Acta fabula
ISSN 2115-8037

2006
Octobre 2006 (volume 7, numéro 5)
Raphaëlle Guidée et Erica Durante

Politiques de la mémoire

Storia e memoria nelle riletture e riscritture letterarie / Histoire, mémoire et relectures et réécritures littéraires, Jean Bessière et Franca Sinopoli (dirs.), Rome, Bulzoni Editore, coll. « Quaderni di storia della critica e delle poetiche », 2005, 260 p.

1Cet ouvrage prend la suite d’un précédent volume intitulé Instaurer la mémoire1 et réunit les communications présentées en français et en italien lors de deux colloques, « Anachronie et relecture des textes fondateurs » (Rome, Università « La Sapienza », juin 2004) et « Réécriture et mémoire » (Paris, Université de la Sorbonne Nouvelle, septembre 2004), organisés dans le cadre du programme de recherche européen Acume (A Cultural Memory), qui étudie la constitution des mémoires européennes, et plus particulièrement, ici, la contribution de la littérature à ces mémoires.

2Dans la présentation générale du recueil, Jean Bessière avertit le lecteur de la nouveauté de la perspective proposée : en prenant le contre-pied d’une tradition critique contemporaine qui analyse la réécriture et la relecture exclusivement comme la figuration d’une continuité temporelle, herméneutique et textuelle, l’ouvrage présent entend au contraire montrer en quoi « la figuration de la mémoire par la littérature permet encore à cette littérature de dire à la fois la discontinuité et la continuité temporelles » (p. 10), voire d’utiliser « l’élaboration d’une continuité textuelle » comme « le moyen de l’interrogation de la discontinuité et de la perte » (p. 11). Le théâtre, le cinéma, la poésie, le roman, le récit de voyage, les biographies, les rêves et les interviews imaginaires, autant de genres abordés pour montrer comment l’appropriation d’un texte fondateur ou l’invention d’une mémoire du passé relèvent essentiellement d’une « politique de la mémoire » (p. 12) qui se donne sans rapport avec « le devoir de mémoire » et « la reconstitution d’une continuité de l’histoire » (p. 10).

3Dans sa contribution, Jean Bessière précise les implications théoriques du lien ainsi posé entre achronie et « politique de la mémoire » (« Histoire, continuité et tradition : la littérature moderniste et postmoderniste et sa politique de la mémoire »). Le paradoxe – et la productivité – de l’achronie est qu’en figurant à la fois la réversibilité et l’irréversibilité du temps, elle prend en charge la condition historique des hommes et des œuvres d’art, mais aussi son dépassement. Contre une doxa théorique, inspirée des écrits de Georges Didi-Huberman, qui voudrait que l’achronie rende le temps visible à la condition d’en sortir, Jean Bessière propose, dans une démonstration qui s’appuie principalement sur les oeuvres de T.S. Eliot et d’Édouard Glissant, une interprétation de l’achronie qui fait de la reconnaissance de l’historicité du passé, du présent et de l’avenir, la condition même de l’écriture d’une autre histoire, hostile à toute absolutisation des temps. C’est en cela que l’achronie, loin de faire de l’histoire un spectacle, serait indissociable d’une politique de la mémoire qui contrevient aux régimes d’historicité dominants.

4La réécriture des textes fondateurs est naturellement au cœur de l’interrogation des paradoxes de la mémoire. De Pasolini à Hélène Cixous, de Coleridge à Calvino, trois articles montrent comment la réécriture rouvre les textes du passé sur le présent. Italie oblige, cet itinéraire de la mémoire dans l’écriture ne pouvait commencer que par une recréation du texte par définition « fondateur » de la langue et de la littérature italienne : La Divine Comédie. Dans « Riscritture dantesche nell’ultimo Pasolini. Note su La Divina Mimesis », Riccardo Campi entre dans les méandres sinueux de la critique de la réception de Dante et étudie La Divina Mimesis (La Divine Mimésis)2 de Pasolini, un projet de palimpseste de l’« œuvre-monde » de l’Alighieri, entamé au début des années 1960 et paru à titre posthume, inachevé, en 1975. Plus que les modalités de réinvention proprement textuelle, il importe surtout à R. Campi de comprendre ce qui a rendu nécessaire chez Pasolini ce retour à Dante pendant la dernière saison de son écriture. L’article prend en effet toute sa force au moment où est formulée l’hypothèse selon laquelle Dante incarnerait avant tout pour Pasolini la mémoire d’une éthique et d’une idéologie de la littérature, l’exemplum d’un auteur qui a rejeté les compromis et les conformismes d’une écriture conventionnelle, en s’engageant de façon « sincère et totale » (P. P. Pasolini, p. 77) à transcrire le réel dans un tissu plurilingue « impur et fort en termes expressifs » (p. 84), reniant toute complaisance du « jeu littéraire » (p. 77). Mémoire et modernité coexistent dans le Dante de Pasolini ; un Dante au croisement entre histoire et écriture, appelé à témoigner par un intellectuel en crise dans les années noires de l’Italie du XXe siècle.

5C’est dans une perspective similaire que se situe l’article « Ancora in cammino per Xanadu. Due riletture del Milione » de Pino Fasano sur deux réécritures modernes du Milione (Le Livre des Merveilles) de Marco Polo, respectivement Kubla, Or a Vision in a Dream. A Fragment (Koubla Kahn) de Coleridge3 et Le Città invisibili (Les Villes invibles) d’Italo Calvino4. En analysant la manière dont Le Livre des merveilles, récit de voyage circonscrit dans une dimension spatio-temporelle bien définie, s’exporte dans d’autres espaces textuels, l’auteur interroge la résistance paradoxale du récit de voyage dans le temps. Cette capacité de réactualisation du Livre des merveilles de Marco Polo conduit P. Fasano à voir dans ce texte le paradigme de la textualisation de l’expérience de voyage en tant que « moment fondateur d’une longue durée de la conscience » (p. 90). La façon dont ce paradigme est décliné par Coleridge et Calvino atteste sa persistance sous des formes différentes au cours de l’Histoire. En ce sens, le Koubla de Coleridge doit se lire comme une « relecture romantique » (p. 99) et visionnaire du Livre de Marco Polo, tandis que Les Villes invisibles de Calvino, qui se situent à la « conclusion du mythe de la découverte », modifient le paradigme dans le sens d’une « fin des voyages » (p. 105), où le récit devient purement intellectuel, anonyme et irréel, un retour vers Soi, une « conscience du fait que l’autre est en nous » (p. 106).

6Une étude sur le théâtre contemporain poursuit l’enquête sur l’incidence de la mémoire du passé dans la représentation du présent. Il s’agit de l’article de Monica Fiorini, intitulé « Entra il poeta. Forme di riscrittura della tragedia nel teatro di Hélène Cixous », sur la reprise de certaines formes et textes canoniques de la tragédie grecque dans la pièce La Ville parjure ou Le Réveil des Érinyes d’Hélène Cixous, mise en scène pour la première fois au Théâtre du Soleil, en 1993-1994. M. Fiorini montre comment, pour représenter un événement récent de l’histoire française, l’affaire du sang contaminé, Cixous reprend des paradigmes de la tragédie grecque d’Eschyle, et parfois des drames de Shakespeare. « Les événements de [la Ville parjure se produisent] entre 3500 ans avant J.C. et l’année 1993 » (H. Cixous, p. 112), dans un espace où se rencontrent des temporalités différentes, des formes théâtrales anciennes et modernes et des personnages venant de la tradition tragique (le chœur, la Mère, le poète, les Érinyes) et du monde contemporain. De cette rencontre de la civilisation grecque avec les institutions de la ville moderne, appelées à témoigner d’un scandale autour du sang (signe de la transmission et de la continuité), Cixous fait émerger la nécessité de relativiser une mémoire ancienne au profit d’une mémoire plus récente, voire de briser certains mécanismes propres à la tragédie classique, qui relèvent d’une conception fataliste du temps et sont inaptes à représenter « la scène mondiale, politique et théâtrale actuelle » (p. 124).

7Mais l’ouvrage ne se limite pas à une exploration, somme toute attendue, des paradoxes temporels de la réécriture. Car le lien tissé entre mémoire et intertextualité informe également les nombreuses variations de la fiction contemporaine autour du genre des « vies imaginaires » d’écrivains. Ce qui se joue ici, c’est encore l’une des figures possibles de l’achronie : la mémoire fictive des écrivains s’ouvre sur l’avenir de leur (re)lecture.

8C’est l’article de Sophie Rabau sur Sogni di sogni (Rêves de rêves)5 d’Antonio Tabucchi qui permet de formuler le plus fermement les paradoxes théoriques de ces vies imaginaires (« Ce dont se souvient Ovide, ce dont on se souvient d’Ovide, ou la mémoire impossible du commentaire. À propos du Rêve d’Ovidius Publius Naso, poète et courtisan d’Antonio Tabucchi »). À la manière de Marcel Schwob, Tabucchi compose son livre de rêves imaginaires, dont les protagonistes sont des personnages historiques ou littéraires. L’approche très originale de S. Rabau met en évidence la façon dont « le travail de la mémoire est peut-être indissociable d’un travail de l’imagination » (p. 158). En inventant le rêve d’Ovide, Tabucchi prête en effet à son personnage une « mémoire de commentateur » (p. 148), dépourvue de toute « linéarité historique » (p. 152) et douée d’une dimension « polychronique » (p. 158) qui permet à Ovide de se souvenir à la fois de toute son œuvre et de la postérité de celle-ci. S. Rabau explore cette « mémoire du futur » (p. 153) et remarque, à partir de certains éléments du récit de Tabucchi, comment le personnage rêve « simultanément de trois histoires, écrites en trois moments différents de sa postérité »  (p. 149) : l’histoire de Gregor Samsa, dans La Métamorphose de Kafka, celle de L’Albatros de Baudelaire et celle de Psyché dans Les Métamorphoses d’Apulée, trois « élégante[s] mise[s] en abyme des récits ovidiens » (p. 151) contenus dans Les Métamorphoses. Par cette belle aventure textuelle, reconstruite de façon convaincante et lucide, S. Rabau dépasse les Rêves de rêves d’Antonio Tabucchi, pour rechercher les potentialités et les limites du commentaire, en tant qu’espace textuel où s’accomplit cette « mémoire impossible » qui instaure « un monde possible où l’on serait indifféremment à n’importe quel moment de l’œuvre et de l’histoire littéraire, et, en même temps, à un moment déterminé de cette histoire » (p. 157).

9Sont doués de la même « mémoire du futur » les trois personnages des Interviste impossibili6 de Luigi Malerba, Héliogabale, Épicure et Pline le vieux, ‘interviewés’ par l’auteur en 1974, pour la Rai radio italienne. À travers l’étude de l’œuvre de Malerba, Marina Guglielmi s’attache également à l’analyse d’une mémoire placée entre imagination et réalité, passé et avenir (« Strategie della memoria in Luigi Malerba, Le Interviste impossibili »). Mais contrairement à l’entreprise de Tabucchi, Malerba ne recherche pas une synchronie possible entre passé et présent et choisit le monde contemporain comme le principal point d’ancrage et d’arrivée de ses interviews. C’est une sorte d’« ‘apprivoisement’ de l’altérité » (p. 65) que vise l’écrivain, en cherchant à abolir l’écart culturel et historique entre les époques par un excès du moderne, en vue d’une « reconnaissance et d’une lisibilité majeures du passé par le monde contemporain » (p. 65).

10L’anachronie est également au cœur de l’article de Franca Sinopoli (« Passages della critica e riuso della tradizione letteraria in Michele Mari »), qui étudie deux romans de Michele Mari Io venìa pien d’angoscia rimirarti et Tutto il ferro della torre Eiffel (Tout le fer de la tour Eiffel) 7, dans lesquels l’écrivain italien réinvente les vies de Giacomo Leopardi et de Walter Benjamin. F. Sinopoli, qui suit l’évolution de l’écriture de Mari entre les années 1980 et 1990, montre comment la reprise de deux icônes du passé littéraire européen est l’occasion pour l’auteur de mener une « réflexion critique » (p. 134) sur la participation de la littérature et de l’art à l’Histoire. Souvenirs personnels de lecture et mémoire culturelle se mélangent dans les constructions narratives hypertextuelles et anachroniques de Mari dans le but de poursuivre et de relancer, par la réactualisation de la mémoire historique et littéraire, l’observation et « la recherche du ‘vrai’ » (p. 141).

11En mettant l’accent sur le lien entre mémoire de l’histoire et mémoire de la littérature, F. Sinopoli s’inscrit dans une perspective commune à presque toutes les contributions de ce volume : ce qui se joue dans les paradoxes temporels de la réécriture et de la relecture, ce n’est pas seulement le rapport évidemment complexe de la modernité littéraire à la tradition, mais, plus généralement, une crise de la transmission qui affecte la relation au passé dans son ensemble. En ce sens, la mémoire culturelle n’est pas seule en cause dans les jeux anachroniques de l’intertextualité. Telle qu’elle apparaît implicitement dans les différentes pistes explorées par cet ouvrage, l’aporie de notre temps peut se résumer ainsi : il faut rouvrir la mémoire sur l’avenir pour espérer transmettre les fractures de l’histoire contemporaine. Mais ces fractures mettent en évidence la caducité des pensées classiques de l’histoire et des grands récits fondateurs qui, précisément, définissaient les termes d’une continuité possible des temps.

12La critique de la conception idéaliste de l’histoire est quasiment contemporaine de sa formulation par Hegel, au début du dix-neuvième siècle. Mais c’est la Grande Guerre qui, pour Christophe Bouton (« Pourquoi n’invente-t-on pas l’histoire ? Robert Musil et la philosophie de l’histoire »), « sonne le glas du rationalisme historique » (p. 193). Une fois ce contexte posé, l’auteur montre comment Robert Musil développe dans ses romans, notamment L’Homme sans qualités, une pensée originale de l’histoire, qui rompt avec la théorie hégélienne du progrès mais aussi avec le fatalisme de Spengler. Au rationalisme historique incarné par le docteur Arnheim, Ulrich oppose en effet une conception aléatoire de l’histoire, fondée sur le modèle mathématique du calcul des probabilités. Pour Ulrich, l’histoire universelle est absurde, soustraite à la volonté des acteurs, mais c’est précisément pour cette raison qu’elle poursuit toujours un but identique, que personne n’a voulu : l’homme moyen. Aussi le pessimisme historique à l’œuvre dans la théorie musilienne de l’homme probable signe-t-il autant le rejet de toute transcendance historique que l’arrêt de mort de l’utopie.

13Le commentaire par Jean-Pierre Morel d’un texte d’Adriano Sofri, célèbre condamné politique italien, sur Büchner et Heiner Müller (« Sofri, Büchner, Heiner Müller : « Souvenir d’une révolution » ? ») poursuit cette critique du progrès historique sur un autre terrain, celui de la révolution8. La lecture de Müller et Büchner est en effet pour Sofri l’occasion d’interroger une tradition littéraire que l’Italie, selon lui, ne connaît guère, celle du « destin des révolutions » (p. 212). Alors que Büchner, dans La Mort de Danton, dénonce le mécanisme qui conduit toujours les révolutionnaires à retourner contre eux-mêmes la terreur qu’ils destinent aux ennemis de la révolution, Heiner Müller livre pour Sofri un diagnostic de non-sens complet : « pas de révolution sans violence ni terreur, la première n’étant jamais que le déguisement des deux autres » (p. 219). Tout en soulignant les malentendus qui essaiment la lecture faite par Sofri de l’œuvre de Müller, Jean-Pierre Morel souligne ainsi comment, de Büchner à Müller, et de la Terreur jacobine au théâtre judiciaire stalinien, l’ancien révolutionnaire dessine un parcours qui aboutirait à « l’impossibilité de faire la révolution » (A. Sofri, p. 214).

14De l’impossibilité de la révolution à l’impossibilité de tout événement, il n’y a qu’un pas, franchi par le roman de Diego Marani, Nuova grammatica finlandese (Nouvelle Grammaire finnoise)9, dont Philippe Daros livre ici une passionnante critique (« Peut-on raconter la fin de l’histoire ? »). La question posée par Ph. Daros est apparemment simple : « peut-on fantasmer la négation de l’Histoire... en racontant une histoire » (p. 208) ? La réponse s’appuie sur une comparaison entre deux textes qui mettent en scène le retour problématique d’un récit fondateur, le dit mythique du Kalevala dans le roman de Marani, et l’Apocalypse, telle qu’elle est représentée par Dürer, dans Le Chercheur de traces, d’Imre Kertesz10. La comparaison des deux romans prend tout son sens dans le contexte posé par Ph. Daros, celui d’une impossible relève de la « défondation de la pensée occidentale » (p. 236) qui place toute relation au mythe et aux récits de fondation sous le signe d’une insurmontable aporie. Mais alors que le roman de Marani s’avère incapable de surmonter cette aporie et devient, sous la plume de Ph. Daros, le symbole d’un simple déni de la conscience historique dont il ne peut malgré tout faire le deuil, le texte de Kertesz se donne à lire comme une critique du mythe et de sa représentation qui expose les conditions d’une pensée et d’une écriture de l’histoire après la catastrophe.

15La mémoire de la catastrophe est également au cœur des contributions de Jean Cléder (« Une mémoire appropriée : à propos du « partage de l’histoire générale » dans le cinéma de Marguerite Duras ») et de Stéphane Michaud (« Mémoire et responsabilité. La sanction de la parole chez Wulf Kirsten et Michel Deguy »). Aussi distinctes soient-elles dans leur propos, ces études ont en commun de mettre en évidence non seulement « la légitimité [...] d’une prise en charge esthétique de l’Histoire » mais le bénéfice politique d’une « appropriation de l’Histoire par la poésie » (J. Cléder, p. 19). Car ces œuvres, qui ne sont pas le fait de témoins au sens usuel du terme, posent tout autrement que l’historiographie et la commémoration officielle le problème du partage des mémoires : « comment se faire le témoin d’une responsabilité collective » (p. 165) demandent Wulf Kirsten et Michel Deguy ? Comment, en lieu et place d’une représentation du désastre, témoigner pour et à la place de ceux qui ont disparu, interroge l’écriture cinématographique de Marguerite Duras ? Les formes inventées de la mémoire supposent ainsi non seulement un élargissement mais un « désancrement » (p. 22) du sujet du témoignage. En retour, cette « dé-personnalisation » (Agamben, p. 22) permet d’élaborer une mémoire réellement démocratique, une « mémoire mobile et inassignable » (J. Cléder, p. 30), « pour tout temps et pour quiconque » (J. Bessière, p. 11).

16Ultime étape de ce parcours à travers les représentations du deuil problématique de l’historicité, l’article d’Henri Garric (« Le désœuvrement : « un pas en dehors de l’histoire » ?) s’intéresse au motif du désœuvrement pour amorcer une exploration aussi ambitieuse que rigoureuse des représentations de la post-histoire dans le roman contemporain. La notion de désœuvrement offre ici un éclairage inattendu sur une contradiction apparente du champ romanesque actuel, particulièrement sensible en France, celle qui touche le rapport à l’histoire. On repère d’un côté un ensemble assez hétérogène de romanciers qui tentent, par des moyens très divers, de saisir une mémoire du passé (Olivier Rolin, François Bon, Pierre Michon, Laurent Gaudé, Philippe Claudel) ; et de l’autre un groupe plus cohérent d’auteurs (Jean-Philippe Toussaint, Jean Échenoz, Éric Chevillard, Christian Oster), publiés aux Éditions de Minuit, qui tournent ostensiblement le dos à l’histoire, notamment en figurant des personnages désœuvrés. En revenant sur le débat philosophique qui oppose Alexandre Kojève et Georges Bataille, débat repris récemment par Jean-Luc Nancy et Maurice Blanchot, H. Garric tente d’éclairer le lien entre désœuvrement et achèvement de l’histoire. Moins qu’une sortie en dehors de l’histoire, le désœuvrement aurait en fait partie liée avec « cette frange d’ultra-histoire » (Agamben) située entre l’histoire et sa fin dont on retrouve également les traces dans la figuration, aujourd’hui si commune, des « mondes intermédiaires qui suivent la mort mais sont encore temps où le temps survit » (p. 259). On retrouve, dans cette formulation radicale d’une impossible sortie du temps, l’une des hypothèses les plus intéressantes de l’ouvrage, à savoir que les paradoxes temporels et historiques de notre modernité ne peuvent être interprétés comme une « négation du temps » (J. Bessière, p. 44), mais sont bien, au contraire, le moyen par lequel la littérature tente de figurer le régime spectral de notre historicité.