Acta fabula
ISSN 2115-8037

Dossier critique
2018
Octobre 2018 (volume 19, numéro 9)
titre article
Slaven Waelti

La Médiarchéologie ou le Gai Savoir des universitaires, des artistes et des « bidouilleurs »

Jussi Parikka, Qu’est‑ce que l’archéologie des média ? trad. Christophe Degoutin, Grenoble : UGA Éditions, 2017, EAN 9782377470228.

1Après avoir écrit L’Anti‑Œdipe et Mille Plateaux, Gilles Deleuze et Félix Guattari éprouvèrent le besoin de réfléchir sur leurs méthodes et leurs manières de procéder, en posant la question en apparence très simple : Qu’est‑ce que la philosophie1 ? C’est sans doute dans le même esprit qu’il faut comprendre le titre du livre du théoricien des média Jussi Parikka, dont les UGA Éditions nous proposent aujourd’hui la traduction de l’anglais : Qu’est‑ce que l’archéologie des média2 ? En effet, au moment de la publication originale en 2012, J. Parikka était d’ores et déjà l’auteur d’une somme « médiarchéologique » composée de : Digital Contagions : A Media Archeaology of Computer Viruses (2007) et Insect Media : An Archaeology of Animals and Technology (2010) — sommequ’il a prolongée en 2015 avec Media Geology. Ces travaux ont en commun de proposer une approche matérialiste des média tout en s’ouvrant à un questionnement écologique, compris dans le triple sens d’environnements médiatiques, de matières premières des média et d’impact sur les écosystèmes naturels.

2La comparaison avec Deleuze et Guattari s’arrête toutefois là ; la question que posaient les philosophes étant de celles qui viennent avec « la vieillesse », elle devait faire l’objet d’une conversation « entre amis3 », presque au coin du poêle. De son côté, J. Parikka enrôle sous sa bannière toute la « génération émergente de théoriciens des média » (p. 66), des « groupes d’artistes et de jeunes praticiens émergents » (p. 260), toute une « nouvelle génération d’artistes » ayant adopté dans leurs travaux « certaines idées des théories médiarchéologiques » (p. 241) qui forment tous ensemble une « vague de spécialistes des nouveaux média » (p. 161). On rencontrera ainsi dans son livre, en plus des figures tutélaires de la théorie « allemande » (Friedrich Kittler, Wolfgang Ernst ou Thomas Elsaesser), des historiens et théoriciens anglo‑saxons (Anne Friedberg, Jonathan Crary, Wendy Hui Kyong Chun, Erkki Huhtamo), mais aussi des artistes (Zoe Beloff, Paul DeMarinis, Gebhard Sengmüller) ou encore des « bidouilleurs » (Rosa Menkman, Garnet Hertz, Shintaro Miyazaki). Tous sont conviés à figurer dans l’atlas que dresse le « nouveau cartographe4 » d’une discipline qui, on l’aura compris, appartient tant aux universitaires qu’aux artistes, aux activistes et à la science‑fiction cyberpunk.

Cartographier

3Composé de six chapitres, il s’ouvre tout d’abord par une préface très éclairante d’Emmanuel Guez et une introduction de l’auteur intitulée : « Cartographies de l’ancien et du nouveau ». J. Parikka commence par y proposer un portrait original de l’archéologue des média en steampunk. L’un comme l’autre écrivent en effet une histoire où « l’ancien et le nouveau [sont envisagés] selon des lignes parallèles », et entretiennent en outre un « enthousiasme pour les média » les plus curieux, autant qu’un esprit de « bidouillage actif » (p. 32). Et s’il fétichise volontiers le xixe siècle, le steampunk fournit à cet égard également un bon témoin de l’archéologie des média qui, comme le note J. Parikka, ne commence pas par le passé le plus ancien ou par le présent le plus contemporain, mais par le milieu, « par l’enchevêtrement du passé et du présent » (p. 36). Et en effet, pour développer sa théorie, Friedrich Kittler s’était tout d’abord appuyé sur les média du xixe que sont la photographie, le télégraphe, le film, le gramophone et la machine à écrire ; ce n’est que plus tard qu’il s’est projeté vers les ordinateurs d’une part et l’alphabet grec de l’autre. Cette volonté de partir du milieu aurait du reste déjà pu être constatée chez Foucault qui joue ici le rôle de géant sur les épaules duquel aurait grimpé le nain Kittler5. Or vu de là‑haut, l’archéologie du discours ne suffit déjà plus. La question devient : « Que se passe‑t‑il lorsqu’on lit la technologie des média comme Foucault soumettait les discours et pratiques culturelles à une analyse de leur naissance et de leur conditions de possibilité dans certains contextes bien définis ? » (p. 39) Réponse : on obtient une nouvelle discipline, la « science » ou l’« archéologie » des média, qui cherche dès lors à répondre à la question : « en quoi nos objets, nos discours et nos pratiques définissent‑ils notre actualité, et comment se fait‑il que cette dernière [soit] perçue comme la réalité » (p. 45). Inévitablement, on rencontrera donc la question de l’archive sur laquelle J. Parikka reviendra en détail.

L’archéologie des média

4Le premier chapitre part du constat qualifié de « banal » (p. 61) que « nos sens s’articulent toujours dans des contextes de médialité », et du fait que l’on puisse « voir les modes de sensation eux‑mêmes comme structurés par l’histoire » (p. 60). À se replacer dans une longue histoire philosophique de la sensation, ce constat perd cependant rapidement toute banalité — ne serait‑ce qu’eu égard aux travaux de précurseur de Walter Benjamin sur le cinéma qui constituerait à lui seul une véritable « anthropologie de la modernité » (p. 62). C’est que le cinéma, précisément, fut rendu possible par le développement des sciences et par des mesures affinées des sens humains. Et si cette fondation technico‑sensible du septième art a progressivement été masquée par la mue du cinéma en une « industrie culturelle des sensations et des émotions » (p. 63), l’archéologie des média, elle, naît au moment où l’on quitte le niveau du spectacle pour envisager celui des supports. Ainsi, pour J. Parikka, la différence entre le film sur pellicule et le cinéma numérique constitue une « rupture épistémologique » (p. 63). En amont de cette dernière, des média analogiques calibrés pour l’œil ou l’oreille ; en aval, des média digitaux qui s’adressent à tous nos sens, qui réagissent au toucher, à la peau et à la voix. La totalité des sensations ne peut désormais plus être détachée « des assemblages techniques dans lesquels elle s’inscrit » (p. 78). Le numérique ne fait cependant pas que remettre en cause le primat de la vision : ses opérations dépassent toutes nos capacités sensorielles, opérant ainsi en dehors de « l’humain percevant » (p. 83). Les ordinateurs produisent de pures simulations qui, si elles trompent les sens humains, sont entièrement calculées par des algorithmes.

La bizarrerie en question

5Le deuxième chapitre ne manque pas d’originalité, puisqu’il se donne pour but de « célébrer la bizarrerie » (p. 99) technologique et médiatique. Il s’ouvre sur une longue analyse d’une œuvre de Gebhard Sengmüller, A Parallel Image, qui constitue à elle seule une sorte d’aberration technologique de transmission parallèle d’image dont l’avantage est toutefois de faire réfléchir « aux média anciens et nouveaux », et d’inviter « à en fabriquer soi‑même et à imaginer des passés et des avenirs possibles » (p. 93). Les média imaginaires dessinent en cela, sous forme artistique et par l’exploitation de techniques dépassées, des histoires alternatives ou des « contre‑histoires » (p. 39). Plus avant, J. Parikka note que « la notion de média imaginaires devient un moyen d’examiner l’inscription des espoirs, des désirs et des imaginaires de la médialité dans les assemblages technologiques » (p. 100). Il y a peut‑être quelque chose de circulaire dans une telle définition, elle n’en embarque pas moins le désir humain dans la récursion entre « média imaginaires » et « imaginaires de la médialité ». Et dès lors les rêves les plus fous de communication médiumnique sont permis — rêves fantastiques qu’explorent les œuvres de Zoe Beloff. Or que resterait‑il de la nécromancie et des tables tournantes si l’on en retirait l’imaginaire ? Un état matériel de la technique. Un médium tel que le gramophone en est sans doute l’exemple paradigmatique, puisqu’il fut le premier à pouvoir faire littéralement entendre les voix des morts. Mais n’est‑ce pas alors la notion de « média imaginaire » elle‑même qui s’étiole en simples « imaginaires de la technique » ? La dernière approche que propose J. Parikka à propos de Kittler n’est pas loin de le suggérer, d’autant que la naissance du fantastique des média coïncide avec le perfectionnement de leurs performances techniques au cours du xixe siècle.

La théorie « allemande » des média

6J. Parikka s’empresse de noter que « l’expression n’est pas très heureuse parce qu’elle accorde une trop grande place à un supposé esprit national » (p. 127). Certes, ce dernier ne saurait être de mise. Et pourtant, à titre de critique, on ajoutera qu’il ne faut pas le confondre avec les conditions académiques et culturelles qui ont présidé à la naissance « allemande » de la théorie des média. Geoffrey Winthrop‑Young avait insisté à juste titre sur ces dernières : l’Allemagne des années 1970 et 1980 ayant été le lieu d’une rencontre entre le poststructuralisme français, la technologie et de l’ingénierie militaire anglo‑américaine, et la vieille tradition universitaire allemande de la Bildung et de la philosophie systématique6. Or de fait, la littérature, la psychanalyse et la philosophie, si chères à Kittler, ne retiennent guère l’attention de J. Parikka qui s’intéresse d’abord à la technique. Ici se révèle la perspective très anglo‑saxonne du livre, perspective qui, n’étant pas thématisée en tant que telle, posera bien des problèmes dans le traitement de certains concepts. Le lecteur non averti se demandera ainsi longtemps ce que recouvre la notion de « discours/réseaux ». Le terme apparaît à de nombreuses reprises dans le texte (p. 83, 117, 123, 134) avant que l’on n’en trouve l’explication (p. 136) : ce dernier renvoie à la notion anglaise de « Discours/Network », qui est elle‑même la traduction de l’allemand « Aufschreibesystem », que l’on rendrait en français par « système d’inscription » ou « système de prise de notes ». Le parcours de la notion et les inflexions que les différentes traductions lui ont nécessairement fait subir auraient sans doute mérités une explication.

7J. Parikka revient à l’axe Foucault‑Kittler et à l’axiome poststructuraliste selon lequel « nous ne parlons pas la langue, c’est la langue qui nous parle. » (p. 137) Ce qu’y ajoute Kittler, c’est qu’à l’âge des média techniques, de tels systèmes ne se réduisent plus aux discours : « ce sont les nouveaux régimes technologiques et physiques introduits par les média — comme la machine à écrire et, ensuite, les langages des logiciels informatiques » qui parlent à travers leurs sujets. Les individus n’ont ainsi qu’une « importance secondaire » : au centre se trouve désormais un pouvoir qui ne repose pas uniquement sur « des lieux physiques et des institutions — comme la clinique ou la prison », mais qui est assuré « par les interrupteurs et les relais, le logiciel et le matériel, les protocoles et les circuits qui composent nos systèmes de média techniques. » (p. 137) Ici s’éclaire enfin la notion de « discours/réseaux », définie comme « réseau de technologies et d’institutions qui permet à une culture donnée de sélectionner, de stocker et de traiter les données pertinentes7 » (p. 137). Le « discours/réseaux » renvoie en cela à un « dehors » de la psyché ou de la conscience, dehors qui existait déjà chez Foucault à l’état de concept8, mais que Kittler remplit désormais de la matérialité des média. Se rendre maître de ce « dehors » — ou simplement éviter d’en être la dupe — requerra alors de comprendre, par exemple, les lois mathématiques de la « fenêtre d’Alberti », ou, plus proche de nous, de comprendre l’architecture des « Windows » de Microsoft (p. 139). Faute d’une telle connaissance, nous demeurons les sujets impuissants de la structure de pouvoir du « capitalisme cognitif » (p. 141) contemporain. Il en va ici de la souveraineté des individus et des sociétés ; J. Parikka ne se lasse pas d’appeler à penser les implications politiques de la théorie de Kittler, comme il appelle les penseurs du politique à prendre connaissance des média dont ils sont les sujets9.

8Dans ses Médias optiques : Cours berlinois 1999, Kittler faisait reposer la science des média sur deux présupposés : 1) le fait que l’on ne sache « rien de ses propres sens avant que des médias n’aient mis des modèles et des métaphores à disposition10 » — thème qui occupe le premier chapitre du livre de J. Parikka, et 2) le concept technique d’information11. C’est vers ce dernier que se tourne l’auteur dans son quatrième chapitre intitulé « Cartographier le bruit et les accidents », où il évoque le modèle proposé par Claude Shannon et Warren Weaver dans leur célèbre Théorie mathématique de la communication. La contextualisation qu’en propose J. Parikka est très éclairante. Avec la technicisation des média au xixe siècle apparut en effet un nouveau « mal métaphysique » (p. 184) : le bruit dans la communication. Les lignes d’une lettre manuscrite ne transmettent a priori que le sens que l’écriture a pu encoder ; celles du téléphone transmettent en plus du sens, la voix, les hésitations, les gargouillis « non voulus » (p. 172), ainsi que les bruits environnants, quand le médium ne produirait pas lui‑même de la « friture ». C’est de ce bruit que partent Shannon et Weaver, lequel n’est plus pensé comme entravant la transmission d’un sens, mais uniquement celle de signaux. Or s’il peut dès lors être considéré comme une partie intégrante de tout système opérationnel, le bruit en constitue également la « nausée ». J. Parikka rappelle judicieusement que « Noise » est étymologiquement liée à « Nausea », celle notamment que produit l’irrégularité des vagues sur des passagers fragiles. Transposé du domaine maritime au domaine de l’ingénierie, le problème devient donc une question « de pilotage ou de gouvernail (kubernetes, la cybernétique) », c’est‑à‑dire, avec Wiener, « l’un des principes fondamentaux de la lutte contre le mal de mer » (p. 185).

Archiver : la question du patrimoine numérique

9J. Parikka en vient à l’état présent de la très sensible question des archives. Celles‑ci naquirent avec les États modernes par le biais de la constitution de musées ou de bibliothèques nationales, et sont donc solidaires de « récits nationaux ». Or, constate J. Parikka, aujourd’hui le récit s’efface : à sa place apparaissent « les collections de données structurées que nous appelons les bases de données », et qui « forment des nouvelles sortes de réalités de l’information activées par les ordinateurs » (p. 204). Les défis auxquels nous confronte cette transformation sont de deux ordres : politiques, économiques et sociaux d’une part, et technologiques de l’autre. Si J. Parikka n’oublie jamais de rappeler l’importance de la première, le livre ne traite ici que de la seconde. S’appuyant sur Wolfgang Ernst, il note qu’il n’y a plus de continuité simple de l’histoire, mais un éclatement du présent en « une multitude d’opérations micro‑temporelles au cœur de nos média contemporains » (p. 208). Notre culture ne procède plus d’un « maintenant » stable : elle se caractérise par des « processus de logicialisation, de diffusion en continu, de codage et de décodage des données » (p. 208). Or la mémoire numérique est fragile : elle constitue même une forme que Wendy Hui Kyong Chun a qualifiée d’« éphémère durable » (p. 213). Si le musée traditionnel conserve les objets du passé d’autant mieux qu’il les manipule moins, le rapport s’inverse avec la mémoire numérique qui doit constamment être « régénérée et rajeunie », et faire l’objet d’une « mise à jour permanente » (p. 219). Ainsi, « l’ontologie de la mémoire et des archives est plus proche d’une dynamique de renouveau que d’un simple stockage » (p. 213-214). Cette question du stockage deviendra d’autant plus cruciale qu’il s’agira de conserver des œuvres issues du NET‑ART contemporain.

Les média & l’art

10Et c’est précisément de l’art que se propose de traiter le dernier chapitre. Après avoir déjà donné des lectures stimulantes d’œuvres « médiarchéologiques », notamment de Beloff et Stegmüller, on rencontre ici Paul DeMarinis ainsi que de nombreux activistes et « bidouilleurs » (Rosa Menkman, Garnet Hertz, Shintaro Miyazaki). Le cœur du chapitre réside dans la tentative — aussi risquée que légitime dans la perspective cartographique qui est celle de J. Parikka — de délimiter ce que l’on peut entendre par « art médiarchéologique ». L’auteur propose un éventail de critères incluant des œuvres traitant « visuellement de thèmes historiques » (p. 242) ou d’« histoires alternatives » (p. 242) des média, voire des œuvres jouant sur leur « obsolescence » (p. 243), sur leur « imaginaire » (p. 244), ou d’autres encore exploitant « des archives concrètes » (p. 244) ou explorant les « conditions “enfouies” […] de nos médialités contemporaines » (p. 235). Le point commun entre les diverses œuvres mentionnées étant de participer à ce que J. Parikka aurait pu appeler ici en référence à Deleuze un « air du temps12 », qu’il voit émerger partout et se poursuivre par des « vagues » (p. 241) de chercheurs et d’artistes. Un « air du temps » qui est à l’émiettement des linéarités historiques, transformées en « une pluralité feuilletée, polyrythmique et concertée de temps différents — une histoire polyphonique » (p. 253). C’est à façonner cette histoire que s’emploient artistes et hackers, fondateurs de types nouveaux d’instituts de recherche tels que le Dead Media Lab (Californie) ou que le MediaShed, le Redundant Technology Initiative (Royaume‑Uni) ou encore l’Institute for Algorithmics (Berlin). Tous s’intéressent à des média anciens et récents dans un esprit créatif, développant ce que J. Parikka appelle, suivant le titre du chapitre, des « méthodologies créatives pour la remédiation ». Qu’est‑ce que la « remédiation » ? On n’en trouve qu’une définition très rapide assortie des noms de ses inventeurs : Jay David Bolter et Richard Grusin (p. 240). C’est que pour J. Parikka, la notion de « remédiation » constitue à elle seule et « intuitivement, une manière satisfaisante d’analyser les relation intermédiales et les emprunts historiques entre les époques et les média, qui ne passe pas exclusivement par l’écriture sur les média » (p. 240). Ceux que cette manière d’intuition ne satisferait pas devront néanmoins provisoirement s’en contenter13.


***

11Ce n’est que tardivement queDeleuze et Guattari s’étaient demandé : Qu’est‑ce que la philosophie ? car, écrivaient‑ils, leur jeunesse avait été pétrie d’une « envie de faire14 », plus que d’un désir de réflexion méthodologique. Il est incontestable que Jussi Parikka est habité d’une « envie de faire ». Et avant tout de faire se rencontrer la science, le discours universitaire et l’art dans un dialogue souvent fructueux autour de ces machines à information que l’on appelle désormais des média. Ainsi, chez J. Parikka, les chercheurs deviennent des « auteurs » (p. 127, 131), tandis que les créateurs appliquent des « méthodologies artistiques » (p. 245) pour produire ce qu’il conçoit comme des « travaux » (p. 114) plutôt que des « œuvres ». À l’ironie polémique, voire au millénarisme d’une certaine théorie allemande des média, succède la gaieté, encore une fois, deleuzienne et la fibre activiste d’un auteur vraisemblablement passionné lui‑même de « bidouillage ». Cette gaieté n’évite cependant pas toujours une forme de désinvolture dans le traitement de certaines notions, et en particulier quant à l’ancrage philosophique de l’archéologie des média. Que cette dernière eût été inconcevable sans celle, kantienne, de la connaissance n’intéresse pas l’auteur. Lorsqu’il se propose par exemple d’explorer « les raisons de fond qui expliquent qu’un objet, une expression, un discours ou […] un dispositif de médialité où une habitude d’utilisation est susceptible de naître, d’être repris et de se maintenir dans une situation culturelle donnée » (p. 38), il ignore la dimension proprement transcendentale de la question : les média constituent‑ils un nouvel a priori, au sens où Kittler reformulait en un a priori technique l’a priori historique de Foucault ? Quant à l’archéologie freudienne de la psyché, elle n’est qu’à peine évoquée, sans parler du traitement très sommaire réservé à Lacan. Plus avant, J. Parikka laisse à l’état d’effets d’annonce les différentes « méthodologies » dont il se revendique pourtant d’un bout à l’autre de son ouvrage. Proposer une réflexion de fond sur cette dernière n’aurait‑il pas dû constituer une partie importante d’un livre intitulé Qu’est‑ce que l’archéologie des médias15 ? Et il n’est pas certain que l’on puisse suppléer à cette méthodologie manquante par sa requalification, après Bernhard Siegert, en « Gai savoir » (p. 275). La Gaya Scienza, du moins dans sa version nietzschéenne, est fondée dans une expérience singulière plutôt que dans une méthodologie scientifique, fût‑elle archéologique. Mais le temps est peut‑être encore celui de la cartographie, de l’exploration et de la découverte plutôt que du questionnement autoréflexif et méthodique. C’est du moins le plus grand profit que l’on retirera de la lecture du livre de J. Parikka : le traitement de fond ayant bien, quant à lui, un petit air de « bidouillage ».