Acta fabula
ISSN 2115-8037

Dossier critique
2023
Novembre 2023 (volume 24, numéro 10)
titre article
Christophe Bident

À plusieurs titres

In several respects
Maurice Blanchot, Thomas le solitaire, éd. Leslie Hill et Philippe Lynes, Paris, Kimé, coll. « Corpus Blanchot », 2022, 282 p., EAN 9782380720716.

1Mort en 2003, Maurice Blanchot a laissé une œuvre composée de treize romans et récits, vingt essais critiques et philosophiques, plusieurs opuscules à résonance autobiographique et politique. Il avait également publié des centaines d’articles littéraires et politiques qu’il n’avait pas rassemblés de son vivant dans des recueils ; plusieurs volumes ont paru ces vingt dernières années. Reste la question des archives. Si quelques échanges épistolaires ont été rendus publics, l’ensemble de la correspondance reste aujourd’hui secret. Il ne semble pas y avoir à proprement parler d’inédits, même si l’écrivain avait élaboré des travaux dont on ne sait quelle était la destination ; c’est ainsi qu’a pu paraître, en 2019, Traduire Kafka, un ensemble de traductions du Journal et de la correspondance de Kafka. Enfin, il y a les manuscrits et tapuscrits, dont la plupart permettent de mesurer l’évolution d’un texte et d’en analyser, à deux ou plusieurs stades, les variations. Enfin ? Non, car il est encore un cas très spécial, celui du premier roman et de ses versions successives.

2À plusieurs titres, Thomas l’obscur occupe une place singulière dans l’œuvre de Maurice Blanchot. C’est le premier roman et même le premier livre que l’auteur publie, en 1941, chez Gallimard, par l’entremise de Jean Paulhan. C’est le seul de ses livres qu’il soumet à une transformation radicale pour le publier une seconde fois, sous le même titre, mais sous une forme beaucoup plus courte, qui entraîne une réduction du nombre de chapitres, de situations narratives et de personnages, une diminution drastique des noms de personnes et de lieux, un raccourcissement des phrases au profit d’une syntaxe plus simple avec, notamment, la disparition presque complète des très nombreuses comparaisons et métaphores. Publiée en 1950, toujours chez Gallimard, cette seconde version fut dès lors la seule autorisée du vivant de Blanchot. Elle signait le tournant décisif pris par son écriture fictionnelle, entre les longs romans des années quarante et les formes systématiquement plus courtes que l’auteur nommait désormais des « récits ». Ce changement prit, en tête du second Thomas l’obscur, la forme d’un avertissement :

Il y a, pour tout ouvrage, une infinité de variantes possibles. Aux pages intitulées Thomas l’obscur, écrites à partir de 1932, remises à l’éditeur en mai 1940, publiées en 1941, la présente version n’ajoute rien, mais comme elle leur ôte beaucoup, on peut la dire autre et même toute nouvelle, mais aussi toute pareille, si, entre la figure et ce qui en est ou s’en croit le centre, l’on a raison de ne pas distinguer, chaque fois que la figure complète n’exprime elle-même que la recherche d’un centre imaginaire. (Blanchot, 1950, p. 7)

3Un mouvement commun avait engendré les deux livres. Beaucoup de phrases, identiques ou simplifiées, subsistaient d’une version à l’autre, à commencer par la première de toutes : « Thomas s’assit et regarda la mer », un décasyllabe au rythme serein, l’affirmation d’un point de vue ouvrant au loin un horizon. Vingt et quelques années plus tard, en 1973, Blanchot reformula cet incipit dans un livre de fragments, Le Pas au-delà, pour lui conférer le statut majeur de phrase matricielle de toute son œuvre : « D’où vient cela, cette puissance d’arrachement, de destruction ou de changement, dans les premiers mots écrits face au ciel, mots par eux-mêmes sans avenir et sans prétention : “il – la mer” ? » (Blanchot, 1973, p. 8)

4En 2005, deux ans après la mort de l’auteur, Pierre Madaule proposa à Gallimard de publier à nouveau la première version de Thomas l’obscur, en lui ajoutant une préface. Les deux textes étaient ainsi à nouveau disponibles pour les lecteurs. Cependant, Blanchot ne s’était pas privé, de son vivant, de laisser entendre que d’autres versions de Thomas l’obscur, antérieures à la première, pouvaient exister. L’une d’entre elles est désormais identifiée. Elle figure dans la part des archives de Blanchot déposée en 2015 à la Houghton Library de l’Université de Harvard, aux États-Unis. Il s’agit même d’une double version, sous forme d’un manuscrit et d’un tapuscrit, intitulée Thomas le solitaire. Leslie Hill et Philippe Lynes ont travaillé sur ces deux documents pour publier en 2022 cet « avant-premier » roman aux éditions Kimé, dans la collection « Corpus Blanchot » dirigée par Éric Hoppenot.

5Le manuscrit comprend 352 feuillets. Son état matériel est disparate ; il comporte de très nombreuses fautes d’orthographe, ratures et corrections. Plusieurs indices permettent de comprendre qu’il s’agit d’une version au long cours, travaillée et retravaillée sur plusieurs années, probablement entre 1932 et 1938. C’est en ce sens un document exceptionnel, au moins pour trois raisons : il nous permet d’assister à la naissance de l’écriture fictionnelle de Blanchot ; plus précisément, il autorise une lecture génétique de Thomas l’obscur, dont il est déjà relativement proche ; plus largement, il contribue au paysage des écritures romanesques des années 1930, se situant clairement sous le patronage de Giraudoux. Nous sommes loin, encore, des récits des années 1950 et des thèses du Livre à venir. Le texte pullule de références en nom propre (noms de lieux, de personnes politiques et d’artistes, d’événements précis comme le traité de Locarno ou tel concerto d’Alban Berg), de réflexions esthétiques ou métaphysiques, de descriptions d’ordres naturels et de constructions sociales (la mer, la faune, la flore, la ville, le village, l’hôtel…) et surtout, peut-être, de formations métaphoriques grandiloquentes qui, dans le sillage d’un Giraudoux que Blanchot lut d’abord comme un avatar de Jean-Paul et du romantisme allemand1, proposent un archipel d’interprétations du monde. Le tapuscrit de 356 pages, corrigé par la main de Blanchot, ratifie tout cela, et on peut le lire aussi comme une transition vers une version plus convaincante aux yeux de l’auteur, la première de Thomas l’obscur, qui comportera à peu près le même nombre de pages et de chapitres et reprendra la même structure narrative. Dans les trois versions (Thomas le solitaire, 1938 ; Thomas l’obscur, 1941 ; Thomas l’obscur, 1950), l’enchaînement des principaux événements demeure inchangé et la phrase liminaire reste la même. Nous suivons le parcours de Thomas de la mer à l’hôtel, au village et à la ville et dans ses rencontres de deux ou plusieurs femmes ; nous assistons globalement à une histoire d’apocalypse et de résurrection. C’est dire aussi que, d’un point de vue thématique, Thomas le solitaire aborde déjà certains enjeux des récits et de L’Espace littéraire ou de L’Entretien infini : la relation à l’autre, au tout autre, à la femme, à la mort, le mourir, le neutre, la nuit, l’autre nuit, les deux versions de l’imaginaire. Ce livre apporte un jalon supplémentaire relatif au parcours de son auteur : il permet de mesurer comment Blanchot modifiera et radicalisera l’approche de thématiques constantes, accompagnant Char ou Beckett pour éloigner Giraudoux et le romantisme allemand, accentuant une approche phénoménologique poussée aux abords de sa déconstruction, signant une œuvre singulière sous l’empire d’expériences-limites liées à la maladie et à la mort.

6En 1955, pour coiffer L’Espace littéraire d’une théorie de l’œuvre, Blanchot choisira un article écrit deux ans plus tôt, où il minimise l’importance de la solitude de l’homme ou de l’auteur pour affirmer celle de l’œuvre, qu’il nomme « solitude essentielle ». Dans les années trente, Blanchot n’est d’ailleurs pas l’écrivain solitaire qu’il deviendra plus tard : il est journaliste, publie des centaines d’articles dans les journaux du soir comme dans ceux du matin, s’occupe de critique et surtout d’actualité, à l’extrême droite de l’échiquier politique. Il opposera plus tard cette activité diurne à son revers nocturne qu’est l’écriture littéraire. Il évoluera aussi, lentement puis radicalement, de l’extrême droite à l’extrême gauche, à partir, notamment, du retour au pouvoir du général de Gaulle. Il n’oubliera pas cette figure initiale qu’aura été Thomas, le personnage des premiers romans et de leur modification, même s’il n’en restera, en apparence, dans Le Pas au-delà, qu’une simple troisième personne. Le texte de Thomas le solitaire livre à cet égard un bel ensemble d’indices. Le narrateur s’immisce dans les pensées du personnage d’Irène : « Elle se sentait baignée dans l’amitié qu’elle voulait lui donner ; d’elle, de lui, montait une chaleur d’oiseau qui ne tient pas à voler, qui restera au nid. Que faisait-elle ici ? Thomas l’insensible, Thomas l’indifférent, Thomas l’obscur ? Thomas, oui, son frère, le plus tendre, le plus dur, son fiancé » (p. 161‑162). L’ellipse permet de dresser, presque héroïquement, une triple figure de Thomas. L’obscur annonce le titre à venir, une filiation évidente à Héraclite, une passion pour les poétiques du mystère, du non-dit et de l’hermétisme. L’indifférent s’inscrit dans la lignée du diplôme d’études supérieures soutenu par Blanchot à la Sorbonne en 1930 sur les philosophes sceptiques (doctrine sur laquelle il reviendra dans plusieurs fragments de L’Écriture du désastre, un demi-siècle plus tard) et s’offre comme le premier élément d’un ensemble qui rayonnera autour de la notion de neutre. L’insensible semble la figure plus intrigante, la plus condensée, car elle confère au personnage un caractère implacable qui le situe à la lisière de toute possibilité romanesque et en butte à toute appréhension phénoménologique.

7Plaçons-nous un instant à l’autre bout de l’œuvre, en 1994, dans ce dernier opuscule narratif publié par Blanchot de son vivant, L’Instant de ma mort, dont la dimension potentiellement autobiographique, chez un auteur dont la posture avait toujours consisté à tenir sa propre vie à distance, a suscité de nombreux commentaires trop simples, trop heureux d’y trouver comme une clé de lecture pour l’ensemble de l’œuvre. Rappelons les faits abordés par Blanchot dans ce très court récit : un jour de 1944, au moment où les combats s’intensifient en raison du début de la Libération, le narrateur, mis en joue avec d’autres membres de sa famille sur le mur de sa maison natale, est miraculeusement sauvé de la mort et perçoit ainsi, à jamais, « l’instant de ma mort désormais toujours en instance » (Blanchot, 1994, p. 20). De là viendrait, selon certains commentaires, l’articulation de la mort et du mourir propre aux textes narratifs et critiques de Blanchot. Cette vue n’est pas entièrement fausse. Que dire, cependant, si l’on découvre que dès Thomas le solitaire, une problématique similaire se pose ? Lisons quelques extraits des premières pages :

Dans cet instant où il rêvait les apparences de la mort, il ne s’aperçut point qu’il venait de souffrir une mort véritable et que l’image de son corps abîmé le livrait à d’obscurs démons dont il n’avait pas jusqu’ici considéré l’existence… […] Il hâta le pas, puis laissant derrière lui son corps distrait et négligé il se mit à courir, fièvre du moribond qui se croit guéri, quand il meurt […] Toute la création, immense arche de Noé, lui paraissait flotter quelques pouces au-dessus de son corps et préparer son départ pour une formidable migration. […] Thomas connut ainsi qu’il avait quitté le monde. (p. 12­16)

8Dans un langage glorieux, le roman situe Thomas hors de la vie, hors du monde, et pourtant dans la vie, dans le monde, rappelant la situation du chasseur Gracchus de Kafka et multipliant dès lors les qualificatifs d’indifférence et d’insensibilité que nous retrouverons plus loin. Thomas « n’éprouvait rien » (p. 13).

9Cette insensibilité absolue au cœur de la sensibilité la plus vive préfigure le « point mort d’un désir furieux » du récit de 1951, Au moment voulu. Elle crée une ligne de force que nous retrouverons dans tous les romans et récits. Ici, tout y est exemplaire, et c’est peut-être la raison majeure de lire Thomas le solitaire.