Acta fabula
ISSN 2115-8037

2002
Automne 2002 (volume 3, numéro 2)
titre article
Michel Briand

L’énonciation épique, entre poétique et anthropologie : L’Iliade

David Bouvier, Le sceptre et la lyre. L’Iliade ou les héros de la mémoire, Grenoble, Jérôme Millon, coll. « Horos », 2002, 511 p., EAN : 9782841371228.

« Souviens‑toi de l’histoire de tes pères … »

1Paraphrasant la célèbre injonction de Priam à Achille (Iliade, XXIV, 486, mnêsai patros soio « souviens‑toi de ton père »), David Bouvier conclut sa longue étude par la réflexion suivante :

Paradoxalement, c’est au moment où elle commençait à douter d’elle‑même que la tradition orale a trouvé sa version la plus forte. Habitée par la peur d’un demain où les hommes pourraient ne plus vouloir entendre la leçon du passé, l’Iliade est devenue cette œuvre de référence de la culture grecque. L’auditeur de l’Iliade peut alors se comparer à cet Achille qui n’aura jamais été aussi émouvant que lorsqu’il a accepté d’écouter ce vieil homme lui rappeler le souvenir de son père. C’est là le dernier message que voulait ne pas oublier, à l’heure où elle rencontrait l’écriture, cette poésie qui durant des siècles s’était transmise de génération en génération. Les dieux ont peut‑être fait un dur destin aux hommes pour qu’ils soient chantés par les poètes, mais le poète sait que, sans l’attention de son auditeur, plus rien n’aura de sens, ni le pouvoir des dieux, ni la souffrance des héros. La prière de Priam peut résonner une dernière fois, mais adressée, cette fois, à l’homme de demain : souviens‑toi de l’histoire de tes pères …

Anthropologie, poétique et philologie de la mémoire héroïque

2On voit bien ici que l’Iliade, poème réputé fondateur de la littérature grecque ancienne et, en même temps, issu d’une longue et riche tradition orale, ne pose pas que des questions littéraires, ou, plus exactement, que cette épopée représente une étape si particulière dans l’histoire de la poésie, qu’aucune analyse qui ne se voudrait ni idéaliste, ni intemporelle, ne saurait faire l’économie d’une réflexion argumentée sur ses conditions de production, de transmission et de réception, ses fonctions culturelles, son fonctionnement linguistique : sont ici particulièrement remarquables les liens qui se tissent, de façon dynamique, dans le poème ou à partir de lui, entre les trois domaines complémentaires de l’idéologie (en l’occurrence, surtout les représentations religieuses et sociales et l’éthique héroïque), des pratiques publiques (rites, gestes, discours des héros et de l’aède) et de la langue (prosodie et formulaire homériques, modalités d’écriture et d’oralité, traits narratologiques …). Il n’y a là rien de très original a priori, mais, dans le monde des lettres dites classiques, un tel dialogue entre anthropologie, théorie littéraire et philologie (métrique, histoire des mots, des langues, des textes et des idées …) est d’autant plus nécessaire que, parfois, il ne semble pas aller de soi.

« L’ordre du sceptre » & « l’ordre de la lyre » : les jeux de la langue et de l’éthique

3C’est à cette tâche que s’emploie D. Bouvier, dans un long ouvrage (plus de 500 pages, avec une bibliographie multidisciplinaire étendue, qui ne saurait être résumée ici) dont l’organisation générale indique bien le propos, cohérent et varié : après une introduction sur « Le destinataire oublié » (p. 13‑50), où est posée une double question, évidemment discutable, à la croisée des disciplines évoquées plus haut (pourquoi le public, contrairement à ce qui se passe par exemple dans les épopées médiévales, est‑il absent du poème de l’Iliade ? sans adresse ? pourquoi l’Iliade, contrairement à l’Odyssée, problématise‑t‑elle si peu directement la poésie ?), la réflexion procède par alternance, puisque chacun des quatre chapitres constituant le corps de la recherche relève successivement d’une dominante anthropologique ou linguistique et méta‑poétique. Les chapitres 1 (« Hector et les hommes de demain », p. 51‑133) et 3 (« L’ordre du sceptre : le héros et la loi », p. 233‑311) abordent respectivement la question éthique de la « gloire comme enjeu d’une relation entre les générations » (p. 100, à propos de la dialectique du kleos et du genos pour le Troyen Hector, en tant que héros exemplaire et tragique de l’Iliade) et le thème de la justice, « l’ordre du sceptre » (à partir surtout des deux désignations du droit que sont themis et dikê, et de l’échec de l’ambassade à Achille, dans le chant IX). Les chapitres 2 (« L’invention d’une langue de la mémoire », p. 135‑231) et 4 (« L’ordre de la lyre : le héros et l’histoire des ancêtres », p. 313‑355) traitent principalement de la langue homérique comme langue traditionnelle, issue de l’éthique héroïque qu’elle tend à conserver et transmettre, et d’un système formulaire et métrique qui crée la langue même d’un genre, et de la poésie, « l’ordre de la lyre », encore à partir du chant IX, en particulier de l’histoire de Méléagre que Phoinix raconte à Achille, devenu un héros menaçant pour son père symbolique et pour l’ensemble de la tradition poétique et morale mise en scène et en jeu dans cette épopée. Cette alternance est maintenue à l’intérieur même des deux derniers chapitres, sur Patrocle « le héros au nom parfait », qui renvoie à la gloire du père (chapitre 5, « Le nom de Patrocle », p. 357‑414, où une analyse des différents termes issus de la racine *kel‑ soutient une réflexion sur les analogies entre les figures d’Antiloque et de Patrocle), et sur Achille (chapitre 6, « Conclusion », p. 415‑452, où l’étude détaillée du chant XXIV, interprété comme la réconciliation du héros avec la tradition ancestrale, figurée aussi par le vieux Priam, prépare et justifie un « Appendice » sur le fonctionnement de la mémoire dans la poétique même de l’Iliade, prise « entre l’écrit et l’oral », entre « mémoire créatrice » et « mémoire récitatrice », voix divine et parole humaine …).

Éthique, justice & poésie : la parole en contexte

4Malgré l’absence de destinataire explicite, le récit de l’Iliade, par l’intermédiaire des discours des personnages, s’adresse « aux hommes de demain » (tois essomenoisi, II, 119‑122), dont le jugement est essentiel au renom, au kleos, des héros. C’est ce qu’affirme Hector, dans la scène pathétique de ses adieux à Andromaque et Astyanax, au chant VI. En effet, la conscience éthique du héros iliadique participe à une culture de la honte (aidôs) et de l’honneur (et non de la culpabilité), et les générations à venir, auditeurs ou lecteurs de l’épopée, représentés parfois, dans le récit ou dans le discours, par des sujets indéfinis (tis‑speeches, du type « et un jour, quelqu’un dira peut‑être… », VI, 447‑465), sont analogues à l’opinion publique qui règne sur la vie et les relations des personnages épiques. De là proviennent l’éthique de la gloire guerrière homérique et « le motif d’un héros qui accepte de mourir pour la parole qui le chante » (p. 65), thème bien étudié par W. Jaeger, E.R. Dodds, J. Redfield ou J.P. Vernant (« la belle mort », dont D. Bouvier nuance le caractère évident), et, à l’inverse, tout l’arbitraire d’un renom dont, bien souvent, l’épopée montre qu’il « ne suffit pas à compenser, à lui seul, la perte de la vie » (p. 85, sur la rencontre infernale d’Ulysse et Achille, dans le chant XI de l’Odyssée). C’est cette tension entre trois intentions héroïques, trois modalités de la quête de gloire (pour le père, par rapport au fils, et pour la postérité) qui fonde l’éthique douloureuse d’Hector, par exemple, « le rêve d’accomplir un exploit dont les générations à venir pourront s’instruire pour être meilleurs, un rêve propre à l’épopée homérique, un rêve oublié par la tragédie et l’épopée posthomérique grecque mais significativement ressuscité par l’épopée virgilienne » (p. 132). De ce fait, le héros représente son genos et celui de son père et s’adresse à la fois à un public lui aussi constitué en genos et à son fils, qui appartient au groupe des hommes à venir, comme on peut le voir dans les quatre premiers chants de l’Odyssée, la Télémachie où le fils d’Ulysse ne peut se construire lui‑même qu’en apprenant tout ce qu’il peut sur son père, avec l’aide d’Athéna.

5L’autre grand thème éthique de l’Iliade est la justice, dont D. Bouvier (p. 234‑269) trace une histoire grecque, du modèle que développe Platon dans les Lois (676a), à propos par exemple des Cyclopes dans le chant IX de l’Odyssée, adeptes d’une themis individuelle, naturelle et donc pré‑politique, aux thèses de G. Glotz sur la « solidarité de la famille », L. Gernet sur le pré‑droit ou É. Benveniste, sur la complémentarité, dans le vocabulaire des institutions indo‑européennes, des notions de themis et dikê. Certaines de ces réflexions, reprises aussi par J. de Romilly, fondent un « scénario où l’invention de la démocratie et de la loi doit apparaître comme une rupture nette ; antérieurs à la cité démocratique, les héros se trouvent ainsi nécessairement relégués dans un temps d’avant la loi et d’avant la conscience morale ». Ce que remettent en cause les travaux d’A.W.H. Adkins et de M. Gagarin, et surtout l’analyse détaillée des normes judiciaires et sociales représentées dans l’Iliade même, où il y a bien justice et ordre social, « lorsque le geste ou la parole répétés deviennent normatifs » : dans ce système, « le temps de l’habitude définit l’acte juste » (p. 268) et la cohésion d’un groupe, que justement Achille remet en cause, en se retirant dans son baraquement, après avoir jeté à terre le sceptre, symbole juridico‑politique central. « Le problème de l’Iliade sera de savoir comment cet homme de l’excès qu’est Achille pourra défendre une justice fondée sur l’idée d’un juste équilibre » (p. 276). Et le premier échec de l’ambassade, au chant IX, montre que les cadeaux d’Agamemnon, qui va jusqu’à offrir l’une de ses filles (aux noms significatifs, liés à la justice, Chrysothemis, Laodikê, Iphianassa, et non Électre ou Iphigénie) ne peuvent apaiser la colère d’un héros violent, qui n’accepte pour l’instant aucune « procédure d’entente ou d’arbitrage judiciaire » (sens donné à l’expression dikên didonai, p. 293).

6C’est la poésie, l’« ordre de la lyre », qui sera à même de rappeler à Achille, et aux auditeurs de l’Iliade, au moins pour un temps, la tradition, les normes éthiques et sociales, le respect des pères, et cela d’une manière d’autant plus efficace que l’énonciation des récits mythiques par l’aède est souple, susceptible de « constantes réactualisations », et « ne peut s’enrichir d’une valeur paradigmatique qu’au moment précis de son énonciation, contrairement à un décret ou à un usage qui représente une norme définitivement fixée » (p. 353). L’exemple choisi par D. Bouvier est le long discours de Phoinix, toujours dans le chant IX, qui développe l’histoire d’Amyntor maudissant son fils, celle de Pélée (dont le mariage répond aux craintes de Zeus d’avoir un descendant plus puissant que lui, p. 339‑340), et surtout la geste de Méléagre, autre héros colérique. La colère d’Achille, que l’ambassade ne parvient pas à apaiser, est bien le sentiment caractéristique « d’un héros menaçant son “père” symbolique et refusant de tirer parti de l’exemple de la tradition ancestrale, un héros contestant l’autorité de la tradition » (p. 354).

La langue homérique, « machine à produire de la mémoire par les répétitions »

7Selon D. Bouvier, il serait utile de dépasser l’opposition tranchée, si fréquente dans les études homériques, entre les littéraires, d’une part, et les historiens et linguistes, d’autre part (p. 136). Suivant une réflexion fondée sur les apports de la socio‑linguistique et de la théorie littéraire, la langue homérique pose une question fondamentale : « entre la langue d’un genre donné et la forme de ce genre comment la relation s’établit‑elle ? » (p. 163). Plus précisément, quel est le lien entre la langue de l’épopée homérique (riche en archaïsmes, irrégularités, mélanges) et le fonctionnement formulaire de sa métrique ? Le postulat aristotélicien de l’adéquation naturelle entre le rythme dactylique et le genre héroïque (cf. Politique 1459b‑1460a) ne semble en tout cas plus pertinent.

8Entre les héros et le poète, une certaine analogie apparaît : « aux héros qui rêvent de survivre dans la mémoire des hommes à venir correspond ainsi un aède soucieux de ne pas oublier son chant » (p. 236). Et la pratique appuyée de la répétition formulaire, outre ses avantages mnémotechniques, est loin de participer à l’élaboration d’une langue artificielle, figée : elle est parfaitement liée au caractère vivant de la poésie hexamétrique, et devrait être comprise, selon D. Bouvier, comme le développement particulier d’une « langue littéraire (qui) devient la langue officielle de la communauté » (p. 164), suivant une évolution qui, par ailleurs, ne suppose pas l’écriture. La plupart des irrégularités de la langue homérique, si fermement critiquées par Perrault ou d’Aubignac, sont en fait « dues à l’influence du mètre sur la phraséologie » (p. 150), mais, après M. Parry, pour qui, de manière contradictoire, la langue homérique est artificielle du fait justement de la contrainte du mètre, tout en étant « tout à fait légitime au point de vue esthétique », il peut être utile d’intégrer la question de la langue homérique dans une perspective de linguistique générale, pour laquelle D. Bouvier renvoie précisément à Saussure et Martinet, et aux principes d’analogie et de moindre effort. Dans ce cas, et en conformité avec les analyse d’E.A. Havelock, le caractère traditionnel de la poésie homérique est lié à sa fonction de conservation et de transmission d’« un savoir et (d’)un système de valeurs traditionnels (dont Hector pourrait être le représentant) » (p. 175). À titre de comparaison, dans les paragraphes 2.6 à 2.8 de l’ouvrage présenté ici, est étudié le fonctionnement de la poésie posthomérique (en particulier les césures, le rapport entre dactyles et spondées, l’intégration métrique des formules chez Quintus de Smyrne), qui tend à renforcer, par exemple, la loi de localisation des mots dans l’hexamètre, en fixant et uniformisant les formules : « alors que la poésie homérique exploite largement tous les types d’organisation colométrique, en jouant sur la mobilité des trois césures, il apparaît que la poésie posthomérique tend à privilégier des césures fixes » (p. 189). La tradition dont l’Iliade est l’aboutissement est ainsi encore souple et créatrice, alors que la poésie d’époque hellénistique et romaine, directement littéraire, tout en utilisant des procédés à première vue équivalent, semble avoir perdu contact, du fait que le contexte d’énonciation a radicalement changé, avec la culture dont ces poèmes rendent compte.

9Et c’est logiquement la question de la place de l’Iliade, par rapport à l’écrit et à l’oral, qui est traitée dans la seconde partie de la conclusion (p. 436‑452), en réponse finale à l’avant‑propos : « Y a‑t‑il une fixation de l’histoire de la colère d’Achille dans la tradition orale elle‑même ? Ou cette fixation n’a‑t‑elle été possible que grâce à la mise par écrit ? » (p. 436). Un premier point est posé : « l’aède n’a pas besoin d’une langue fixant définitivement la tradition mais d’un outil lui permettant de la réinventer, pour lui donner à chaque fois l’autorité qu’elle devait avoir dans un monde où la parole du poète suppléait aux défauts d’un système juridique nécessairement insuffisant » (p. 437). Contrairement à ce que soutient A.B. Lord, il semble possible à D. Bouvier qu’un aède découvre l’écriture sans tout perdre de son art : il s’agirait d’une évolution progressive, puisque la poésie orale peut aussi se fixer sans le recours à l’écriture, et que la poésie grecque archaïque et classique a pu suivre un processus de laïcisation, qui va de l’aède divin, inspiré par la Muse, au rhapsode et au poète humains, récitant et fabricateur. L’Iliade, entre l’écrit et l’oral, serait ainsi « le fossile d’une ultime métamorphose de la poésie orale » (p. 451), qui atteindrait son sommet, au moment même où elle est mise en question, menacée par la disparition progressive de la tradition culturelle qu’elle transmet.

Patrocle & Achille : la gloire des pères et la mémoire des fils, pour les hommes à venir

10Dans les deux derniers chapitres, comme dans le premier à propos d’Hector, ce sont deux figures exemplaires, Patrocle et Achille, qui retiennent l’attention. Patrocle est surtout remarqué pour son nom, dont le second élément se rattache au kleos « renom » et à la racine *kel‑ dont F. Bader a montré les diverses diathèses sémantiques dénotant la dation du nom, l’appel et la réputation (cf. kaleô « appeler », keleuô « exhorter », kelomai « appeler », kluô « entendre » et « avoir une (bonne ou mauvaise) réputation »). Le premier élément du nom propre renvoyant évidemment au père, dans un système culturel où les noms sont parlants (cf. Télémaque) et « font résonner la gloire des pères », Patrocle est donc « celui qui donne du kleos à son père / ses pères » ou « celui qui fait entendre le nom de son père », comme son correspondant féminin, Cléopatra, l’épouse de Méléagre évoquée par Phoinix, dans le chant IX. Par ailleurs, Patrocle se définit par rapport à la figure d’Antiloque, le fils de Nestor : figures originellement indépendantes, tous deux sont des cochers, hippokeleuthos, dont le destin, suivant notamment les travaux des néo‑analystes, inspirés par les oralistes, comme W. Kullmann, a été rapproché ultérieurement, dans un poème particulier. La longue étude de D. Bouvier, qui s’intéresse ici au thème de la mort d’Antiloque, à la version pindarique de ce mythe, dans la VIe Pythique, et, plus largement, à la Memnonide, ce récit d’un « jeune héros modèle se sacrifiant pour son père », nous mène à constater finalement la position moralement inacceptable d’Achille qui réclame, de manière inhumaine, la mort de tous les Troyens et Achéens (XVI, 97‑100). La dernière question est alors la suivante : « pourquoi l’Iliade célèbre‑t‑elle un héros qui, en les poussant à l’extrême, finit par nier toutes les valeurs de l’héroïsme, par nier l’ordre même du temps humain ? »

11Le chant XIX, mettant en scène une réconciliation des chefs grecs, qui rétablit « l’ordre du sceptre », est une fausse fin ; l’épopée doit s’achever par la restauration de

quelque chose de plus que l’ordre juridique : la loi d’un temps humain où les générations acceptent de s’écouter, une loi qu’exprime, mieux que toute autre institution, le chant que, depuis des siècles, les aèdes se transmettent de génération en génération ; une loi que j’ai appelée l’ordre de la lyre. Avant de trouver sa conclusion, l’Iliade doit encore chanter comment Achille acceptera de réintégrer une histoire qui va des pères aux fils.

12Le véritable dénouement de l’Iliade est donc bien, au chant XXIV, la rencontre entre le père d’Hector mort, Priam, et le héros encore en colère, qui finit tout de même, comme l’auditeur du poème, par « écouter la voix des ancêtres » (p. 431). Cet apaisement est faussé par le fait que « Priam n’est pas le père d’Achille, mais sa victime » (p. 433), mais, contrairement au discours de Phoinix, au chant IX, cette ultime rencontre ravive assez la mémoire d’Achille pour l’amener à se réconcilier avec la tradition, au moment même où « cette tradition devenait, dans un monde en pleine mutation, problématique » (p. 436).

Littérature, linguistique & anthropologie : pour une collaboration renouvelée

13On l’aura compris, cet ouvrage ambitieux, parfois sinueux, toujours justifié, participe d’un renouvellement important dans l’étude des littératures antiques, et, en particulier, les études homériques, aussi dans le monde francophone (voir le site du projet Homerica http://www.u-grenoble3.fr/homerica/). Certains comptes‑rendus et débats, parfois vifs, mis en ligne sur notre site préféré de théorie littéraire, l’attestent également, et il est évidemment utile, pour le discuter, de rapprocher ce travail sur la mémoire dans l’Iliade (pour simplifier), des ouvrages récents de S. Rabau (Fictions de présence. La narration orale dans le texte romanesque du roman antique au xxe siècle, Paris, Champion, 2000), F. Dupont (L’insignifiance tragique, Paris, Le Promeneur, 2001) ou C. Calame (Le Récit en Grèce ancienne, Paris, Belin, 2000). Les approches littéraire, anthropologique et pragmatique que mettent en œuvre, jusqu’à toutes leurs conséquences, parfois inconciliables, chacun de ces trois auteurs, sont également perceptibles, avec un effort réel de synthèse, dans ce travail sur l’Iliade, qui repose, en termes plus d’une fois nouveaux, des questions importantes, à reprendre toujours, sur le fonctionnement et le statut linguistique du dialecte homérique, sur les liens entre la composition formulaire et le caractère oral ou écrit de l’énonciation épique, et sur le rapport entre poésie et contexte culturel.