Acta fabula
ISSN 2115-8037

2018
Juillet 2018 (volume 19, numéro 7)
titre article
Samuel Estier

Maurice G. Dantec pour les nuls

Hubert Artus, Maurice G. Dantec : prodiges & outrances, Paris : Séguier, 2018, 336 p., ISBN 978-2-84049-728-8

1Les éditions Séguier ont fait paraître récemment une biographie de Maurice G. Dantec par Hubert Artus, journaliste Culture et Sports, sous le titre Maurice G. Dantec : prodiges & outrances1.

2Ce livre est un ouvrage de commande. H. Artus a interviewé Dantec à cinq reprises entre 1999 et 20062. En juillet 2016, soit le mois suivant le décès de l’écrivain, l’éditeur Jean Le Gall prend contact avec H. Artus et lui confie la rédaction du « bébé »3.

3Ce projet n’aurait jamais vu le jour du vivant de l’auteur, dans la mesure où plus aucun éditeur ne s’intéressait au reclus de Montréal, et que la démarche aurait été très certainement balayée d’un revers de main par l’écrivain, qui ne voulait plus entendre parler d’un certain nombre de personnes, et qui considérait la perspective biographique et sociologique secondaire par rapport à celle prenant racine dans les livres.

4Les défauts de cette biographie sont malheureusement si criants qu’on ne voit qu’eux. Avant d’en proposer un relevé structuré et argumenté, signalons peut-être au lecteur qu’il ne trouvera, dans le livre d’Hubert Artus, aucune bibliographie, aucune référence au site internet officiel de l’écrivain (www.mauricegdantec.net, ouvert au public depuis le 15 novembre 2017), ni aucun renvoi de pages dans les notes de fin d’ouvrage. Comment rendre justice à une œuvre aussi foisonnante et donner un aperçu de cette profusion sans bibliographie ? Il s’avère qu’Hubert Artus, dans son texte, s’adresse à un lectorat auquel l’œuvre de Dantec est complètement inconnue. C’est son droit le plus strict et plutôt à son honneur. Dommage cependant qu’il donne si peu la possibilité aux plus curieux de poursuivre la réflexion. Ce n’est pas non plus une excuse pour rabaisser l’écrivain ou en proposer une lecture caricaturale. Passage en revue de quelques problèmes majeurs.

Un livre « hérétique »

5L’adjectif épithète peut sembler outrancier ; il est à entendre non pas au sens d’à censurer ou à interdire mais d’hétérodoxe et de moralement très discutable. En signant une biographie « voyeuriste » à sa façon — sa tentative de prise de contact avec le service de police de la Ville de Montréal, pour en savoir plus sur une supposée bagarre en novembre 2010 (p. 331), en apporte la preuve —, H. Artus contrevient à la conception du statut de l’écrivain selon Dantec. Pour ce dernier, un écrivain n’a rien d’une vedette ni d’une « rock star », pour reprendre l’image fantasmatique d’Hubert Artus, mais fait simplement son travail, comme n’importe quel chauffeur de bus, trucker de l’Oklahoma ou astronaute4. Par ailleurs, Dantec avait une conscience très aiguë de la relation hiérarchique entre la personne, l’auteur et l’œuvre. À l’occasion d’un court-métrage qui lui fut consacré en 2000, il déclarait :

Déjà le livre est plus grand que l’auteur, et d’une certaine manière l’auteur est plus grand que la personne. Il faut l’admettre là aussi. En fait c’est dans l’œuvre qu’il y a le plus grand, ce n’est même pas dans nos vies5.

6En confondant analyse de l’œuvre et investigation sur la vie6, Artus prend ses distances avec le paradigme dantecquien et s’expose à de nombreuses impasses interprétatives.

7En 2005, au cours d’un entretien radiophonique en compagnie de Denis Demonpion, le biographe non autorisé de Michel Houellebecq, Dantec s’interrogeait également sur la nécessité de révéler au public « les malheurs, les tragédies » :

En quoi ça intéresse le public la vie privée, les malheurs, les tragédies ? Ce qui est indicible, pourquoi faut le dire ? Pourquoi il faut que ça soit raconté sur la place publique ? On est dans le Voici généralisé là, c’est ça7 ?

8L’insistance d’Artus sur les « drames familiaux » traversés par le couple Dantec dans leur vie privée, entre autres indiscrétions, témoigne d’une malveillance assez déplacée. Son absence de toute prise de position concernant notamment le fait avéré du séjour de Dantec en ex-Yougoslavie8 relève également d’une curieuse éthique professionnelle, à plus forte raison pour un biographe.

9Plus inquiétant peut-être, c’est le réductionnisme biographique qui se dégage de cette pseudo-enquête. Nous en donnerons deux exemples. Le premier concerne une rumeur réactivée par H. Artus selon laquelle Dantec ne serait pas le père biologique de sa fille. Au terme de ses errements interrogatifs quant au caractère fondé ou non de cette rumeur, H. Artus formule une hypothèse dont la logique semblera on ne peut plus vieillotte et obsolète pour tout chercheur en littérature :

Marie Zorn (Babylon Babies), les jumelles Zorn (Satellite Sisters), Alice Kristensen (La Sirène rouge), Vénus Vandenberg (Les Résidents), Vivian MacNellis (Cosmos Incorporated), autant de personnages féminins qui explorent des formes de transfert (numériques, psychologiques, freudiens, historiques), d’hybridation et de généalogie alternative, et qui doivent peut-être quelque chose de leur genèse à cette expérience personnelle. De ce flou, l’écrivain a en partie fait œuvre (p. 114‑115).

10En disant cela, Artus ne répond à aucune des questions sur le développement fictionnel de cette figure féminine (désordre chronologique), ni sur les différences (nombreuses) qui séparent ces héroïnes.

11Le second exemple de réductionnisme biographique concerne cette fois le domaine des idées et confine à la crétinerie. H. Artus suggère un lien entre le regard que porte Dantec sur la globalisation de guerres locales à l’époque contemporaine et son acné adolescente :

Comme tous les enfants nés de victimes ou de combattants de la Seconde Guerre mondiale, il pensait que sa génération aurait la paix. Comme tous ceux-là, la guerre froide lui apprit que la prochaine guerre mondiale ne démarrerait qu’en un endroit : un bouton nucléaire (dont on ignorait seulement le pôle Est ou Ouest), qui tuerait presque tout le monde. Comme on sait, personne n’a appuyé. Mais le destin a engendré un autre genre de guerre générale : des petits conflits un peu partout. Des guerres locales, oui, mais globales. Attentats, idem. Des petits boutons partout. Avouons que pour un homme qui, en ce début de XXIe siècle, complexe toujours sur ses traces d’acné adolescente (il se soumettra à une petite intervention de chirurgie esthétique, très discrète, début 2005), cette globalisation de l’horreur sur Terre a de quoi donner la haine (p. 175‑176).

12Passons sur la bizarrerie sémantique du tour « enfants nés de victimes ». Dantec a toujours été très clair sur son absence d’illusion quant aux promesses de paix, utopies radieuses et autres lendemains qui chantent. Aussi la double proposition selon laquelle « il pensait que sa génération aurait la paix » est plutôt mal venue. Il considérait également, pour le citer lors de son passage à l’émission « Tout le monde en parle », version québécoise, en 2005, que « la Seconde Guerre mondiale ne s’est jamais arrêtée, simplement le nazisme a pris d’autres formes, s’est disséminé par capillarité dans l’ensemble de la société-monde9 ». En plaquant une grille de lecture consensuelle, sommaire, et parfois comme ici ringarde, H. Artus s’interdit de penser la portée réelle et l’originalité de la critique politique de l’écrivain.

13Le caractère hétérodoxe de l’ouvrage transparaît également à travers les différentes fantaisies, raccourcis ou autres contresens interprétatifs. Donnons un exemple pour chacune de ces trois modalités.

14Au sujet du retour des personnages dans l’œuvre de Dantec, Artus propose une comparaison surprenante avec le monde du cinéma :

On l’a vu : l’univers romanesque de l’auteur repose, entre autres, sur des personnages qui apparaissent, disparaissent et reviennent sous une autre forme et dans un autre décorum. Ce ne sont pas des personnages récurrents, non, ce sont plutôt des fétiches. Un peu comme un réalisateur avec ses acteurs fidèles, toujours présents mais jamais comparables. Et prêts à tout. Dantec et Toorop, c’est Martin Scorsese avec Robert De Niro, c’est Pedro Almodóvar avec Victoria Abril. Dantec et Darquandier, c’est comme Patrice Chéreau et Pascal Greggory (p. 183).

15La lecture métaphorique d’Artus semble tourner court dans la mesure où, contrairement aux acteurs mentionnés qui jouent différents rôles et incarnent différents protagonistes selon les films, les personnages de Dantec gardent la même identité d’un livre à l’autre, avec des évolutions qui sont de l’ordre du développement narratif ou psychologique.

16En ce qui concerne l’aspect grossier ou approximatif des interprétations d’H. Artus, on peut citer son éviction réductrice de la problématique du « complotisme » chez Dantec : « Il [Dantec] s’est donc mis du côté d’une fiction que lui et d’autres veulent faire passer pour une réalité cachée : le complot contre l’Occident. » (p. 235). En usant des vocables « fiction » et « complot », Artus se place sur le plan de la condamnation. Or, la relation de l’écrivain au secret est autrement plus vaste et plus complexe (sans aucun doute l’une des plus épineuses à travers son œuvre10). À l’évidence, la méthode employée par Artus lui sert avant tout à ne pas en parler.

17Enfin, Artus se fourvoie en ce qui concerne par exemple le rapprochement de l’écrivain avec Samuel Huntington. Il écrit :

Et après cela, il [Dantec] devient ce que ses lecteurs verront quelque temps plus tard : excédé par tout ce qui a trait aux musulmans. Puis férocement opposé à l’islam. Jusqu’à verser dans le délire de choc des civilisations après les attentats du 11 septembre 2001 (p. 115).

18En premier lieu, le choc des civilisations n’est pas un délire mais une théorie, formulée pour la première fois en 1993 par le professeur de science politique américain Samuel Huntington. Ensuite, Dantec était en désaccord avec cette vision du monde. Dans un entretien filmé pour le webzine Gonzaï en 2007, il affirmait : « Je vois des planètes, je vois des mondes qui s’éloignent et je vois des gouffres, par contre là c’est autre chose, je vois des gouffres sans fond qui s’ouvrent entre ces civilisations11 ».

19Ces différents éléments construisent l’image d’un biographe téméraire et fantasque, soit peu au fait de l’œuvre et de la pensée de Dantec, soit peu respectueux ni rigoureux dans son approche, soit un peu les deux à la fois.

Un livre partiel

20Le deuxième problème majeur concernant cet ouvrage touche à ses limitations intrinsèques. Premièrement, la liste des personnes importantes dans le parcours de Dantec que le biographe n’a pas sollicitées est relativement longue (dans l’ordre alphabétique, non exhaustive) : Thierry Ardisson, Juan Asensio, Thierry Bardini, Frédéric Beigbeder, Gersende Bessède, Pierre Bottura, Yannick Bourg, Françoise Chaffanel, Richard Comballot, Monique Dantec, Jérôme Dayre, Bruno Deniel-Laurent, Guillaume Durand, Maximilien Friche, Olivier Germain, Johann Guillon, Marc Gulbenkian, Stéphane Hervé, Mathieu Kassovitz, Yann Langevin, Pierre Leclerc, Élisabeth Lévy, Cécile Martin, Jean-Philippe Martini, Olivier Megaton, Jeremy Narby, Pierre Cyril Pahlavi, Jean Renaud, Oliver Rohe, Raphaël Sorin, Norman Spinrad. La longueur de cette liste est une preuve flagrante de l’aspect très partiel, inabouti et « sectaire » du projet.

21Comment la dizaine de personnes interviewées peuvent-elles offrir un portrait un minimum représentatif de Dantec — sans compter les refus de témoigner (neuf en l’occurrence) qui sont autant d’épines dans le pied, sinon de véritables grenades aveuglantes (notamment David Kersan, ex‑agent littéraire, et Jérôme Schmidt, ex‑ami musicien et ex‑éditeur) ?

22Deuxièmement, le lecteur un tant soit peu renseigné sur Dantec ne sera pas dupe de la supercherie. On ne compte pas moins de trente occurrences d’expressions anonymisantes du type « des sources proches du dossier » (p. 116, 171 et 325, 180 et 326, 185 et 326, 201 et 327), « des proches » (p. 114, 134, 144, 161, 183 et 213), « des sources ‘gallimardiennes’ de l’époque » (p. 116), ou encore « plusieurs sources alors proches de ‘la cave’ » (p. 134) pour désigner des témoignages. Ce procédé, très fréquent dans les deux premiers tiers de l’ouvrage, dissimule très maladroitement la main mise d’un petit groupe de personnes (Patrick Raynal et Michel Goldman essentiellement12) sur le projet dans son ensemble. Artus ne représente guère plus qu’une marionnette dans cette entreprise‑machination consistant à réécrire l’histoire selon le point de vue de ces personnes afin d’en tirer un maximum de bénéfices. Des personnes en froid avec Dantec au moment de sa mort et absentes le jour de ses funérailles.

23Les expressions susmentionnées exonèrent le biographe et lui permettent de passer sous silence les enjeux de pouvoir liés aux prises de position des uns et des autres. Elles recouvrent les paroles et les faits d’un voile opaque puisque le lecteur n’a pas accès à l’identité formelle des personnes concernées, à leur nombre exact ni au titre auquel ces mêmes personnes seraient « proches du dossier ». La quantité très importante de ces expressions produit l’effet d’un pastiche d’enquête et d’une crainte de se voir disqualifié en regard de l’étroitesse des témoignages.

24Une autre formule très régulière peut être mise en relation avec le caractère globalement artificiel du projet. Il s’agit de l’anaphore « notre homme » pour désigner Dantec (une vingtaine d’occurrences). Ce groupe nominal est triplement révélateur : (i) le substantif « homme » dé-professionnalise l’individu Dantec et répond à la visée faussement démystificatrice de l’ouvrage ; (ii) le déterminant possessif de première personne du pluriel « notre » atteste d’une relation conflictuelle entre l’auteur et son objet d’étude, d’une appropriation quelque peu forcée et d’une difficulté, pour celui-là, à s’en emparer réellement ; (iii) la virtualité pluri-locutrice du déterminant représenterait (c’est là une hypothèse psychanalytique) une trace inconsciente du triangle Raynal/Goldman/Artus sous la plume de ce dernier.

25L’aspect partiel de l’ouvrage se retrouve enfin dans ses lacunes, qui sont nombreuses. H. Artus ne dit rien de la généalogie éloignée ni de l’enfance de l’écrivain avant son retour en banlieue (Ivry-sur-Seine) à l’adolescence. Rien sur ses premières expériences esthétiques ou encore sa visite d’un camp de concentration à Terezín (Tchécoslovaquie), à l’âge de douze ans. Rien sur sa rencontre littéraire avec des prisonniers en 1994. Rien sur le grand prix de l’Imaginaire 1996 qui récompensa Les Racines du mal. Rien sur la soirée‑concert du 16 octobre 2000 à La Cigale13. Rien sur les différentes conférences qu’il a données en France, au Canada ou à l’étranger (Belgique, Irlande, Autriche). Rien sur ses vacances en Grèce, en Italie ou à Cuba. Rien sur les études, universitaires ou autres — sinon l’essai controversé de Daniel Lindenberg —, à son sujet14. Rien sur la quarantaine d’articles qu’il a écrit pour différentes revues pendant les années 2000. Rien sur un grand nombre d’émissions de télévision et de radio15. Rien sur les différents sites web qui lui ont été consacrés de son vivant. Presque rien sur ses traductions16. Rien sur ses funérailles. Autant de séquences, d’événements ou d’aspects majeurs de la vie de Dantec qui sont occultés sans la moindre précaution verbale.

Un livre partial

26Que l’ouvrage soit lacunaire et piloté par un noyau de personnes, on peut encore le comprendre. Mais comment justifier un jugement de valeur comme celui glissé à la fin de phrase suivante ?

Si elle aurait mérité 50 pages de moins (elle en fait 237), Le Monde de ce prince, la dernière « novella », présente l’avantage de montrer les deux visages de l’auteur : le styliste acerbe, le narrateur froid et cynique, mais aussi le polémiste à deux dollars (p. 256)17.

27Aucune argumentation ne vient soutenir l’opinion exprimée. H. Artus poursuit en faisant un résumé du récit, comme si celui-ci se suffisait à lui-même pour défendre son point de vue. Ce surgissement inattendu de la modalité évaluative à la surface du texte a pour effet d’exhiber la dimension subjective de l’énonciateur. Cette subjectivité ne se prononce pas seulement sur les textes de Dantec mais aussi parfois, comme dans l’exemple suivant, sur la perception personnelle de l’écrivain lui-même :

Que le romancier ne distingue pas que le terme [intussusception] est désagréable et dissonant, en plus de verbeux, c’est un manque d’oreille fâcheux. Ces termes-là, par lesquels le romancier baisse la garde devant le théoricien, signent le début d’une certaine régression stylistique chez notre homme (p. 181).

28À bien des endroits, pareils à celui‑là, la posture énonciative d’Artus se révèle davantage discriminante que descriptive. Cette propension à statuer sur les aspects littéraires et biographiques de l’œuvre et de la trajectoire de Dantec le conduit par moments à basculer vers un discours normatif voire prescripteur. Donnons‑en quelques exemples glanés au hasard :

Un festival de majuscules, bien plus qu’il n’en faut : au Vaisseau, au Territoire, au Désert-Monde, à la Fin du Monde, à la Chute, à l’Homme de la Loi, au Gardien, à la Femme (p. 220).

Les deux trames [dans Métacortex], dont on a vu comment elles se rejoignaient, avaient besoin d’une colonne ferme (p. 266).

Résultat : ce n’est pas déplaisant, mais c’est totalement décousu. C’est trop long, c’est abstrait. Le talent de conteur est toujours bel et bien là, mais au service d’une histoire dont l’arc dramatique n’est pas assez développé, pas assez ample ni puissant (p. 282).

C’est là que Maurice G. Dantec est devenu définitivement cet homme à qui on avait tout le temps envie de dire ‘Ta gueule !’, et qui pour la peine s’est mis à écrire encore plus abstrait, et avec des majuscules partout. Une peine, oui, car il demeurait à cette époque évident qu’il était un grand écrivain (p. 196).

29Dans ces quatre exemples, Artus se positionne en arbitre qui corrige. Dans le quatrième, il va même jusqu’à se désolidariser de lui-même, en recourant au pronom impersonnel « on », pour généraliser son sentiment et en faire un point de vue partagé, de manière plutôt prétentieuse ici.

30Les troisième et quatrième exemples comprennent également un jugement de valeur positif chacun (« talent de conteur » et « grand écrivain »). Ceux‑ci, hélas pas davantage explicités que leurs homologues antinomiques, correspondent en tous points à de la poudre aux yeux.

31Cette oscillation permanente, et relativement extrême18, dans le registre de la partialité — tantôt louangeuse, tantôt dépréciative — a pour effet d’hypnotiser le lecteur et conduit malheureusement à passer à côté de questions plus essentielles quant à la genèse et au fonctionnement même des fictions de Dantec, l’évolution de sa poétique ou encore le cocktail détonnant entre sa posture d’auteur et les attentes programmées par la réception de son œuvre dans les médias. En effet, cette réception est souvent occultée par H. Artus, qui se cantonne la plupart du temps à l’annonce des chiffres de ventes des ouvrages.

32Deux séquences importantes dans le parcours de Dantec (importantes notamment pour la compréhension de son rapport au public), font également l’objet d’une analyse étrangement orientée.

33La première correspond au moment télévisuel le plus célèbre dans la carrière de l’écrivain. Il s’agit de son passage dans l’émission de Thierry Ardisson, « Tout le monde en parle », diffusée le 3 septembre 2005 sur France 219. Concernant le débat manigancé entre Dantec et l’anthropologue des religions Malek Chebel, Artus émet le jugement suivant :

Devant ce spécialiste [Chebel], il [Dantec] s’avère incapable de défendre un point de vue intelligible sur l’histoire des religions, et ne trouve pas même l’occasion de se positionner en tant que romancier (p. 226).

34Ici encore, les motifs d’un tel verdict font défaut. Par ailleurs, pourquoi Dantec se positionnerait-il en tant que romancier alors que sa critique de l’islam se veut à la fois politique et théologique ? Artus semble compter les points d’un côté et de l’autre avec pour seul critère l’image médiatique qui reste du débat, à savoir celle qui fut retransmise à l’antenne. C’est faire bien peu de cas du montage, dont on sait l’importance pour ce genre d’émission, en général et plus encore en particulier à l’occasion de cette invitation surprise de l’anthropologue pour déstabiliser et donner une leçon à l’écrivain. Une analyse autrement plus objective aurait mis l’accent sur le discours préparé d’avance de Chebel, sa monopolisation de la parole ainsi que sur son ton infantilisant et supérieur à l’égard de Dantec.

35Le denier exemple d’analyse partiale que nous citerons concerne une rencontre publique avec l’écrivain, organisée par le Cercle Cosaque à Paris, le 27 septembre 201220. En se basant sur la captation vidéo disponible en ligne, H. Artus en donne le résumé suivant :

Longue interview. À la fin de laquelle les animateurs, apparemment gênés, signalent que l’invité à une déclaration à faire. Maurice prend alors une feuille, baisse la tête, et parle. Le voilà qui s’exprime sur son différend juridique avec Kersan. Mais, tous les recours n’étant pas épuisés, il ne peut tout dire. Pourquoi donc, alors, parle-t-il ? Parce que Dantec cause toujours. Trop. Sans demander conseil. Ce soir-là apparemment, aucun proche ne lui a dit de la fermer. Pendant de longues minutes, il se perd dans une dénonciation de son ex‑agent, de façon si maladroite, abstraite, verbeuse que personne ne comprend. Il semble clair qu’il a prévu son coup au dernier moment. Peine perdue. Sa légendaire fantaisie auto‑destructrice… (p. 286)

36Demandez à quiconque présent lors de la soirée, il y a fort à parier pour qu’aucun témoin ne valide ce compte-rendu à brûle‑pourpoint. Le visionnement de la captation vidéo suffit d’ailleurs à infirmer un certain nombre de propositions venant d’H. Artus. Les animateurs ne sont aucunement « gênés » puisque Romaric Sangars, co‑fondateur du Cercle Cosaque et intervieweur de l’écrivain pour l’occasion, introduit la lecture de Dantec en employant les termes « honneur » et « avant-première », et en demandant à la salle « une attention particulière ». Ensuite, Dantec ne « parle » pas, mais il lit son texte. Un texte moins focalisé sur son « différend juridique avec Kersan » que sur le « conflit éminemment politique »21, pour reprendre ses termes, qui l’opposait alors à son ex‑agent et à ses sbires. La « dénonciation de son ex‑agent » n’est ni « maladroite » (elle est au contraire très habile dans la mesure où elle fonctionne en creux, de manière ironique et situationnelle), ni « abstraite » (Dantec recourt à de nombreuses images qui égayent le discours : « bipède probablement mammifère », « motocyclettes de luxe », « rétroprojecteurs de salon à ultra‑haute définition », « Porsche Box[st]er flambant neuve », « Grand-Divan-Blanc obtenu en solde lors de sa mise en vente au rayon occasion d’Ikéa ou de Monsieur Meuble » ou encore « apprentie cheftaine conseillère de style »), ni « verbeuse » (sa concision est au contraire remarquable). L’affirmation selon laquelle « personne ne comprend » est on ne peut plus fausse puisque le public rit plusieurs fois à gorge déployée et que des bravos et des hourras se font entendre au moment des applaudissements, très nourris au demeurant. Enfin, Dantec n’a pas « prévu son coup au dernier moment » puisqu’il a rédigé et achevé ce texte le 22 septembre 2012, soit près d’une semaine avant la rencontre au Cercle Cosaque.

37Enfin, le ton familier d’H. Artus se signale par son utilisation du prénom « Maurice » ainsi que par la locution verbale « la fermer ». Les compléments après point « Trop » et « Sans demander conseil » mettent en relief le non savoir s’y prendre de Dantec. Les deux clauses averbales qui closent le paragraphe sanctionnent, de manière radicale, les retombées de l’événement. H. Artus poursuit sa route de grand législateur.

Un livre fourbe

38Un autre aspect, symptomatique, de l’écriture d’Artus relève de ce qu’on pourrait appeler une forme de didactisme appuyé. Les moments sont fréquents à l’intérieur du livre où l’auteur prend son lecteur par la main, non pas tacitement mais de manière très marquée. Le passage suivant en est une illustration magistrale :

Le lecteur aura noté que tout est miroir (déformant), dans Babylon Babies. Que la première partie, ce conflit sino soviético mafioso est sublime et implacable. Que la seconde, avec ces bastons entre gangs de motards, ces symbioses, cette question de maternité et de fille-mère, baisse d’un niveau. On a compris pourquoi, au vu des épreuves traversées par Sylvie, Éva et Maurice Dantec. Ce qu’on ne savait pas, c’est que ces questions là allaient être récurrentes. La blessure est éternelle et toujours plus évidente. Ce que l’on sait à présent, par contre, c’est que l’auteur allait avoir de moins en moins de recul sur les choses. Et sans élan, écrire une fiction est plus compliqué (p. 136).

39Le triple rappel du pronom impersonnel « on », associé au changement des temps verbaux (du passé composé « on a compris » et de l’imparfait « on ne savait pas » au présent « on sait ») et au retour d’une même structure pseudo clivée (« Ce que…, c’est… »), forment un chemin complètement balisé pour le lecteur, lequel pourrait quasiment se mettre en pilotage automatique dira t on. Cette voie exégétique toute tracée a pour fonction d’endormir le lecteur et de le conduire plus rapidement en lieu sûr — entendez là où il ne pourra plus mettre en doute les conclusions féériques de l’auteur.

40Artus s’adresse fréquemment à son lecteur — en recourant par moments au pronom possessif de première personne, « mon lecteur », et par là même à une forme de délocution assez hautaine dans ses effets22 — non seulement pour le prendre par la main mais aussi pour lui intimer certaines actions. Deux exemples suffiront pour illustrer et déconstruire le subterfuge.

41Le premier est un cas d’adresse à la deuxième personne du pluriel sous forme impérative :

Les avis concordent pour dire que pendant exactement dix ans, c’est-à-dire de La Sirène rouge jusqu’à Villa Vortex, il y eut un triangle Raynal/Dantec/Goldman — retenez-le bien car vous le retrouverez à l’identique pour l’ultime livre de l’écrivain (p. 84).

42Comment interpréter cette injonction autrement que comme une tentative de manipulation si grossière et visible qu’elle en devient ridicule ? Ce triangle est un leurre en ce qui concerne Les Résidents, le dernier livre publié par Dantec de son vivant, puisque Patrick Dionne et Christian Monnin ont également suivi et accompagné sa rédaction.

43Le second exemple d’adresse intéressant à relever prend la forme d’une clause infinitive à interprétation injonctive à l’intérieur d’une insertion parenthétique :

Élevé par une grand-mère qui fut résistante et survécut à la déportation au camp de concentration de Ravensbrück (lire le vibrant hommage familial et littéraire qu’il lui rend dans Lettre à ma grand-mère, paru en 2008), ancien militant mao devenu agent d’assurances, journaliste puis écrivain et éditeur, Raynal est un fou de culture américaine (p. 85).

44Le placement de produit est ici si évident qu’on peut s’interroger sur les motivations réelles à l’origine du livre qu’on tient entre les mains. Ces phénomènes d’adresses très directives confèrent en tout cas au texte une dimension instructionnelle forte, un peu à la façon d’un mode d’emploi ou d’un guide de développement personnel. N’ayez crainte, avec la bonne marche à suivre, Dantec n’aura plus de secrets pour vous et cessera de vous intimider, dit quelque part le sous texte de cette biographie recette.

45La mise en évidence de cette sournoiserie rhétorique nous amène à considérer l’aspect sans doute le plus problématique — car indéniablement le plus malhonnête — du livre d’Artus. Il s’agit des passages où ce dernier fait dire à Dantec des propos qu’il n’a pas tenus. Trois exemples serviront d’avertissement.

46Le premier est un cas vicieux dans le mesure où il opère à deux endroits relativement distants du texte, séparés par une centaine de pages, et semble ainsi miser sur un déficit de mémoire courte chez le lecteur. Au début du chapitre premier, Artus rapporte un propos de Raynal au sujet de Dantec : « J’ai fait ensuite ma petite enquête : un de ses [Dantec] copains de banlieue (je ne sais plus s’il était Algérien, Marocain ou Tunisien) l’avait initié à la religion musulmane » (p. 19). Une centaine de pages plus loin donc, au moment de revenir sur l’identité de cette personne, Artus écrit : « Maurice dit que ‘A.’ — nommons-le ainsi — l’initie au soufisme » (p. 112-113). Cela sans indiquer la source de cette confidence venant de Dantec. Ce glissement subreptice dans la prise en charge du discours, associé à la modification, non moins stratégique, de l’élément rhématique (transition de « religion musulmane » à « soufisme »), servent à accabler Dantec dans la suite du passage. En mettant en opposition cette prise de parole, fictive jusqu’à preuve du contraire, avec une autre reprise du témoignage de Raynal, selon lequel Dantec aurait fait « le panégyrique des barbus » au cours d’une soirée, Artus fait porter le discrédit sur l’écrivain et conclut que l’initiateur en question était en réalité islamiste. De la fourberie en trois étapes et sans peine, ou comment faire dire à Dantec ce que lui-même n’osait pas s’avouer.

47Le deuxième exemple est moins spectaculaire. Il relève d’une négligence professionnelle relativement courante, à savoir l’effet « téléphone arabe » provoqué par un manque de rigueur dans la reprise formelle d’une citation. Concernant l’affaire du Bloc identitaire de janvier 2004, Artus cite une phrase de Dantec soi-disant issue (là encore la référence fait défaut) de ses « courriels échangés avec le groupuscule » : « ‘J’assume d’être définitivement étiqueté fasciste par la presse des bobos.’ » (p. 191).

48Victime de la déformation des propos de l’écrivain par Alain Salles dans son article pour Le Monde en février 200423, Artus n’a pas pris soin de revenir au texte source. Dans sa première lettre au Bloc identitaire, Dantec écrivait : « Comme vous le savez peut-être, je suis définitivement étiqueté ‘fasciste’ ou ‘white trash’ par la presse des bobos, donc, au point où j’en suis… »24. Il y a un abîme, que Dantec ne franchit pas, entre constater un étiquetage et assumer ce même étiquetage. En laissant entendre que Dantec le franchit allègrement, Artus trompe son lecteur25.

49Le troisième et dernier exemple ressortit lui aussi d’une pratique malheureusement non inhabituelle dans l’écriture journalistique. Une section, intitulée « Interviews poubelles », du chapitre sept comprend une série de cinq extraits d’une émission radiophonique26, pendant laquelle Dantec était invité à faire part de ses observations et réflexions sur l’actualité et l’état du monde. Ces extraits sont simplement juxtaposés les uns aux autres, amalgamés — comme l’absence de blanc de paragraphe entre eux le prouve — et sortis de leur contexte, dialogique (interview discussion entre l’animateur et l’écrivain) et historique (marqué notamment par les récentes émeutes de 2005 dans les banlieues françaises et le cortège de réactions suite à la publication des caricatures de Mahomet dans le quotidien danois Jyllands-Posten, le 30 septembre de la même année). Le troisième de ces extraits est le suivant : « J’aime bien me les faire à ma pogne. […] » (p. 236) La non spécification du référent repris par le pronom « les » est ici particulièrement perfide. En effet, le cotexte, où il est question « d’organisations terroristes islamiques », de « massification migratoire » et d’« islam », invite à penser que Dantec exprimerait le plaisir qu’il prend à « avoiner27 » les musulmans. Or il n’en est rien. Le pronom « les » renvoie en réalité aux « nazis gauchistes », alliés objectifs et complices, pour Dantec, du déclin de l’Occident et de l’islamisation de l’Europe. Ce piège collage d’Artus mise là encore sur la naïveté du lecteur et a pour fonction de légitimer une forme de psychose herméneutique selon laquelle Dantec se serait adonné à des « délires anti musulmans » (p. 232)28. Les exemples attestant que l’écrivain ne confondait pas la religion islamique avec ses adeptes les musulmans sont trop nombreux29 pour que cette locution ne sonne autrement, aux oreilles des observateurs un minimum attentifs et intègres, que comme une critique gratuite et sans fondement.

50Au vu de ses nombreux défauts, ses importantes lacunes et son orientation générale, le livre d’Artus ressemble davantage à un article de presse à scandale long d’environ trois cents pages qu’à une biographie en bonne et due forme. Son aspect « hérétique », au delà des problèmes épistémologiques qu’il pose, amène à s’interroger sur la faculté du milieu médiatico littéraire parisien à comprendre et à respecter une œuvre écrite en partie sur (au sens concret et abstrait) un autre continent, par un français devenu canadien d’adoption. L’aspect partiel du livre quant à lui démontre à quel point une biographie de Dantec, au sens habituel du terme, est devenu un projet quasi impossible depuis sa disparition, tant les zones d’ombre sont nombreuses et pour beaucoup définitives, et tant l’homme a côtoyé des individus que tout oppose, si bien que la synthèse des témoignages (pour autant que chacune et chacun accepte de se confier – l’échec d’Artus n’encourage pas à insister) s’avère un pari fou et certainement vain finalement. La partialité du livre décevra les lecteurs en quête d’observations plus étayées, nuancées et mises en perspective. L’aspect fourbe ou pervers du livre nécessite de redoubler de vigilance et ne réjouira pas les spécialistes en quête d’informations précises, croisées et documentées. Pour terminer, on soulignera qu’une aucune photo, exceptée celle en couverture (la tristesse du portrait en noir et blanc ainsi que le choix incohérent d’une esthétique « mode » pour le design couleur caca d’oie sont la preuve manifeste, et visible au premier coup d’œil, du manque de soin apporté à l’ouvrage), ne vient embellir l’apparence de cet objet. Un objet qui restera, cela semble cousu d’avance, comme une lettre moche et morte à l’adresse des connaisseurs, des passionnés et des curieux.