Acta fabula
ISSN 2115-8037

Dossier critique
2023
Novembre 2023 (volume 24, numéro 10)
titre article
Yasué Kato

Proust avant la Recherche

Proust before In Search of Lost Time
Marcel Proust, Les Soixante-quinze feuillets, et autres manuscrits inédits, éd. Nathalie Mauriac Dyer, Paris, Gallimard, 2021, 384 p., EAN 9782072931710 & Marcel Proust, Essais, éd. Antoine Compagnon, avec la collab. de Christophe Pradeau et Matthieu Vernet, Paris, Gallimard, coll. « Bibliothèque de la Pléiade », 2022, 2064 p., EAN 9782070179091.

I. Les premières esquisses du roman

1De nombreux chercheurs ont attendu la découverte de ces Feuillets, mais ont souvent désespéré de la voir se réaliser. Personnellement, je pense surtout au feu Professeur Jô Yoshida (1950-2005) qui évoquait avec une humeur qui lui était propre le mystère des « soixante-quinze feuillets » mentionnés par Bernard de Fallois dans la préface d’éditeur du Contre Sainte-Beuve (1954). Fallois y indique que le dossier qu’il a consulté pour son édition contient des « feuillets, de très grand format, et comprend six épisodes, qui seront tous repris dans La Recherche » (ibid, p. 14), et dont il publie seulement quelques pages. Or, ces feuillets ne figurent pas dans les dossiers déposés à la BnF par Suzy Mante-Proust, nièce de l’auteur ayant confié nombre de manuscrits de son oncle à Fallois qui a également édité Jean Santeuil (1952). Personne n’a réussi à consulter ces pages jusqu’au dévoilement des archives de l’éditeur décédé en janvier 2018.

2La réapparition tardive de ces inédits, trois ans avant le centenaire de la mort de l’écrivain, s’avère heureuse pour plusieurs raisons. Ce dossier précieux, dont l’édition est assurée par Nathalie Mauriac Dyer, peut d’abord bénéficier des dernières avancées technologiques d’analyse et de restauration du papier. L’atelier de la BnF a réussi à sauver les pages de la détérioration naturelle mais assez sévère qu’elles ont subie au cours d’une centaine d’années, et à fournir des résultats d’analyses matérielles, nécessaires au classement des pages : qualité, taille, lignage, filigranes, pliure de chaque feuille et aussi les petites perforations qui témoignent du fait que ces soixante-quinze feuillets appartenaient à la même liasse brochée, aux « feuilles de même format, et d’une écriture identique » (Fallois, « Préface », 1954, p. 14) mentionnées dans la préface de Fallois. Fallois avait noté que sur ces feuilles est ébauchée « une étude d’une vingtaine de pages, qui est l’essai sur Sainte-Beuve » (ibid.). L’authenticité des feuillets est assurée par l’analyse scientifique de certaines pages : elles sont tachées de la poudre de fumigation antiasthmatique (Fau, 2022). Cela nous permet de nous sentir comme Albertine qui déclare ainsi au héros-narrateur de la Recherche : « Quand je prends un livre qui a été dans votre chambre, je peux le lire dehors, on sait tout de même qu’il vient de chez vous parce qu’il garde quelque chose de vos sales fumigations » (Proust, 1988, p. 530).

Les « Pages écrites » du Carnet de 1908

3Pour cette édition des Feuillets, qui s’adresse autant aux chercheurs qu’au grand public, une transcription simplifiée a été adoptée. Des variantes et des informations philologiques sont données dans les notes et surtout dans la partie « Notice, chronologie et notes » occupant une cinquantaine de pages à la fin du volume. Nathalie Mauriac Dyer y révèle que, malgré la confirmation de Fallois basée sur les similitudes thématiques, les feuillets découverts ne peuvent correspondre, sauf quelques-uns, aux « Pages écrites » désignées par l’auteur avec une liste détaillée dans l’un des petits almanachs offerts par Geneviève Strauss à Marcel Proust en janvier 1908 :

Robert et le chevreau, Maman part en voyage1
Le côté de Villebon2 et le côté de Meséglise
Le vice-sceau et ouverture du visage. La déception qui est une possession, embrasser le visage3.
Ma grand-mère au jardin, le dîner de M. de Bretteville4, je monte, le visage de Maman alors et depuis dans mes rêves, je ne peux m’endormir, concessions etc.
Les Castellane, les hortensias normands, les châtelains anglais, allemands ; la petite fille de Louis Philippe, Fantaisie, le visage maternel dans son petit-fils débauché5.
Ce que m’ont appris le côté de Villebon et le côté de Meséglise6. (p. 249)

4Il reste des enquêtes à poursuivre afin de retrouver l’intégralité des pages en question. En attendant, nous pouvons nous appuyer sur l’analyse des documents découverts qui précise un aperçu des textes introuvables. Nathalie Mauriac Dyer met au jour également d’autres passages rédigés « sur de grandes feuilles doubles à petits carreau d’un format moins imposant », dont quelques-uns peuvent, selon son hypothèse, concerner ces « Pages écrites » (p. 250‑251).

De l’autobiographie à l’écriture romanesque

5L’édition des Soixante-quinze feuillets nous permet de mieux comprendre le secret de la naissance de la Recherche. Elle inclut également plusieurs pages manuscrites du fonds Proust de la BnF, déjà connues des chercheurs mais dont la plupart sont inconnues pour le grand public, qui éclaircissent le processus par lequel les fragments ébauchés dans les soixante-quinze feuillets sont incorporés dans la version finale du roman. La « Notice » souligne en particulier les sources autobiographiques qui s’y manifestent. Il en est de même pour le projet précédent et abandonné, puisqu’il comprend des épisodes absents de la Recherche, par exemple la scène où le héros, nommé Jean Santeuil et ardent dreyfusard, assiste au procès de Zola7. Mais les traces onomastiques ou toponymiques s’avèrent plus évidentes dans les brouillons du roman à la première personne : dans la lignée maternelle, Adèle (prénom de la grand-mère maternelle de Proust), Jeanne (celui de sa mère), Crémieux (nom de famille de son arrière-grand-oncle par alliance) et Auteuil ; des « côtés” du père », Villebon, Bonneval, le Loir, et Meséglise (« Méréglise » sur la carte réelle d’Illiers et « Méséglise » dans la Recherche8) (p. 204‑231). Nous savons l’importance que Proust accorde au choix des noms de personnes et de lieux pour son roman, révélée par les remaniements intarissables dans ses manuscrits : Charlus est nommé Guercy, Guercoeur, Gurcy et Fleurus ; et le nom de la station balnéaire fictive est Querqueville, Bellerive, Boullevic, Bricquebec ou Bolbic avant de devenir Balbec9.

6Le recueil édité par Nathalie Mauriac Dyer est ainsi composé autour des fragments manuscrits que Fallois n’a pas pris en compte pour ses éditions de Jean Santeuil et du Contre Sainte-Beuve. Ces deux œuvres ont connu succès public, ont été traduits en plusieurs langues et également publiés en livre de poche. Le présent ouvrage suivra-t-il un destin analogue ou se contentera-t-il d’un statut de dossier complémentaire aux archives manuscrites ? Les textes réunis promettent un agrément de lecture par leur charme autonome provenant de la richesse poétique ainsi que de la valeur documentaire, malgré leur état inachevé et lacunaire. Par exemple, dans La Fraîcheur de l’herbe, l’historien Alain Corbin10 se réfère à Jean Santeuil plutôt qu’à la Recherche. Les soixante-quinze feuillets de Proust contiennent les descriptions les plus réalistes de la flore en Île-de-France. Le héros-narrateur admire dans le jardin de son oncle « une fraise rouge et sucrée tenant vraiment par une tige aux feuilles rondes et nervurées » (p. 55), « de grandes asperges tenant au sol par leur queue et élevant de terre leur léger plumet de mauve et d’azur » (ibid.) et des branches de cerisiers, chargées « de cerises à profusion » (ibid.), projetant des ombres variés sur le jardin qui manifeste la modulation de coloris rappelant la peinture de Monet :

Entre la multiple ombrelle de pourpre transparente qu’ils inclinaient gracieusement innombrables, et le jardin de pourpre écrue qu’était le jardin de fraisiers, jardin bleu pâle aussi, de la soie pas brillante mais si douce de ses myosotis, du bleu moins soyeux, plus céleste, de ses pervenches, et bleu sombre, bleu violet, bleu de velours de ses cinéraires, et à peine bleuâtre de ses asperges, passaient d’innombrables papillons aux ailes bleu pâle aussi. (ibid.)

7Ce jardin idéal exclut les fleurs familières que le héros-narrateur n’apprécie pas, les bégonias, « les grands fuchsias du vilain rouge de la joue de la fille du jardinier, qui tout le temps laiss[ent] tomber de leur fleurs » (ibid.), « les énormes pivoines roses […] si lourdes, si communes, qui sent[ent] si mauvais dans le grand massif où il [fait] toujours si chaud qu’on n’arrêt[e] plus d’éternuer et qui [ont] toujours une bête dans leur cœur déjà à demi échenillé » (ibid.), « les géraniums ennuyeux […] dont les fleurs [sont] si habituelles, si pauvres, si courtes, avec une poilue, d’une odeur commune » (p. 55‑56). Cet épisode du jardin, avec une puissance descriptive humoristique et en même temps pertinente, comme rédigée par un botaniste, sera absente de la version finale de « Combray ». Nathalie Mauriac Dyer consacre une analyse à ces « géraniums ennuyeux », en se référant aussi aux manuscrits de Jean Santeuil et aux premiers cahiers de la Recherche (p. 235‑237).

8Des exemples de ce type sont multiples dans Les Soixante-quinze feuillets. Ils nous permettent également de comprendre la vive réaction de Proust face à Louis de Robert, son ami et premier lecteur des épreuves de Du côté de chez Swann : « Vous me parlez de mon art minutieux du détail, de l’imperceptible, etc. Ce que je fais, je l’ignore, mais je sais ce que je veux faire ; or, j’omets (sauf dans les parties que je n’aime pas) tout détail, tout fait, je ne m’attache qu’à ce qui me semble […] déceler quelque lois générale » (Proust, 1984, p. 230). Or, les versions abandonnées ne constituent pas les résidus de l’œuvre élaborée et les manuscrits peuvent recéler des trésors inconnus qu’il appartient à chaque lecteur de dénicher. Cette édition nous rappelle ainsi le plaisir d’arpenter les chantiers de la création littéraire.

II. Proust essayiste

9Antoine Compagnon édite, avec la collaboration de Christophe Pradeau et de Matthieu Vernet, un nouveau volume proustien dans la Bibliothèque de la Pléiade, apportant une réorganisation et un enrichissement remarquable à l’édition établie par Pierre Clarac il y a déjà un demi-siècle sous un titre un peu long, Contre Sainte-Beuve, précédé de Pastiches et mélanges, et suivi de Essais et articles (1971). Antoine Compagnon intitule plus simplement Essais son édition – qui compte plus de 2000 pages, davantage que les quatre volumes de la Recherche –, un titre qui s’avère significatif pour les lecteurs de Proust.

10La question générique obsède Proust depuis l’échec du projet Jean Santeuil (1895‑1899), comme l’illustre un passage griffonné sur une page de brouillon : « Puis-je appeler ce livre un roman ? C’est moins peut-être et bien plus, l’essence même de ma vie, recueillie sans y rien mêler, dans ces heures de déchirure où elle découle » (Proust, 1971, p. 181). Ce passage pourrait être rapproché de l’« Avant-propos » des Heures oisives de Kenkô, chef-d’œuvre de l’essai japonais du xive siècle : « Au gré de mes heures oisives, du matin au soir, devant mon écritoire, je note sans dessein précis les bagatelles dont le reflet fugitif passe dans mon esprit. Étranges divagations ! » (Kenkô, 1987, p. 45). Proust est encore partagé à la fin de l’année 1908 entre deux desseins pour son « étude sur Sainte-Beuve » : l’un est « l’essai classique, l’Essai de Taine en mille fois moins bien » et l’autre un essai narratif qui « commence par un récit du matin, du réveil » où il raconte à sa mère ses opinions sur la critique de Sainte-Beuve » (p. 1136‑1137). Ainsi est conçu l’embryon du futur roman.

11Pierre Glaudes et Jean-François Louette définissent l’essai comme « le texte inclassable par excellence » (2011, p. 5), en citant entre autres la référence des Great Essays of all Nations de F. H. Pritchard qui inclut dans son corpus l’épisode de la mort de Bergotte. En effet, la Recherche ne conserve-t-elle pas un aspect essayiste dans un sens large du terme ? Avant d’aborder cette question complexe, rappelons que Proust commence très jeune sa carrière littéraire en tant qu’essayiste et s’exerce à tous les genres : des chroniques mondaines, des articles sur la mode, des critiques d’art, des « critiques sous une forme de roman épistolaire », des poèmes en vers, des proses poétiques, des comptes rendus (Pradeau, 2023)… Le terme d’« essai » désigne, selon la définition du dictionnaire Littré, « certains morceaux de critique ou d’histoire, présentant sous une forme relativement courte un aspect particulier d’une question ». Dans les Essais, Christophe Pradeau choisit de classer les articles en fonction des supports de publication dont les titres jalonnent le mieux l’apprentissage littéraire de Proust : les revues du lycée Condorcet, manuscrites puis polycopiées ou tirées « à un seul exemplaire » ; les premiers articles imprimés dans de petites revues (Le Mensuel, Le Banquet, puis La Revue blanche) ; les débuts dans la presse (Le Gaulois et La Presse) ; la collaboration à des périodiques plus importants (Le Figaro et son Supplément littéraire, la Gazette des beaux-arts et son supplément La Chronique de l’art et de la curiosité) ; et enfin les années consacrées à la rédaction de la Recherche. La progressive acquisition d’une notoriété est illustrée par les deux articles parus dans La NRF (« À propos du “style” de Flaubert », janvier 1920 ; et « À propos de Baudelaire », juin 1921), marquant le point culminant du travail critique de l’écrivain. Il ne faut pas non plus oublier certains projets manuscrits n’ayant pas abouti à une publication du vivant de l’auteur, dont plusieurs figurent déjà dans le Contre Sainte-Beuve de Bernard de Fallois (1954) et dans l’édition déjà citée de Pierre Clarac. Christophe Pradeau souligne l’importance de ces textes pour « la philosophie esthétique » de Proust, des textes dans lesquels l’auteur « expérimente la liberté de la composition de l’essai » (Pradeau, 2023) au cours des années 1895‑1899 : « Chardin et Rembrandt », projet proposé en vain à La Revue hebdomadaire en 1895, ainsi que des articles sur Watteau, Moreau et Monet.

12Des inédits d’une autre catégorie enrichissent la présente édition, reproduits dans les pages principales et non pas en tant que variantes dans les notes : la brièveté relative requise pour la publication dans des revues ayant souvent obligé l’auteur à abandonner des réflexions fort intéressantes, Christophe Pradeau fait suivre certains articles d’un « Appendice » où il transcrit des « Pages retranchées, restituées, d’après le manuscrit », avec de riches notes analytiques ou documentaires. Cette édition nous apprend par exemple que, dans le manuscrit du compte rendu des Éblouissements d’Anne de Noailles (1907), la citation de Milton provient de « la traduction libre et [du] commentaire » qui figurent dans Sept essais d’Emerson (traduction française, 1894) (p. 1424‑1425). Quant aux textes republiés, il est possible de suivre l’historique des modifications apportées par l’auteur : ainsi nous pouvons lire parallèlement la version initiale en trois articles (1900) et celle qui est groupée et augmentée dans Mélanges (1919) de la préface par Proust de La Bible d’Amiens de John Ruskin (1904).

La question du Contre Sainte-Beuve

13Une partie ambitieuse de cette édition concerne le Contre Sainte-Beuve. Le titre de ce texte n’apparaît que dans la correspondance de Proust : dans une lettre rédigée vers mi-août 1909, Proust parle d’un « roman » dont le titre provisoire est Contre Sainte Beuve, Souvenir d’une Matinée et qui finit par « une longue conversation sur Sainte-Beuve et sur l’esthétique » (p. 1141). Cette idée s’avère aussi inabordable et irréalisable que le « Livre » de Mallarmé, puisqu’il ne nous reste que de multiples fragments inachevés, rédigés d’abord sur des feuilles volantes et ensuite dans des cahiers remplis de manière irrégulière, qui ne présentent aucune cohérence ni unité textuelle. L’entreprise audacieuse de Bernard de Fallois, dans son édition de 1954, consistait à mettre en œuvre, à partir d’une sélection de ces fragments, le livre que l’écrivain aurait probablement écrit « dans [sa] tête » sans pouvoir le reproduire « sur le papier » (Proust, 1981, p. 323). Pour être fidèle au scénario proposé dans les lettres de Proust, Fallois exécute librement un montage où alternent textes critiques et textes de fiction, en sectionnant des passages de longueur variable ou en groupant des lignes rédigées sur des supports disparates ou dans des contextes différents. Dans les cahiers de 1908‑1910, le Contre Sainte-Beuve évolue progressivement vers le futur roman qu’est la Recherche, et la frontière entre les deux projets est difficile à tracer. Pierre Clarac, dans son édition en Pléiade de 1971, exclut quant à lui toutes les ébauches des épisodes fictifs dont la destination s’avère incertaine et y incorpore plutôt d’autres textes de critique littéraire. Gallimard continue néanmoins à diffuser l’édition de Fallois dans la collection « Blanche », ainsi qu’en « Folio essais » à partir de 1987. Le montage de Fallois est ainsi devenu familier aux lecteurs, et même les chercheurs, conscients de son agencement éditorial, ne se défont pas facilement de son influence. En outre, la BnF relie en 1967 les manuscrits proustiens rédigés sur les feuilles volantes dans le dossier « Proust 45 » (NAF 16646), suivant en principe le classement adopté par Fallois.

14Dans la nouvelle édition des Essais, Matthieu Vernet renonce à proposer une nouvelle recomposition textuelle qui puisse nous donner l’illusion que nous ayons enfin entre nos mains l’authentique Contre Sainte-Beuve envisagé par Proust. Dans une conférence donnée au Collège de France le 19 mars 2019, il explique que sa mission éditoriale consiste à s’adapter à la mutation « du regard que le lecteur et les éditeurs portent sur la nature de l’œuvre inachevée » grâce à l’évolution de la génétique et de l’étude des brouillons depuis une quarantaine d’années. Le lecteur contemporain est, selon ses mots, prêt à assumer un livre « comme un ouvrage partiel et incomplet ou fragmentaire » (Vernet, 2019). Il présente donc, dans les Essais, un « Dossier du Contre Sainte-Beuve » en cinq rubriques : « Sainte-Beuve », « Essai narratif », « Développement romanesque », « Critique » et enfin « Appendices » réunissant en particulier les lettres où Proust mentionne son projet. Aucun montage n’est exécuté, les fragments provenant de divers documents s’y succèdent, et chacun porte en tête la cote de la BnF et le foliotage. Ainsi, cette édition retrace également l’opération de reconstitution de Fallois qui a parcouru plusieurs cahiers de brouillon pour faire un tri et assembler une mosaïque à partir de textes plus ou moins morcelés issus de documents divers. Par exemple, dans son chapitre intitulé « Sainte-Beuve et Baudelaire », Fallois insère brusquement, au milieu d’une longue transcription des pages du Cahier 7 (folios 56-70), un ajout d’une dizaine de lignes qui se trouve dans un autre cahier (Cahier 14, folio 2 ro)11. Matthieu Vernet identifie la provenance de ce passage et le présente en note de bas de page (p. 846). De même, il publie de nombreux inédits, découverts ultérieurement à l’édition de Fallois, ainsi que des pages importantes sur Leconte de Lisle qui figurent dans l’un des cahiers entrés au département des Manuscrits de la BnF en 1983 (p. 1088-1096).

15Comme nous l’avons remarqué, le Contre Sainte-Beuve de Clarac rassemblait uniquement des essais critiques. Celui de 2022 reprend tous les fragments de récits fictifs réunis par Fallois, en y ajoutant de nouveaux, sous la rubrique « Essai narratif ». Il classe aussi les premiers embryons des épisodes principaux de la Recherche sous « Développements romanesques », puisque pendant les années 1908-1909, des essais critiques et des passages romanesques sont simultanément ébauchés dans les cahiers de brouillon de Proust. Qu’en est-il du rapport entre cette solution et le choix du titre de la nouvelle Pléiade ? Rappelons que la démarcation générique entre l’essai et la fiction s’estompe dans de nombreuses œuvres essayistes capitales, comme les Essais de Montaigne ou De l’amour de Stendhal : des anecdotes historiques, autobiographiques ou fictives y foisonnent, insérés pour consolider des spéculations philosophiques ou moralistes. D’autre part, la Recherche se présente elle-même comme une œuvre où se manifeste une telle ambiguïté générique. D’après Maya Lavault, ce roman « pourrait donc se lire comme un essai (le je de l’énonciateur y est celui de l’auteur) fictionnel (l’énonciateur est le narrateur fictif de sa propre histoire, qu’il invente) à la tendance autobiographique (le je de l’auteur-énonciateur peut parfois coïncider avec celui du héros fictif) » (Lavault, 2012, p. 127). Antoine Compagnon confirme dans sa préface aux Essais que, tout au long de sa carrière, « Proust fut un romancier et un essayiste, ou encore un essayiste dans le roman et un romancier dans l’essai » (p. ix).

16Signalons enfin la présence d’une catégorie générique supplémentaire dans ce volume : depuis ses années d’écolier, Proust rédige des pastiches, et la totalité de cette activité est recueillie dans la présente édition. Proust considère cet exercice comme une « critique littéraire “en action” » qui consiste à saisir « instinctivement » les caractéristiques stylistiques et thématiques de l’écrivain au lieu de recourir à une méthode analytique. En 1919, il évoque l’idée de publier un volume composite « sans donner la priorité ni à l’intelligence qui explique ni à l’instinct qui reproduit » (p. 1488-1489). Dans sa conférence, Matthieu Vernet relève la structure ternaire des Cahiers Sainte-Beuve, ceux-ci comportant aussi des ébauches de pastiches littéraires. Les années 1908-1909 sont fécondes chez Proust pour la rédaction de pastiches dont neuf paraissent dans le Supplément littéraire du Figaro, en quatre livraisons. L’écrivain ne les mentionne jamais lorsqu’il parle de son étude sur Sainte-Beuve, mais Vernet confirme que les deux projets se complètent chez lui : « Faire des pastiches, c’est doublement se montrer contre Sainte-Beuve, c’est s’attaquer à sa lecture et s’attaquer à sa méthode » (Vernet, 2019). La plupart des écrivains pastichés par Proust sont des contemporains que Sainte-Beuve n’a pas su apprécier correctement. Sensible à la musicalité stylistique, Proust poursuit une nouvelle approche des textes littéraires qui dépasse les méthodes scientifiques et analytiques. Pour cette raison, le « Dossier Contre Sainte-Beuve » présente la liste des cinq ébauches de pastiches transcrites en appendice aux Pastiches et mélanges dans le même volume.

17Cette édition des Essais offre une conclusion à la longue interrogation autour du Contre Sainte-Beuve, en précisant que le livre dont parle souvent Proust n’existe en réalité pas et que nous ne pouvons avoir accès qu’à son « dossier » : le fameux titre Contre Sainte-Beuve disparaît ainsi de la couverture du volume de la Pléiade. L’édition n’en est pourtant pas à son état définitif, étant donné que certaines pages n’y figurent pas pour des raisons éditoriales ou de droits : en particulier les manuscrits récemment découverts dans les archives de Fallois, publiés par la même maison d’édition (Les Soixante-quinze feuillets et autres manuscrits inédits, éd. Nathalie Mauriac Dyer, 2021) ou ailleurs (De l’écolier à l’écrivain : travaux de jeunesse, 1884-1895, éd. Luc Fraisse, 2022). Une autre question subsiste encore : la collection « Bibliothèque de la Pléiade » continuera-t-elle à publier Les Plaisirs et les jours dans un volume séparé avec « Jean Santeuil » suivant la leçon de Clarac ?

18Les Essais de Proust, aussi volumineux que ceux de Montaigne édités dans la même collection, rassemblent, nous l’avons vu, selon un principe essentiellement chronologique des textes de formes variées, aussi bien inédits que publiés ou republiés. Cette nouvelle édition réaffirme que Proust n’est pas simplement l’écrivain d’un seul roman monumental, mais qu’il a rédigé aussi une quantité impressionnante de pages non romanesques. Elle éclaire ainsi son parcours d’écrivain dans toute sa diversité.