Acta fabula
ISSN 2115-8037

2018
Septembre 2018 (volume 19, numéro 8)
titre article
Frédéric Briot

Des nymphes, des trésors, des fontaines, des sentiers, des frontières…

Suzanne Duval, La Prose poétique du roman baroque (1571‑1670), Paris, Classiques Garnier, coll. « Lire le xviie », n° 50, série « Romans, contes et nouvelles », n° 7, 2017, 709 p., EAN 9782406065883.

La prose ou la poésie ?

1On dit qu’autrefois les bandits de grand chemin arrêtaient le voyageur de cette seule menace « la bourse ou la vie ? ». À cela impossible de répondre : « Moyen ». Il fallait choisir, si l’on peut ici vraiment parler de choix. D’une certaine manière les critiques de grands chemins peuvent être tout aussi comminatoires, et cavaliers : « C’est de la prose, ou c’est de la poésie ? ». Il est d’ailleurs à craindre pour certains auteurs que leur prose ne soit jamais pas assez de la prose ; Jean-Paul Sartre pouvait ainsi écrire que « les ouvrages de Genet sont de faux romans écrits en fausse prose1 ». Et réciproquement certains poètes peuvent par trop sentir la prose…

2Mais les choses ne sont pas si simples, et ne l’ont sans doute jamais été. Quand Muriel Pic publie en 2016 aux Éditions Macula des Élégies documentaires, comment comprendre ce titre ? Quel type de texte peut-on attendre ? Dans ce travail fondé sur des archives et des enquêtes, documenté par des photographies, et dont la première élégie est une carte géographique, où est la prose, où est la poésie ? Un peu plus anciennement, lorsque Jacques Roubaud publie en 1991 aux Éditions Gallimard La Pluralité des mondes de Lewis, la proximité de la prose scientifique et de l’écriture poétique laisse songeur sur l’existence d’une barrière étanche entre les deux. Quand de surcroît une section du même ouvrage de poésie est « composée, par plagiats et arrangements, d’après L’Essay des merveilles de nature et des plus nobles artifices, du R.P. Étienne Binet, chapitre 31 (1632) », le doute même s’amplifie.

Roman : un pays, & un parler

3Ces exemples ne sont pas, pour des raisons chronologiques évidentes, présents dans le travail de Suzanne Duval – sauf précisément Étienne Binet (p. 133) ! – mais sa lecture peut indéniablement y faire penser. Car l’intérêt de cet ouvrage tient autant aux découvertes qu’on y peut faire qu’aux questions qui en naissent : les artifices et les merveilles données à voir nous étrangent heureusement de nos habitudes de lecture.

4Le titre de l’ouvrage de S. Duval dit à la fois tout de son objet, et en même temps offre, comme par malice souriante, de grandes incertitudes au lecteur : il est aussi lumineux qu’opaque. Qu’est donc ce roman baroque qui va si loin chronologiquement en plein dans le « classicisme » ? Quelle est cette prose poétique, que le déterminant présente comme allant de soi, et qui sonne dans un premier temps comme un oxymore anachronique ? De surcroît cette « prose poétique » n’est pas présentée comme un accessoire ou un ornement (en ce cas ce serait la prose poétique dans le roman baroque) mais bien comme un élément participant de son essence : la prose poétique du roman baroque. Voilà finalement bien des éléments mystérieux, par l’évidence même de leur assertion.

5L’ouvrage, certes imposant mais à l’écriture fluide et claire, issu d’un travail de doctorat, s’attache à dissiper les malentendus possibles et à rendre cristallines, comme les eaux douces fréquemment rencontrées dans le corpus étudié, les opacités possibles qui viennent d’être mentionnées. Une première partie, solidement étayée théoriquement, nous mène « à la recherche de la prose poétique ». La deuxième étoilera notre horizon de lecture des « constellations de la prose poétique » ; la troisième nous conduira de « la prose poétique à l’esthétique romanesque ». Le parcours est donc clairement balisé, et chacune de ses étapes richement illustrée. Mais outre le défi de nous rendre familier un ensemble de textes que l’on connaît rarement de première main, y compris des noms célèbres comme ceux d’Urfé ou des Scudéry, le plus important sera de nous faire passer d’analyses techniques, stylistiques, à des modes de (res)sentir, à des modes d’être et de vivre. Le pays des romans, expression courante du siècle, n’est pas un pays de nulle part, mais il est bien étrange pour nous. Notamment parce qu’il est aussi une langue. On peut, alors, parler roman, vivre roman.

6Questionner cette langue devient ainsi le meilleur passeport, ou plus judicieusement peut-être d’un point de vue chronologique, le meilleur sauf-conduit pour entrer en ce pays.

Contrôle aux frontières ?

7On sait que les frontières sont aussi bien ce qui sépare que ce qui réunit, ce qui permet le passage ou l’interdit. Cette métaphore court tout au long de l’ouvrage, comme dans la phrase qui suit :

En donnant au pays des romans des frontières souples, nous pensons être fidèle à la manière dont les contemporains de l’époque baroque l’appréhendent en le figurant souvent comme un espace où circulent dans un plaisant désordre les bergères, les chevaliers, les Amazones, les Princes et les nymphes. (p. 19)

8Ici les frontières sont clairement des lieux de passage. Il y a une éthique critique à l’œuvre, plus sensible aux liaisons qu’aux séparations, aux ponts qu’aux murs. Le découpage chronologique (p. 17), le choix du corpus (p. 18), dessinent ce pays, où ce qui compte ici est ce qui circule : à l’intérieur de chaque roman tout d’abord, mais aussi entre les romans, ce qui contribue à les unifier, entre les romans et d’autres formes de composition écrite (l’Histoire, la Rhétorique, l’Épopée…), entre les romans et la vie mondaine, et ce dans les deux sens2. S. Duval se fait ainsi notre agente et notre truchement dans ce pays des romans, aux frontières d’autant plus intéressantes que souvent incertaines. Le cœur du propos critique nous paraît de ce fait se situer à la page 310 : « […] entre la langue des dieux et celle de la Cour, le parler roman négocie une troisième voie fondée sur l’embellissement du lexique et l’élaboration d’un discours figural. »

9La prose poétique ne sera ainsi ni de la poésie, ni de la (belle) prose. Elle est certes contiguë à ces deux formes du langage, et elle se fraye ses propres voies. Là où la critique a cru pendant longtemps ne voir qu’une uniformité lassante, des répétitions interminables, des programmes et des figures imposées comme au patinage artistique, bref une littérature d’imagination qui en manquait singulièrement, S. Duval nous invite à considérer tout au contraire le corpus présenté comme un lieu d’expérimentation, une invention sans cesse remise sur le métier, et sans cesse risquée. Cette prose poétique n’est donc pas une recette à appliquer, mais une recherche permanente, une dynamique. Il est certes possible, et même inévitable, qu’au cours du temps des éléments viennent se figer, mais la ductilité et l’instabilité en restent les caractéristiques premières.

10On comprend dès lors que la dernière partie s’attache à montrer les liens aussi indéfectibles que mutants entre l’esthétique et l’éthique ainsi fondée. Des notions comme celles des trésors, des merveilles et des émerveillements, de la grâce des imperfections et des secrets, en font amplement foi, et viennent tout logiquement, et à leur façon harmonieusement, converger dans « la douceur de vivre » (p. 592‑621).

11Formes mutantes, formes hybrides, formes importées et/ou exportées, il ne rime décidément à rien de vouloir fermer et contrôler les frontières, et le sens de la formule de l’auteure, comme dans « chassez la poésie, elle revient par la prose » (p. 123) viendra souvent nous le rappeler.

Un enjeu archéologique/généalogique

12Cette « prose poétique » n’a au fond strictement rien à voir avec ce que l’on appellera plus tard des poèmes en prose (Baudelaire) et des récits poétiques, que ce soit en bonne ou en mauvaise part3. Ce n’est pas une échappée belle du roman, une page qui s’égare, une insertion hétérogène. C’est la définition même du roman qui est en jeu à travers elle : tel est du moins le pari critique que relève l’ouvrage.

13Si l’expression prose poétique peut déjà se trouver à l’époque (p. 69 sq.), c’est peut-être, risquons l’hypothèse, son aspect tautologique qui la rend finalement peu fréquente. Cela implique que l’on sache ce que recouvre poétique dans prose poétique : il se trouve que la période considérée en a une idée fort précise. Poétique recouvre des questions de lexique, mais aussi de composition, de motifs, de figures (et S. Duval montre à de nombreuses reprises l’énergie de la métonymie, de l’hyperbole, de l’allégorie, pour se limiter à ces seuls exemples), et surtout d’énonciation. On comprend dès lors que cette notion embrasse l’œuvre tout entière.

14Un des fonds de l’affaire réside dans la conception de la poésie. Vue souvent comme l’origine même du langage (ce qui sera encore le cas chez le Rousseau de L’Essai sur l’origine des langues), voire du savoir et de toute société, elle est avant tout une force instituante (p. 98 par exemple), et non un répertoire de thèmes et de rythmes. L’autre pôle signalé plus haut, le langage de la Cour, a lui aussi ce même caractère instituant, dans une compréhension de la prose qui n’en fait nullement un style bas ou commun.

15Aussi, dans le travail de définition d’un patron stylistique (p. 241 sq.) c’est moins l’établissement d’une typologie qui compte que celui d’une force énonciative à l’œuvre ; le dire dans ce pays des romans l’emporterait-il sur le dit ? Plusieurs passages de l’ouvrage le suggèrent ouvertement, pour mettre en valeur combien cette prose poétique « implique une perturbation stylistique de l’énoncé fictionnel » (p. 491). Le corpus étudié n’est donc pas lisse, mais traversé par des aspérités et des tensions. La prose poétique « opère ainsi une intensification du discours romanesque », et s’avère « coûteuse pour la cohérence et la vraisemblance du récit ». L’hyperbole, l’exacerbation et la prodigalité en sont des valeurs cardinales, autant, une fois de plus, dans le dit (les histoires racontées, pour aller vite) que dans le dire (avec notamment de nombreuses mises en abyme de la réception de l’œuvre, et des effets singuliers de métalepses).

La prose fictionnelle constitue ainsi un élément problématique de la poétique du roman. Elle cristallise les tensions inhérentes à un genre qui prétend absorber le prestige de la conversation, de l’histoire et de la poésie, et qui revendique l’illustration de la langue commune sans renoncer aux privilèges esthétiques de la langue poétique. L’analyse stylistique de notre corpus mettra au jour la manière dont ces contradictions théoriques instruisent l’élaboration d’une prose poétique. (p. 238)

16Si ce n’est pas exactement la belligérance textuelle chère à Ricardou, cela n’en est pas trop éloigné non plus. Cette prose poétique institue une écriture certes consensuelle, dont témoigne la faveur et la ferveur qui ont accompagné le genre, mais fondée sinon sur du dissensus, du moins, pour rester aquatique, sur des remous. Et prendre appui sur des remous, quoi de plus baroque en effet ?

17Cette écriture est donc bel et bien expérimentale.

Notre histoire littéraire : le roman national du roman ?

18De telles perspectives permettent, en enrichissant non pas simplement notre connaissance, mais notre compréhension de ce roman baroque, de revisiter la question du genre du roman. Ce n’est pas tous les jours qu’on rencontre les noms de Guérin du Bouscal, de Préfontaine, de Du Bail, de Du Verdier… Cet élargissement de la vision modifie par une meilleure contextualisation notre manière d’appréhender les œuvres plus connues.

19De surcroît, en mettant l’accent sur la notion d’expérimentation – car c’est en une parmi d’autres en cours et à l’œuvre au xviie siècle –, la perspective d’histoire littéraire se modifie. On se rend compte en effet à quel point elle est tributaire d’un certain nombre de préjugés et d’impensés plus ou moins issus du romantisme (p. 423 par exemple), très fortement disqualifiants pour tout ce qui les précède. Cette chronologie reconstruite et fantasmée est fréquemment remise en cause et examinée (p. 438 par exemple), dans un mouvement qui s’inscrit dans la lignée d’autres interrogations critiques4.

20La notion d’imitation, de mimésis, est assurément une autre voie que celle du génie, de l’authenticité originale, ou du ressenti, de la création littéraire. Elle n’est est pas moins une voie particulièrement inventive ; et il serait somme toute bien singulier qu’à une époque, la nôtre, où sur les couvertures des livres la mention de roman vient qualifier des textes extrêmement différents, où cette labilité ne cesse de trouver à s’exercer, on ne ressente pas une étrange familiarité avec le corpus étudié par S. Duval.

21Au plaisir de la découverte d’un champ littéraire mal connu, s’ajoutent ainsi des interrogations sur les suites à venir du genre romanesque, sur son accointance, ou pas, avec le prosaïque, sur ses flirts ou brouilles avec la poésie. Et, somme toute, qu’à la lecture d’un ouvrage critique l’on ait plus de connaissances, et moins de certitudes, est plutôt un gage de réussite. Si l’on se place du point de vue du roman baroque et de sa prose poétique, pris disons comme un belvédère, on jouit d’une perspective originale sur les romans à venir, et, par exemple, la part qu’occupe chez Jules Verne ou Raymond Roussel les descriptions et les jeux sur les mots (comme les cryptographies) prend des couleurs renouvelées5.

Notre histoire littéraire : le roman non moins national de la modernité

22Si Éric Hobsbawm a su montrer, dans L’Invention de la tradition, que ce qui était présenté comme tradition vénérable n’avait en général qu’un petit siècle d’existence, on peut aisément inverser le paradoxe ; ce qui est présenté comme une rupture ne l’est pas toujours, ou du moins pas comme ça. On peut certes comprendre qu’il ait fallu longtemps s’opposer à Boileau – mais si l’on remplace, dans son « Enfin Malherbe vint, qui le premier en France […] », Malherbe par Baudelaire (pour le poème en prose par exemple), par Flaubert (pour le roman), par Mallarmé ou Rimbaud (pour la poésie), ou Apollinaire (pour les calligrammes), qu’a-t-on fait, sinon être exactement dans la même posture ? Construire la fiction d’une année zéro, d’un commencent absolu ? Au début, il n’y avait… rien ?

23Ou encore, pour taquiner quelque peu, c’est comme si chaque spécialiste (et l’on s’inclut évidemment dans cette catégorie) considérait sa période comme le début de la Littérature : avant, c’est de la préhistoire, un ensemble bizarre peut-être, incertain à coup sûr, et en tout cas pas bien signifiant – la période néolithique du roman, en quelque sorte. Du reste, pour poursuivre la taquinerie, continuer aujourd’hui à invoquer ces Héros, c’est comme si magiquement rien ne s’était passé depuis (serait-ce cela aussi, la croyance en la fin de l’Histoire ?) ou, plus prosaïquement c’est regarder le rétroviseur et pas la route : bref, c’est dangereux, c’est une conduite à risque dans le présent.

24Ainsi, ne serait-ce que faire remonter la pratique, consciente et théorisée, du poème en prose avant Baudelaire n’a pas été historiquement sans mal, comme on le voit au début de l’ouvrage. Vue d’avant, la modernité apparaît souvent comme une légende ; qu’elle perde quelque peu de ses dorures, de son charme et de son éclat n’est pas une mauvaise chose. L’intérêt devient alors de penser moins selon une opposition entre continuité (forcément négative) et rupture (forcément positive) que selon les effets dynamiques et conjugués de ces deux éléments, leur résultante en quelque sorte. Les œuvres, toutes les œuvres, ont tout à y gagner.

25Là encore, que la lecture finie on se dise que c’est finalement plus compliqué que ça, est sain : « y a quelque chose qui cloche là-dedans, j’y retourne immédiatement », si l’on nous passe cette citation a priori incongrue de la Java des bombes atomiques de Boris Vian.

Reconsidérer le contemporain

26Pour finir, il convient tout de même de se déchagriner, et de tirer de cette lecture quelques conclusions plus constructives, et plus extrêmement contemporaines. De retourner en quelque sorte à notre point de départ : l’ouvrage lui-même nous y invite en citant à la fin de son parcours Despentes et Ernaux (p. 621).

27On pourrait songer, comme on l’a esquissé en introduction, à la question de la prose (et pas seulement du narratif) dans la poésie ; mais en parcourant l’ouvrage de Suzanne Duval on s’est aussi surpris plusieurs fois à rêver aux formes (différentes à coup sûr, à défaut d’être nouvelles peut-être) que pourrait revêtir une hypothétique prose poétique du roman contemporain hexagonal, qui pourtant proclame souvent vertueusement son éloignement de pareilles préoccupations6.

28On se bornera à esquisser la possibilité d’un cas d’« intensification du discours romanesque », sans doute tout aussi coûteuse pour l’écriture romanesque : la question de l’allégorie. Outre que, à l’instar du mot fable (qui a lui aussi une bien longue histoire, depuis la plus haute Antiquité), on la trouve bien fréquemment sous la plume des critiques qui suivent la parution des romans (ou du reste des films, ce qui d’un strict point de vue aristotélicien revient du pareil au même), il n’est pas interdit de penser qu’elle est à l’œuvre dans l’écriture même d’un certain nombre de romans contemporains – d’autant que si elle garde son statut de figure, celui de figure poétique peut (sans que cela n’empêche en rien son action) sembler comme perdu de vue.

29Que de bénéfices potentiels et futurs à « allégoriser » pleinement les œuvres, à actualiser allégoriquement leur écriture, ce qui du moins augmenterait leur richesse, et par ricochet les rendrait – enfin – un peu plus francophones, car en-dehors des frontières (encore les frontières…) hexagonales il semble bien que la question soit moins celle de l’existence de la prose poétique dans le roman, que de ses modalités : on peut penser à Alexis, à Chamoiseau, à Raharimana, à Waberi…

30(Re)lire ainsi Papin, Bon, Ernaux, Volodine, Despentes, Viel, Minard, Vasset, Le Querrec est un programme si tentant, qu’on se dit qu’il n’y a peut-être qu’à se laisser porter par les récits eux-mêmes.

31Se comprendrait, ou s’apprécierait alors mieux cette remarque comme adjacente et apparemment anodine de Simon Leys :

[…] tout ouvrage littéraire, par définition même, est œuvre d’imagination (et même s’il ne l’est pas au départ, placé en bonnes mains, il ne tarde pas à le devenir : l’annuaire du téléphone était une lecture favorite de Simenon). Les distinctions de genres – romans et histoire, prose et poésie, fiction et essai – sont conventionnelles et n’existent que pour la commodité des bibliothécaires. Les romanciers sont les historiens du présent, les historiens sont les romanciers du passé, et tout écrit qui présente une certaine qualité littéraire aspire essentiellement à être un poème.7

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