Acta fabula
ISSN 2115-8037

2002
Automne 2002 (volume 3, numéro 2)
titre article
Marine Bouniol

L’esprit nomade de la lettre

Brigitte Diaz, L’Épistolaire ou la pensée nomade, Paris, PUF, mars 2002, 271 p., EAN 2130519245.

1Brigitte Diaz, professeur de littérature française à l’Université de Caen, choisit de mettre en lumière les multiples facettes du « genre » épistolaire dans un ouvrage qui explicite brillamment les enjeux de la lettre : relations complexes unissant le sujet écrivant à son destinataire, saisie de soi et rapport à l’écriture. L’auteur se focalise plus particulièrement sur les correspondances de jeunesse du xixe siècle, montrant de quelle façon elles représentent un outil de connaissance et d’observation de soi, et surtout pour quelle raison elles constituent un laboratoire vivant de l’écriture, et par conséquent la première pierre de l’œuvre du futur écrivain.

2Le terme de « pensée nomade » contenu dans le titre nous renseigne sur l’angle de vue adopté par Br. Diaz pour appréhender la pratique épistolaire : pour elle, pensée de soi, de la société, mais aussi de la littérature se fondent dans la lettre. Car cette dernière est le creuset d’une pensée vivante, libre, d’une pensée qui refuse le dogmatisme et qui se manifeste à travers la multiplicité des tons, des formes et des sujets abordés.

3Au fil des six chapitres qui ponctuent son ouvrage, et grâce à l’exemple de célèbres épistoliers tels que George Sand, Stendhal ou encore Flaubert, l’auteur rend compte du formidable outil de « capture de soi » que représente la correspondance, de sa participation à l’invention d’un style, enfin et surtout de son statut de tribune littéraire.

4En procédant à un parcours du livre chapitre par chapitre, nous mettrons l’accent sur trois axes majeurs de la réflexion de Br. Diaz : la lettre comme invention de soi ; le refus du cliché qui consiste à réduire la lettre à une pratique féminine ; enfin le nomadisme comme principe fondateur de la littérarité de la lettre.

Pour une brève histoire de la lettre

5Dans ce premier chapitre qui sert en quelque sorte de préambule, l’auteur propose judicieusement un historique de la conception de la lettre, du xviie au xixe siècle : en effet il serait vain de vouloir appréhender un genre aussi complexe que le genre épistolaire sans une connaissance exacte du contexte historique, social et culturel dans lequel une correspondance précise a vu le jour. Br. Diaz retrace ici l’évolution de la lettre, d’abord envisagée au xviie siècle comme un outil de la sociabilité mondaine modelé sur la conversation de salon, en réaction à la tradition éloquente : Madame de Sévigné est présentée comme la figure emblématique et incontournable de ce nouveau code épistolaire conçu comme « la transcription écrite d’une conversation qui n’aurait pas eu lieu » (p. 24). Au xviiie siècle la correspondance se replie sur l’intime : les épistoliers inventent de nouvelles règles et font de la lettre le lieu de tous les grands débats, une lettre qui se conçoit désormais comme un discours adressé à la société. Enfin au xixe, siècle romantique, l’épistolier explore la singularité du moi, il est à la recherche de la vérité.

6Ce premier chapitre se clôt par une synthèse éclairante sur la pluralité des figures adoptées par la lettre, qui est tout à la fois document littéraire (elle nous renseigne sur la genèse et la réception de l’œuvre), texte littéraire (la lettre a des visées esthétiques), discours (non pas, comme on pourrait s’y attendre, discours à l’autre, qui n’est en réalité qu’un alibi, mais discours tourné vers le sujet écrivant pour lui permettre de se connaître intérieurement), et faire (la lettre est l’émanation d’une volonté d’agir sur autrui). Et Br. Diaz de conclure que l’épistolaire est un genre qui n’a pas d’essence stable et que la lettre véhicule une « pensée nomade » qui refuse les enclos génériques et qui par là même contribue à repenser la notion de littérature.

7C’est cette thèse ici clairement exposée qui forme la pierre angulaire de l’ouvrage et qui permet notamment d’affirmer la littérarité de l’épistolaire en conclusion.

Correspondance et genèses

8C’est dans ce chapitre que l’auteur formule son projet d’étudier les correspondances de jeunesse et énonce deux idées fondamentales qui feront l’objet d’un développement ultérieur : la lettre représente non seulement un véritable engagement dans l’écriture (p. 71 : « la liaison épistolaire est d’emblée liaison avec l’écriture, que la présence de l’autre irrigue et dynamise »), mais surtout elle inaugure une genèse du je, la volonté de construire un moi. Ici Br. Diaz rapproche de manière significative la lettre de l’autobiographie et des mémoires dans une volonté identique de saisie rétrospective de son parcours, parcours qui revêt la plupart du temps un aspect subversif : on écrit d’abord contre l’ordre familial ou social.

La lettre : du lieu commun au verbe singulier

9L’auteur s’attache ici à l’étude de l’aspect esthétique et littéraire de la correspondance, en refusant de n’y voir que la simple manifestation de l’histoire privée de l’épistolier, attitude majoritairement adoptée par la critique du xixe siècle : « la lettre est une énonciation qui se cherche, et la seule histoire qu’elle raconte est celle d’une parole en quête d’elle‑même » (p. 114). C’est dans ce chapitre que Br. Diaz s’attaque à un lieu commun qui consiste à envisager la lettre comme une simple transcription de la parole, conception héritée du Grand Siècle, mais qui n’a plus cours au xixe, où l’on écrit d’abord pour écrire. En effet l’écriture permet de construire sa pensée, de la rendre efficace, et surtout à travers elle, l’épistolier condamne le langage faux de la société. Or ce choix symbolique de l’écriture conduit l’épistolier à s’interroger sur la capacité de cette dernière à dire l’être et sa vérité. Aussi le programme d’une correspondance de jeunesse consiste‑t‑il à « penser l’écriture et se penser dans l’écriture » (p. 137).

Correspondance et écriture de soi

10Apparaît sans doute ici l’aspect le plus novateur et le plus intéressant de cet ouvrage : dans ce chapitre en effet, l’auteur démêle les relations complexes qui unissent l’épistolier et celui à qui il écrit. Car, Br. Diaz l’explique très bien, l’adresse à l’autre n’est en réalité qu’un détour pour revenir à soi. L’autre sert à stimuler l’écriture, à évaluer l’épistolier dans sa quête ontologique, mais il constitue surtout un double du sujet écrivant, un médiateur avec soi‑même. La lettre est donc outil de compréhension de soi, mais un outil bien particulier qui ne permet pas, contrairement à l’autobiographie, d’obtenir un portrait unifié de l’épistolier, mais un patchwork de formes d’expressions (digressions, récits, méditations…) à travers lequel s’élabore un portrait par petites touches. La lettre fournit ainsi un portrait kaléidoscopique, marqué par la fragmentation et l’inachèvement.

Épistolaire et identité féminine

11L’auteur met ici à mal un cliché tenace qui consiste à dire que le genre épistolaire est un genre féminin, en s’assignant comme objet d’étude les correspondances de femmes du commun qui ne sont donc pas des écrivains. Br. Diaz va centrer cette investigation originale sur les lettres échangées entre George Sand et ses admiratrices, montrant que ces correspondances sont le lieu d’une prise de parole, d’une prise de conscience d’une identité collective, ainsi que le laboratoire d’aspirations littéraires inassouvies : le débat inauguré au xviie avec La Bruyère n’était en fait qu’un moyen d’assigner les femmes à résidence dans les marges de la littérature. Au xixe, les femmes écrivent pour clamer leur constat d’impuissance, pour sortir de leur isolement social, pour la plupart elles attendent de la romancière une légitimation, légitimation que George Sand ne leur donnera que rarement, tant elle entretient un rapport ambigu avec son sexe et son statut de femme-écrivain, montrant par là même les difficultés pour une femme à exister dans l’espace littéraire.

L’épistolaire, seuil du littéraire ?

12En guise de conclusion, ce dernier chapitre s’interroge sur la littérarité de l’épistolaire. L’auteur revient alors sur plusieurs points évoqués dans les chapitres précédents et les détaille plus avant pour appuyer sa thèse : l’épistolaire est « un arrière‑pays de la création littéraire » (p. 234). Or c’est le nomadisme, notion centrale de cet ouvrage, qui est présenté comme l’élément constitutif de la littérarité de la lettre : cette dernière est le support des premières réflexions littéraires, elle permet au futur écrivain de s’interroger sur sa vocation et d’élaborer son propre style, elle est le lieu de déploiement d’une « pensée nomade ». Br. Diaz met donc en lumière la dette de l’œuvre envers la lettre : « la lettre c’est la littérature sans les genres, sans les cloisonnements, les raideurs, sans les diktats rhétoriques » (p. 245‑246).


***

13Ainsi ce livre sur l’épistolaire permet d’envisager la lettre dans toute sa complexité, comme un objet littéraire support d’informations, et non pas seulement comme l’histoire privée de l’écrivain ni comme un simple outil de sociabilité. En s’intéressant aux correspondances de jeunesse et en s’attaquant à des clichés ayant la vie dure, Br. Diaz nous fait découvrir un ouvrage éclairant sur les rapports entre l’épistolier et son destinataire, entre l’épistolier, sa vie et sa conception de l’écriture et surtout elle rend explicite le mécanisme par lequel le futur écrivain passe de la lettre à l’œuvre. Mais avant tout, grâce à cette notion de « nomadisme », l’auteur saisit la nature instable et vivante de la lettre qui est véritablement tous les genres et qui ne cesse de nous faire réfléchir sur la littérature.