Acta fabula
ISSN 2115-8037

2006
Mai 2006 (volume 7, numéro 2)
Anna Arzoumanov

Actualité et littérature aux XVe-XVIIe siècles

L’Actualité et sa mise en écriture aux XVe et XVIIe siècles, Espagne, Italie, France et Portugal, études réunies par Pierre Civil et Danielle Boillet), Paris, Presses Sorbonne Nouvelle, 2005.

1Ce recueil d’articles constitue les actes d’un colloque qui s’est tenu à Paris III-Sorbonne Nouvelle du 19 au 21 octobre 2000. Les organisateurs s’étaient fixé pour objectif de poursuivre leurs travaux sur les « Pratiques et représentations des pouvoirs à travers la littérature », dans une approche transdisciplinaire à travers des exemples pris dans des pays d’Europe du Sud aux XVe et XVIIe siècles.

2À partir du constat que « la problématique complexe de la construction de l’événement politique et de ses interprétations n’avait guère suscité à ce jour d’approche globale » (10), les organisateurs du colloque ont défini une problématique volontairement très large, « le propos [étant] la mise en valeur des divers supports et des diverses formalisations que produit la perception de l’événement proche » (10). C’est la raison pour laquelle ce recueil d’articles multiplie les perspectives d’approche.

3Le titre de la première partie « Problèmes et enjeux » annonce un traitement théorique de la question. Il faut remarquer qu’il contraste quelque peu avec le véritable objet des articles. Chaque intervenant étudie en effet une occurrence particulière de cette problématique et non les enjeux généraux de la question. Mais la lecture intégrale de la partie permet toutefois de dégager deux grandes hypothèses. D’une part, d’un point de vue historique, la mise en écriture de l’actualité apparaît nécessairement comme une réécriture qui implique une distanciation plus ou moins grande par rapport aux événements (Frédérique Verrier, Maria Teresa Cacho et Carlo Vecce), d’autre part, d’un point de vue littéraire, la prise en compte de l’actualité dans laquelle s’inscrit une œuvre littéraire enrichit considérablement son analyse (Ana Clara Santos et Tobia Toscano) : le texte littéraire ne peut donc pas être coupé de son contexte d’apparition.

4Frédérique Verrier analyse l’exemple des « ragionamenti », récit où Carletti raconte rétrospectivement son tour du monde, en revendiquant son « absence de culture littéraire et historique » (14). L’étude montre que cette démarche personnelle et non littéraire emprunte sans cesse à des genres institués : récits allégoriques ou mythologiques, nouvelle dans la lignée boccacienne.

5Carlo Vecce choisit d’étudier un corpus très vaste, celui des chroniques napolitaines de la Renaissance, et il observe deux grands types d’écriture du texte d’actualité. À cette époque, la chronique est dépendante d’une historiographie officielle qui cherche à rompre avec un Moyen-Âge considéré comme archaïque, en « travestissant l’actualité à l’ancienne » pour en faire « un objet de célébration intemporel ». On trouve néanmoins dans certaines chroniques manuscrites en langue vulgaire une autre voix, plus polémique et moins officielle, que l’auteur n’hésite pas à appeler « écriture semi-privée ».

6Dans un article en espagnol, Maria Teresa Cacho s’intéresse aux dialogues espagnols de la première moitié du seizième siècle. Après avoir rappelé quelques données sociales sur le genre et sur la production éditoriale à cette époque, l’auteur s’intéresse plus particulièrement au Dialogue de Caron avec l’âme de Pier Luigi Farnèse rédigé en 1547, suite à l’assassinat du fils du pape Paul III Farnèse. Parce qu’il confronte plusieurs voix, il offre une approche de l’événement différente du genre de la chronique. Ce dialogue constitue une interprétation partisane de l’événement, en autorisant son auteur à manier des registres antithétiques (de l’ironie à la dramatisation), des rythmes variés (du sommaire à la pause explicative) pour opposer l’arrogance de Farnèse aux nombreuses qualités de Charles Quint.

7Les deux autres articles de cette première partie adoptent la démarche inverse. Il s’agit désormais d’étudier les résonances de l’actualité sur les choix thématiques d’un auteur dans une œuvre littéraire (Ana Clara Santos) ou sur la production éditoriale (Tobia Toscano).

8Ana Clara Santos montre comment l’étude des figures féminines dans les œuvres de Racine et de Corneille s’enrichit considérablement de la confrontation avec l’actualité du siècle. L’étude conjointe de l’actualité politique et du traitement littéraire de la mère au pouvoir permet de faire ressortir avec plus d’acuité la monstruosité de cette figure à une époque où le pouvoir détenu par les femmes est fortement décrié, évoquant immédiatement au spectateur les deux régentes du siècle, Marie de Médicis et Anne d’Autriche.

9Reprenant à son compte le proverbe « l’occasione fa il ladro », Tobia Toscano propose une formule, « L’occasione fa il libro », qui résume parfaitement la problématique de son article en italien. Il montre en effet combien c’est « l’occasion qui fait le livre », en analysant les répercussions de l’actualité politique, plus particulièrement des événements de 1536, sur la production éditoriale des libraires de Naples, bien plus dictée par la circonstance que par un quelconque programme éditorial.

10La deuxième partie du volume est consacrée à l’ « Actualité du pouvoir monarchique ». Si le titre donné à la partie laisse supposer uniquement une cohérence thématique, les articles sont également liés par une hypothèse théorique. Tous montrent que la mise en écriture de l’actualité est nécessairement une réécriture, qu’elle ne présente jamais l’actualité dans sa nudité et qu’elle répond souvent à une intention.

11Michel Garcia étudie la mise en écriture de l’assassinat du Duc d’Orléans en 1407 dans une lettre qu’un Espagnol séjournant à la Cour de France adresse à des compatriotes castillans. Cette lettre témoigne d’un véritable souci de mise en forme et d’une richesse informative qui relèvent d’une « pratique écrite de l’histoire » (104), alors que tout laisse supposer qu’elle a été écrite « à chaud », immédiatement après la survenue de cet événement politique majeur.

12Michel Plaisance étudie deux lettres d’Anton Francesco Grazzini et de Giorgio Vasari relatant le même événement, l’entrée de Charles Quint à Florence en 1536. Le récit de l’entrée est un genre qui laisse peu de place au commentaire personnel. Pourtant ces deux lettres témoignent de conceptions différentes de la gloire de Florence. Pour l’un, l’entrée de l’Empereur est l’occasion de célébrer les habitants et les splendeurs architecturales de la ville. Pour l’autre, elle est avant tout un prétexte à une glorification du Pouvoir florentin.

13Marie-Madeleine Fragonard dresse une typologie des textes d’actualité en France. Elle décrit trois types de textes : une série « sérieuse » (discours encomiastiques), une série « dramatique » (oraisons funèbres, discours judiciaires) et une série « bouffonne » (célébrations ironiques du Pouvoir). Dans l’histoire de cette dernière, elle identifie un moment fondateur : la mort de Concini, favori d’Henri IV, qui suscite une profusion de textes satiriques diffamatoires. Dans ce que Marie-Madeleine Fragonard qualifie de véritable « défoulement » général (121), les auteurs feignent d’adopter la voix du peuple, en empruntant au discours burlesque son mode de rabaissement trivial. Elle y voit la naissance d’une conjonction entre l’écriture historique et la dégradation burlesque, qui perdurera pendant tout le XVIIe siècle, et le début d’une « invasion de la pensée d’irrespect » (136), qui atteindra son apogée pendant la Fronde.

14Étudiant la mise en écriture d’un événement de premier plan, la venue du Roi Philippe III d’Espagne au Portugal, Anne-Marie Quint souligne combien un même événement peut être perçu de façon opposée selon le type de texte qui le relate. L’auteur identifie une première opposition entre discours officiel au ton dithyrambique (pièces en vers, écrites en espagnol) et discours de la marge (témoignage personnel en prose resté longtemps manuscrit) qui laisse place à l’expression de rancœurs personnelles. Une deuxième opposition relève de la distance entre l’événement et son écriture. Elle distingue discours de circonstance favorable à la monarchie espagnole et discours rétrospectif, quarante ans plus tard, légitimant la monarchie portugaise.

15La troisième partie, « Actualité, politique et religion », regroupe des articles autour d’un thème large : l’écriture de la religion et de la politique.

16Une enquête systématique sur un corpus manuscrit de relaciones de milagros (récits de miracle) conservé au monastère de Guadalupe permet à Françoise Crémoux d’illustrer la diversité des genres dont relève les textes d’actualité. Ceux-ci sont loin de se réduire à la chronique. Dans les récits de miracle, genre en apparence bien éloigné du récit objectif, l’actualité politique est présente sous la forme d’ « échos » (161), seulement lorsqu’elle a eu une influence sur la trajectoire personnelle d’un auteur. Le récit d’actualité prend alors la forme d’une « histoire vécue » (161) qui ne donne jamais d’interprétation de l’événement.

17En s’attachant aux exemples de deux auteurs à succès, les articles d’Élise Boillet sur L’Arétin et de Pierre Civil sur Lope de Vega montrent tous deux que le récit d’actualité, malgré son apparence d’objectivité, se prête très bien à l’affirmation des ambitions sociales et littéraires d’un auteur. Pour servir ses ambitions romaines, L’Arétin relate de manière opportuniste les événements de 1533 et 1534 à Rome. Il adapte son discours glorificateur aux changements politiques, tout en affirmant l’importance de la parole de l’écrivain pour transformer un fait en événement de premier plan. De la même manière, la perspective hagiographique adoptée par Lope de Vega pour décrire les persécutions de Chrétiens au Japon va de pair avec l’affirmation du rôle social de l’homme de lettres, capable de littérariser la matière historique et de « styliser le réel ».

18Le titre de la quatrième partie, « Actualité et littérature : poésie et récit », indique une approche plus spécifiquement littéraire de la problématique.

19À partir du constat commun de la complexité des rapports entre l’Histoire et sa mise en écriture, les auteurs de ces articles adoptent des démarches critiques différentes.

20Sophie Houdard part de l’événement : elle confronte l’ensemble des textes relatant l’exécution de Cinq-Mars et de Thou en 1642. Elle rappelle d’abord combien il est difficile à l’historien d’accéder à la « vraie histoire » à partir du récit d’actualité, à cause de son caractère topique. L’auteur propose alors de tirer parti de cette difficulté. Pour elle, c’est en commençant par le repérage des topoi dans un récit, l’inscription de la mort des deux protagonistes dans le schéma préétabli de l’histoire tragique par exemple, que le critique parviendra à retrouver la place de l’actualité brute, l’actualité reprenant parfois le dessus sur sa reconstruction, devenant un « intrus, une voix dissonante dans le tissu topique ».

21Virginie Dumanoir, Juan Carlos d’Amico et Lise Amselem-Szende adoptent la démarche inverse, en partant chacun d’un genre particulier. Virginie Dumanoir explore le corpus extrêmement vaste des romance espagnols au XVe siècle, qui appartiennent au genre de la chronique. Elle montre que les événements sont systématiquement interprétés en faveur d’un grand auquel le récit est dédié, ce qui implique une ambiguïté générique : le récit factuel est souvent abandonné au profit d’autres modes de discours, comme le récit allégorique par exemple. Juan Carlos d’Amico étudie quatre fictions narratives de la Renaissance italienne, en s’intéressant particulièrement au recours à la prophétie. Dans la fiction, ce procédé est l’occasion de laisser place à l’actualité, en lui donnant des significations particulières : justification de l’événement par une finalité historique, célébration d’un prince puissant par son  inscription dans une lignée illustre. Line Amselem-Szende étudie le corpus des Silvas de varios romances (1561-1696). Après un bref rappel de la spécificité de cet objet qui constitue un cas particulier du genre du romance (les volumes évoluent au fil des éditions suivant l’actualité politique et militaire), elle s’attache à en montrer la composition chaotique, les volumes ne s’ordonnant véritablement qu’en 1582 et 1587. Ces textes ont en commun de mettre en scène un événement historique, mais empruntent à des sources très différentes (de la tradition mythologique à l’histoire politique), à des époques très éloignées les unes des autres (du passé révolu à l’histoire contemporaine).

22Monique Guëll adopte simultanément les deux démarches en étudiant, d’un point de vue rhétorique et métrique, la mise en écriture de la défaite d’Alcazarquivir et de la mort du roi Don Sébastien de Portugal en 1578 dans un genre particulier, la canción. Toutefois l’article n’est en fait consacré presque qu’exclusivement à une unique chanson, celle d’Herrera, qui témoigne d’un grand travail formel relevant de l’éloquence d’apparat.

23Au terme du parcours, on ne peut que souscrire à la volonté des organisateurs du colloque de poursuivre leurs travaux sur les rapports entre actualité et écriture. L’étude des différentes mises en écriture de l’actualité s’avère tout à fait stimulante et riche d’enjeux théoriques fondamentaux, tant du point de vue littéraire que du point de vue historique. Et en effet, la diversité des approches, des genres et des événements abordés dans le recueil en est une preuve irréfutable. La lecture de ces articles concernant des œuvres et des genres très variées permet d’aboutir à une conclusion commune : toute écriture de l’actualité est nécessairement une réécriture dont le chercheur doit prendre acte. Toutefois, le caractère foisonnant de la matière abordée et la multitude d’études sur un point très précis perdent quelquefois le lecteur qui s’attendrait à trouver une « approche globale […] de la problématique complexe de la construction de l’événement politique et de ses interprétations » (10). On peut regretter l’absence de formulation théorique claire de ces résultats qui répondrait aux questionnements posés en introduction par Pierre Civil et Danielle Boillet.