Acta fabula
ISSN 2115-8037

Dossier critique
2018
Octobre 2018 (volume 19, numéro 9)
titre article
Antonin Wiser

Feedback | noise gate | delay : échos différés de Friedrich Kittler

Friedrich Kittler, Gramophone, Film, Typewriter [1986], traduit de l’allemand par Frédérique Vargoz, Dijon : Les Presses du réel, 2018, 480 p., EAN : 9782840666790.

1Gramophone, Film, Typewriter (GFT) se présente comme une archéologie — au sens foucaldien — des média, ou plus exactement une archéologie de la convergence contemporaine des flux de données sonores, optiques et scripturales dans « la numérisation généralisée de l’information et des canaux » (p. 36). Au moment de la parution du livre, en 1986, cette convergence apparaît comme une perspective très prochaine, un programme déjà en cours de réalisation et chacun pourra aisément en mesurer aujourd’hui le degré d’avancement. Mais en tant que projet archéologique, le livre a moins pour propos d’analyser cette évolution proprement dite vers un système transmédial placé sous le signe de la seule numération binaire positionnelle, devenue interpretans universel, que de décrire la mise en place de ses préalables, à savoir le déploiement autonome des systèmes de média optique, sonore et graphique dans les conditions de leur différenciation. Ce livre est l’histoire de leurs histoires, selon les mots de l’auteur (p. 30) : chacune des trois grandes parties qui le structure — et auxquelles renvoie le titre tripartite — présente ainsi l’étude du développement spécifique des supports de stockage et de restitution propres à chaque type médial de données.

2La méthode de Kittler superpose plusieurs couches analytiques interconnectées : une première vouée au réel, c’est‑à‑dire à l’histoire des dispositifs techniques‑matériels qui supportent l’enregistrement, le traitement et la transmission de l’information (du premier téléphone d’Edison aux microprocesseurs, en passant par la « sphère écrivante »). Sur celle‑ci vient se coupler une histoire des imaginaires interagissant avec ce réel dans des rapports de détermination réciproques, tout à la fois pour le désirer, le saisir et se laisser saisir par lui. S’ajoutent enfin plusieurs coupes dans le registre symbolique, en forme d’analyse du discours appliquée à des fragments de Rilke, Guyau, Friedlaender ou Heidegger1. L’intérêt de l’ouvrage tient davantage dans l’articulation virtuose et érudite de ces trois registres que dans la complétude et la systématicité de leurs études séparées. On ne trouvera pas dans ces pages d’histoire positive et raisonnée des technologies. Quant aux lecteurs avides de propositions systématiques et de concepts immédiatement exploitables pour d’autres analyses, ils seront certainement déçus. Kittler nous offre bien plutôt une lecture brillante qui démonte et remonte les câblages du complexe de média composites qui sous‑tend la culture moderne. Cette lecture fait ainsi apparaître la façon dont messages et canaux s’entre‑impliquent et s’entre‑déterminent — ce que seul le montage discursif singulier du livre peut révéler, en dégageant au passage quelques motifs déterminants : le déclin du monopole médial de l’écriture et de la littérature, les emprunts systématiques de l’industrie du divertissement aux technologies militaires ou encore le décentrement de l’émetteur humain par rapport aux dispositifs médiatisant l’information.

3L’univers intellectuel dans lequel se déploient les analyses de Kittler peut paraître aujourd’hui situé : elles furent rendues possibles par la réception en Allemagne, dans les années 70 et 80, de Lacan, Derrida et Foucault — une réception dans laquelle l’auteur joua un rôle de premier plan (voir son introduction à Austreibung des Geistes aus den Geisteswissenschaften2, ouvrage collectif qu’il dirigea et fit paraître en 1980, et qui s’ouvre sur un texte de Jacques Derrida). On n’a pourtant pas affaire à une simple transposition de la French Theory outre‑Rhin. Emmanuel Alloa a raison, dans sa préface, de parler d’un « infra‑structuralisme » kittlérien. Là où structuralistes et post‑structuralistes ont déplacé l’attention du signifié vers l’organisation du signifiant, Kittler fait encore un pas en‑dessous, pour examiner celles des supports matériels du signifiant. Pourtant, si l’auteur reproche à Foucault d’oublier les conditions techniques des discours (p. 377), on se méprendrait à voir dans le propos de GFT une variante de l’hypothèse marxiste d’une surdétermination simple des superstructures culturelles par une infrastructure technologique : cette histoire‑là reste dominée par son sens, par la direction d’un signifié transcendantal (la Révolution, l’Émancipation, la Fin de l’histoire, etc.), alors que « les média ne sont pas limités par la nécessité de travailler avec le symbolique. » (p. 49) Si le médium informe le contenu de l’information qu’il délivre, il la délivre également de l’emprise de la signification, en stockant et en transmettant le bruit de fond, le white noise, l’infra‑signifiant que non seulement il enregistre, mais qu’il produit (p. 97). Jusqu’à Edison et aux frères Lumière, l’écriture, seul dispositif de stockage informationnel disponible, a signifié le transfert (Übertragung) des informations vers un médium opérant comme un noise gate filtrant le signifié et qui offrait, en échange du sacrifice de la voix et du corps, l’expérience d’une hallucination du réel et de l’imaginaire :

Toute la passion de la lecture résidait dans le fait d’halluciner une signification entre les lignes ou les lettres : le monde visible ou audible de la poésie romantique.  L’électricité elle‑même mit un terme à cela. Quand les souvenirs et les rêves, les morts et les fantômes devinrent techniquement reproductibles, la force d’hallucination des écrivains, tout autant que celle des lecteurs, devint inutile. (p. 48‑49)

4C’est à ce point que la perspective esquissée par Kittler prend un tour post‑humaniste : la fin de la prééminence de la littérature correspond à l’obsolescence de l’herméneutique (p. 423), dès lors que les canaux, branchés les uns sur les autres, génèrent d’eux‑mêmes des feedback : « Une seule boucle de rétroaction — et les machines d’informations échappent aux êtres humains, leurs prétendus inventeurs. Les ordinateurs eux‑mêmes deviennent sujets » (p. 416), en un sens qui ressemble fort à celui que Lacan donna au sujet de l’inconscient3. Le processus s’achève avec le passage des média analogiques — encore rétifs à l’Übertragung de leurs données respectives de l’un dans l’autre (p. 37) — à un système de conversion numérique universel. Désormais, à l’origine et au terme de la chaîne de signifiants, l’information peut être générée et traitée par des boucles de rétroaction automatisées. Telle est la nouvelle donne médiale à partir de laquelle l’infra‑structure des productions et des comportements culturels serait aujourd’hui à penser : « Au lieu de relier les techniques aux gens, le savoir absolu tourne comme une boucle sans fin. » (p. 36) Le champ de la Medientheorie s’efforce depuis 30 ans, en Allemagne, d’en prendre la mesure.

5Mais que peut signifier lire aujourd’hui, pour la première fois, GFT en français, si longtemps après sa parution et l’impulsion qu’il donna à la constitution d’un domaine de recherche désormais établi et incontournable dans le monde intellectuel germanophone et anglophone ? À l’évidence, si les systèmes médiaux analogiques ont fonctionné suivant des canaux et des formats d’information incompatibles, au sein même du canal de l’écriture la différenciation linguistique a elle aussi limité l’Übertragung — c’est‑à‑dire ici l’Übersetzung —, conduisant ainsi une nouvelle fois à un rendez‑vous manqué entre les pensées allemandes et françaises (après la surdité historique vis‑à‑vis de la théorie critique de la première école de Francfort). Pendant 30 ans, alors que Friedrich Kittler faisait office de passeur de la déconstruction en Allemagne, la boucle de rétroaction sembla grippée et les envois de la Medienphilosophie vers la France restèrent « lettre morte4 ». Il est certes trop tôt pour émettre des hypothèses quant à la portée d’une réception décalée de GFT en France aujourd’hui. On ne peut cependant ignorer que le contexte intellectuel semble s’être détourné des références post‑structuralistes pour leur préférer désormais des approches historisantes, techniciennes ou néo‑positivistes. On voudrait toutefois suggérer qu’une réception tardive et atténuée — si telle devait être la destination de GFT — trouverait encore dans l’approche kittlérienne le registre le plus adéquat pour être pensée.

6On terminera donc par une brève considération média‑technique sur le retardement ou delay. Parmi les nombreuses références au rock qui émaillent le texte de 1986, on trouve, aux côtés de Jimi Hendrix, des Beatles et des Rolling Stones, la mention fréquente de Pink Floyd. David Gilmour, après Syd Barrett, fut l’un des premiers guitaristes à expérimenter très largement les possibilités musicales du delay. Nous parlons ici d’un appareil opérant ce que Kittler nomme dans son ouvrage une « opération de manipulation de l’axe‑temps » (p. 81), produisant un écho par la génération d’un feedback retardé du signal primaire de l’instrument. Avant de faire l’objet d’un traitement « digital » par microprocesseur (dès la fin des années 1970, puis massivement dans les années 80), les échos différés étaient générés au moyen de diverses techniques mécaniques : par l’enregistrement sur bandes magnétiques (Pierre Schaeffer s’en sert déjà pour ses pièces « concrètes » à la fin des années 1940), sur disques magnétiques ou même par diffusion du signal dans des boîtes remplies d’huile (« oil‑can delay ») ; plus tard, on manipulera le signal par sa division et sa répartition à travers une série de condensateurs (« bucket‑Brigade device », par analogie avec les chaînes de pompiers se passant des seaux d’eau de mains en mains) disposant chacun de son cycle d’horloge propre. À la différence des delay digitaux, ces traitements « analogiques » du signal sont tous (y compris la chaîne de condensateurs) caractérisés par le fait qu’ils affectent de manière audible les répétitions : pour des raisons mécaniques ou électroniques, le signal primaire se trouve atténué (baisse d’intensité) et « assombri » (filtrage des fréquences aigües) lors de son retour différé, ainsi qu’on peut l’entendre sur le célèbre album de 1973, Dark Side of the Moon (où Gilmour se sert d’un delay Binson Echorec 2 à disque magnétique).

7La Medientheorie et Pink Floyd sont contemporains. Ils datent d’avant l’Übertragung numérique généralisée, d’avant que la numérisation ne « transforme les sources aléatoires de bruit en organes tout‑ou‑rien. » (p. 403) Les effets de traduction, d’une aire mais aussi d’une époque intellectuelle‑culturelle à une autre, altèrent les propriétés du signal parce que la traduction reste, pour l’instant encore, un reliquat archaïque : une opération analogique. C’est la raison pour laquelle on entendra probablement aujourd’hui — et cela n’a rien à voir avec quelque défaut de la traduction de Frédérique Vargoz, tout à fait excellente au demeurant — une atténuation et un émoussement des fréquences les plus aigües du texte de Kittler. Mais pour nous qui le recevons, il n’est pas interdit de jouer précisément avec de tels effets, comme David Gilmour le fit, gagnant en singularité artistique ce qui était perdu en pureté acoustique de la répétition.


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8La même année que Dark Side of the Moon, et comme diffracté par un même prisme, paraissait Gravity’s Rainbow de Thomas Pinchon. Kittler y repère bien sûr l’effet de retardement qu’on lit à la fin du roman, lorsqu’un missile V2 lancé en 1945 finit par exploser en 1970 au‑dessus de Los Angeles, un quart de siècle après la fin de la guerre (p. 223). Malgré les obstacles, ne parions pas trop vite qu’un tel destin à retardement soit tout à fait interdit à Gramophone, Film, Typewriter.