieurs fois par une seule comédiennexx. En d’autres mots, c’est de la disparition de l’acteur derrière le rôle, c’est de la purification de la présence de l’acteur, que traite cette analyse comparative des trois textes mentionnés ci-dessus.

12Le monologue peut aussi être qualifié d’ « épopée verbale », selon la suggestion d’Isabelle Barberis, surtout lorsqu’il s’agit des 907 énoncés elliptiques de Loretta Strong, pièce interprétée dans une première phase par Copi lui-même. Dans l’opinion du dramaturge, le costume, y compris le corps nu, a un rôle majeur, car il soutient la présence scénique de l’acteur, il aide à la construction de celle-cixxi. Il est lui-même langage, pouvons-nous ajouter. D’autre part, on a affaire à un monologue adressé, à interlocuteurs démultipliés à l’infini et mis à mort dès leur introduction en scène par la fonction phatique. Selon l’auteur de l’étude, c’est justement la « coulée du monologue » et l’impossibilité de préciser une fois pour toute l’identité de ces « figures protéiformes » qui font que la pièce soit insupportable, plutôt que le langage d’ailleurs assez « cru »xxii.

13Sébastien Ruffo approche les œuvres des « monologuistes » Marc Favreau et Dario Fo, mélangeant humour et critique sociale, de la perspective de l’éthos entendu comme « pragmatique des styles en rencontre, vécue sur le mode d’une manière d’être en présence »xxiii. L’auteur de l’étude oppose deux manières d’être sur la scène : celle illustrée par Sol, le personnage créé par Marc Favreau lorsqu’il avait 29 ans et qu’il a longuement interprété lui-même, et qui est caractérisée par l’allure de clown et de clochard à la fois ; et celle pratiquée par Dario Fo, en Mistero buffo, lorsqu’il se présente devant les spectateurs très naturel, en habits sobres, presque sans maquillage, comme s’il n’était pas sur la scène. Sébastien Ruffo traite en détail l’étymologie du terme éthos et les différentes acceptions qu’il a connues le long du temps. Une attention à part est accordée à la notion d’ « adhésion », concept introduit par Dominique Maingueneau, et qui se réfère à l’engagement émotionnel, idéologique ou autre de la part des participants et à l’investissement que l’éthos acquiert lors de son actualisation par le contexte précis de chaque représentationxxiv. L’éthos de l’être ensemble se réfère donc justement à l’unicité de chaque actualisation d’un spectacle et au fait que le locuteur, si monologiste qu’il soit, doit tenir compte des horizons d’attente, changeants, des participants.

14Monique Martinez Thomas dresse une analyse captivante d’un recueil de textes courts de José Sanchis Sinisterra, intitulé Pervertimento, et qui traite les problèmes dramatiques du « mono-discours ». Ce sont des écrits très ludiques qui « participent au jeu métathéâtral » caractérisant l’ensemble de la création de cet auteur qui a révolutionné le théâtre espagnol contemporain. Parmi les thèmes traités on retrouve : l’origine de la parole monologale — dans Monologique, l’action dramatique en tant qu’action rapportée — dans À côté, la perception de l’acte théâtral- dans Fermer les yeux et aussi dans Vide, ce dernier texte approchant aussi la problématique de la présence scénique de l’acteur, le « vide » étant celui de la scène, avant que l’acteur la peuple. La puerta est un texte construit autour d’un autre thème intéressant, celui de l’injustice de la condition du personnage dont l’existence n’est limitée qu’à la durée de la représentationxxv.

15Selon Liza Kharoubi, les personnages imaginés par Harold Pinter se caractérisent par une « solitude à deux » et le drame n’est pas celui des protagonistes mais de leurs paroles piégées, étant causé par « la surdité des signifiés et des contextes »xxvi. Pinter reproche au langage le fait qu’il « ne lie plus » et démontre ainsi la dissociation du moi dans le monde contemporain. L’élément féminin n’est pas innocent à cet égard, au contraire il est équivoque, et souvent brisé, la maternité ne le caractérisant pas. Il n’est donc pas étonnant que si dans le théâtre de Pinter on rencontre des enfants de personnages féminins, ceux-ci soient des fantômes du passé — dans Moonlight, ou des victimes — dans Ashes to Ashes. La tension sur la scène pinterienne est aussi causée par la concurrence que le passé fait au présent, par une « parole écartelée entre le passé et l’illusion de présent que donne la scène »xxvii.

16La dernière étude du volume est signée par Lydie Parisse, qui se propose de suivre le thème de l’incarnation et de la désincarnation de l’acteur dans les œuvres de Beckett, Tardieu, Novarina et Sarah Kane. Si les deux premiers dramaturges expérimentent cette problématique sur la scène même de théâtre, Novarina la théorise plutôt, alors que Sarah Kane a choisi de l’appliquer à son existence mêmexxviii. La conclusion en est que le théâtre contemporain est hanté par le « triple déficit de l’être, du langage et du divin »xxix.

17Le volume réussit donc à mettre à la disposition du lecteur un éventail d’interprétations des différentes formes du monologue et de son rôle à l’intérieur du théâtre contemporain.