Acta fabula
ISSN 2115-8037

2023
Décembre 2023 (volume 24, numéro 11)
titre article
Christophe Becker

Labyrinthine

Labyrinthine
Cosey Fanni Tutti, Re-Sisters: The Lives and Recordings of Delia Derbyshire, Margery Kempe and Cosey Fanni Tutti, Londres, Faber, 399 p., EAN 9780571362189.

1Cinq ans après son autobiographie Art Sex Music1, et après que Hull, Ville de Culture 2017, ait finalement choisi de célébrer le collectif d’artistes COUM Transmission à la Humber Street Gallery, Cosey Fanni Tutti publie Re-Sisters dont le titre, jeu de mot difficile à rendre en français, entre le « resistor » ou résistance électrique, et le fait de réclamer une sororité inédite2, a toutes les qualités d’un texte majeur.

2Re-Sisters est d’abord le fruit d’un cheminement intellectuel et artistique. Cosey Fanni Tutti a, en effet, accepté de collaborer au documentaire de Caroline Catz Delia Derbyshire: The Myths and Legendary Tapes en 2020, avant de sortir un album éponyme en septembre 2022 chez Conspiracy International. C’est ce film, diffusé sur la BBC, qui a incité la musicienne à poursuivre son travail d’écriture et à faire œuvre. « Ce livre ne consiste pas seulement à mettre en parallèle la vie d’une personne avec celle d’une autre », explique-t-elle en préambule. « Son sujet est l’individualisme. Ce que nous choisissons de “dire”, pourquoi et comment, et, quand d’autres options moins problématiques s’offrent à nous, pourquoi nous sommes à la recherche de façons de vivre singulières et pourquoi nous cherchons à nous exprimer en dépit des difficultés. » (p. xiii) Comprendre : dire malgré les hommes, les défenses et le conformisme de l’époque. Comprendre : Quelle est la place de l’artiste au monde ? Ou plutôt, puisque la question est rebattue jusqu’à Maurice Merleau-Ponty ou Georges Didi-Huberman, et que l’approche de Cosey Fanni Tutti est plus franche, et, partant, moins hypocrite : quelle est la place de l’artiste au monde quand celui-ci est une femme, et que l’homme, surplombant, impératif, souhaite, à toute force, conserver une parole qu’il estime acquise ?

Un ecce femina en guise d’ecce omo

3Re-Sisters s’attache à raconter trois femmes britanniques et à les mettre en récit. Cosey Fanni Tutti elle-même ou Christine Carol Newby, née le 4 novembre 1951 à Kingston upon Hull, dans le Yorkshire. Mannequin, strip-teaseuse et actrice de films pornographiques, membre du collectif COUM Transmission, de Throbbing Gristle, de Carter Tutti et de Chris & Cosey ; Delia Derbyshire (1937‑2001), compositrice et pionnière de la musique électronique longtemps restée dans l’ombre et dont le travail, empêché, voir accaparé par les hommes, n’a été que très récemment mis à l’honneur en Angleterre3 ; enfin Margery Kempe (vers 1373‑vers 1438), mystique Catholique dont la vie fut marquée par ses pèlerinages jusqu’en Terre Sainte, Rome ou Saint-Jacques-de-Compostelle, et par la rédaction de The Book of Margery Kempe, texte dicté à des copistes et découvert fortuitement en 1934, souvent considéré comme la première autobiographie jamais écrite en langue anglaise. « Je me suis sentie connectée avec Delia et Margery, » écrit Cosey Fanni Tutti, « non seulement à la suite de coïncidences inattendues, mais aussi d’une façon de penser commune, de notre détermination et de notre combattivité face aux inégalités » (p. xii).

4Re-Sisters interroge la place des femmes dans le monde des idées. La place que les hommes leur ont laissée, à regret ; la place qu’elles ont sû, par leur sang-froid et leur opiniâtreté, arracher sans jamais rien devoir à personne.

5Le lien qui unit Cosey Fanni Tutti et Delia Derbyshire est manifeste, presque intuitif. L’autrice n’a jamais caché l’admiration qu’elle porte à la musicienne qui a travaillé pour le BBC Radiophonic Workshop dans les années 1960 et révolutionné la production jusqu’à inspirer Aphex Twin, ou Orbital. Celui avec Margery Kempe semble plus ténu, et Cosey Fanni Tutti ne lui accorde pas toujours une attention égale au fil des pages. Cosey Fanni Tutti et Delia Derbyshire se ressemblent en effet indubitablement, du moins leurs parcours respectifs se rejoignent-ils ; les deux femmes se retrouvent dans une même quête de liberté artistique mais également personnelle, intime, sexuelle – toutes les deux assument leur bisexualité dans une Angleterre qui s’achemine lentement mais sûrement vers l’adoption de la Section 28 qui interdit la « promotion de l’homosexualité » [sic] et provoque le rassemblement de quelque 20’000 Mancuniens le 20 février 1988, ou l’interruption des Six O’Clock News de la BBC par des militantes lesbiennes le 23 mai de la même année.

6Cosey Fanni Tutti et Delia Derbyshire comptent vivre pleinement et librement leur sexualité, s’affranchir des codes de l’époque comme de l’appareil patriarcal. Margery Kempe, quant à elle, souhaite mener une vie modeste, abstinente, au grand dam de son mari puisqu’elle se réserve au Christ – la sexualité est, à ses yeux, un obstacle à son rapport à la divinité, tout en étant mère de quatorze enfants. Cette volonté, différente en tous points de celle des deux autres membres de la trinité, prend pourtant également sa source dans la musique. « Alors qu’elle était au lit avec son mari la veille de la fête de la Sainte-Marguerite, le 19 juillet, [Margery] a entendu une “mélodie si douce”, comme elle n’en avait jamais entendu auparavant, les harmonies célestes jouées par les anges. Comme cette “musique d’un autre monde” était belle, son signal qu’une nouvelle vie spirituelle s’ouvrait à elle » (p. 69‑70).

7La musique est ici un espace paradoxal ; elle figure le triomphe de l’individualisme ; elle est le langage intime, profond, sensuel, qui nous lie à l’humanité toute entière ; elle est aspiration à la transcendance et au dialogue avec la déité, tout en éloignant l’artiste de la société. Re-Sisters rappelle ainsi les nombreux malentendus auxquels les trois femmes ont dû faire face : la société déconcertée, la famille intraitable, les amants déçus, jaloux, insatisfaits. À ce titre, la musique est le plus sûr chemin de l’équilibre au dérangement – à moins, naturellement, que ce ne soit l’inverse.

Ce que nous choisissons de « dire »

8Le sous-titre de l’essai, « The Lives and Recordings of… » est un indice sur l’objectif initial de l’autrice : la vie de ces trois femmes est également une suite de vies au pluriel, de résistance et de réinvention. Re-Sisters n’est pas, pour autant, un livre à charge. Sans doute déborde-t-il trop de vie pour cela. À la différence des textes publiés par son ancien compagnon Genesis P-Orridge (Neil Megson) qui multiplient les exagérations et les rodomontades tout en s’accommodant des faits historiques, Cosey Fanni Tutti a su se réinventer au fil des années sans jamais rien céder à la nostalgie, puisant dans le passé afin de mieux appréhender l’avenir. Le parcours de Throbbing Gristle apparait ici sous une lumière sans doute plus crédible, comme une aventure collective, une addition de tempéraments, de talents et de spontanéité qui ne devait suivre ni adjudant ni chef d’orchestre.

9Orridge, accusé nommément de viol, n’est pas le sujet du livre4. Il y apparait sporadiquement, par traits successifs, toujours brefs, lui qui a excellé à confisquer la parole des femmes – à les empêcher de « dire ». Cosey Fanni Tutti n’a plus de temps à lui accorder ; elle a déjà d’autres projets en tête, d’autres vies à vivre – d’autres entêtements. La parole a été libérée et plus rien ne pourra jamais l’éteindre. Plutôt, écrit l’autrice, et contrairement à l’opinion générale, cette parole féminine n’a jamais pu être contenue par l’adversité, ni par les hommes ni par les lois scélérates. Elle a toujours été présente, sous forme de traces à suivre5 ou d’indices sonores impossibles à ignorer, certes empêchée par l’action des mâles mais jamais tout à fait réduite au silence. Il appartiendra au lecteur de s’inspirer de ce travail archéologique et, d’à son tour, tirer de l’oubli des œuvres minorées et trop longtemps méprisées : les révolutions sonores portées par Delia Derbyshire, l’élan mystique de Margery Kempe, l’inventivité de Cosey Fanni Tutti et al. C’est à ce titre que Re-Sisters, contrairement à de nombreux essais consacrés à la musique, ne fait jamais du passé une grille de lecture univoque et forcément mélancolique mais une réflexion sur la construction d’un universalisme à venir autour du concept de sororité.