Acta fabula
ISSN 2115-8037

2002
Printemps 2002 (volume 3, numéro 1)
titre article
Caroline Andriot-Saillant

 Un cas d’espèce : l’espace

Marie‑Claire Ropars‑Wuilleumier, Écrire l’espace, Saint‑Denis : Presses universitaires de Vincennes, coll. « Esthétiques hors cadre », 2002, 178 p., EAN 2842921186.

1« Écrire l’espace » : telle est la gageure que s’impose Marie‑Claire Ropars‑Wuilleumier, qui consiste moins à circonscrire dans une définition conceptuelle ce qui, le livre sait nous en convaincre, ne peut l’être, qu’à tracer les parcours d’écriture, mais aussi de peinture, de cinéma, et de musique, où l’espace se donne à lire. C’est toujours la relation de l’espace à l’œuvre qui est pensée, et le jeu de déploiement ou de repli des notions concomitantes du temps, du lieu et de la figure qui s’opère dans cette relation.

2Le point de départ est L’Espace littéraire de Maurice Blanchot, et son défaut de définition du terme d’espace qui désignerait dans ce livre une « essence littéraire ». D’après Marie‑Claire Ropars‑Wuilleumier, « Le terme d’espace ne serait alors que l’équivalent métaphorique d’une essence littéraire, dont la singularité tient toutefois à l’impossibilité où se trouve l’oeuvre d’être présente à soi, c’est‑à‑dire d’être en son lieu. » (p. 8). Ce postulat blanchotien fonde une recherche qui vise à combler sa lacune définitionnelle centrale, mais qui s’appuie aussi sur la « rupture dans la pensée de l’esthétique » (p. 10) qu’il constitue en évacuant l’association de la représentation littéraire et du temps. La littérature et l’art appartiennent désormais au même champ épistémologique. Et la genèse de la spatialité dans l’écriture littéraire offre le premier modèle d’une approche sensible de l’espace dans tous les arts qui écarte d’emblée l’approche phénoménologique.

Écrire l’espace peut-il avoir lieu ?

3Le premier exemple est Espèces d’espaces de Georges Perec, qui permet de dégager, au point de départ d’une partie intitulée « Non‑lieux », une première détermination , celle de la pluralité : « L’espace‑écriture de Perec rend lisible une pluralité interne à la posture d’espace, qui fait tourner en les disjoignant le souci d’être au sein d’une étendue stable, même si elle s’avère quasiment vide, et l’obligation de passer d’une place à l’autre, selon une multiplicité en expansion, qui remplit l’univers en le rendant instable. » (p. 31). Cette formule résulte d’une analyse de la forme sérielle deleuzienne présente, selon l’hypothèse de M.‑C. Ropars‑Wuilleumier, dans Espèces d’espaces, et de la tension existant dans le tableau d’Antonello da Massina (Saint Jérôme dans son cabinet de travail), entre la clôture du cabinet et la prolifération des espaces dans la cathédrale où il se trouve. Une relation contradictoire mais dynamique se dessine ainsi entre l’écriture de l’espace et le lieu : « l’espace s’écrit en évidant le lieu » (p. 36). L’analyse de quatre segments filmiques - extraits d’Antonios das Mortes (Glauber Rocha), d’Un condamné à mort s’est échappé (Robert Bresson), de Pierrot le fou (Jean‑Luc Godard) et de Voices, Still Lives (Terence Davies ) vient développer cette idée d’une non‑corrélation entre l’identité des lieux et leurs « virtualités dimensionnelles » (p. 37) que l’écriture explore. Le dernier exemple met en évidence plus que tout autre l’indétermination de l’espace dans l’écriture filmique, qui n’est pas seulement d’ordre dimensionnel, mais tient à la relativité mobile des rapports au corps, au lieu, et au temps. L’écriture suscite un espace intervallaire régi par la divagation et l’interruption. L’exploration du non‑lieu se radicalise ensuite vers « L’étrangeté », puis « L’inhumanité » : à travers la lecture d’un récit d’apprentissage romantique, Brigitta d’Aldalbert Stifter, l’auteur montre comment l’espace, qui « surgit au sein du paysage » (p. 52) opère une « déterrioralisation de l’être » (p. 53), c’est‑à‑dire une expulsion continuelle de l’identité, dont le traitement du temps lui‑même participe. Mais la non‑humanité de l’espace atteint son paroxysme dans la proposition d’analyse du film d’Agnès Varda Sans toit ni loi : il s’agit davantage à proprement parler d’ « an‑humanité » que d’inhumanité. L’humain et son contraire sont exclus par l’abolition du lieu intime, et avec lui, de l’origine subjective unitaire de la langue et des images. La conception bachelardienne est remise cause : si l’espace gagne, c’est comme perte d’orientation, évacuation de l’affect, et surtout matérialité sans rédemption et sans mythologie où les corps sont inclus. Enfin , « l’espace se conçoit hors de l’être » (p. 65), il est un advenir ou un devenir qui échappe aux catégories temporelles de la perception subjective. La première partie du livre se clôt ainsi sur l’intraduisible « khôra » du Timée de Platon, que l’auteur nomme aussi « troisième genre » (p. 71) : ses infinis dédoublements et leurs retentissements ambigus à l’intérieur du système philosophique sont exemplaires de la puissance aporétique de la notion d’espace.

Illisibles lisières, ou visions labyrinthiques

4La trajectoire du livre est réversible comme son objet : après l’appréhension de l’espace à partir de l’écriture, l’écriture se découvre à partir de l’espace. Dans les deuxième et troisième parties, intitulées « Lisières » et « Labyrinthes », cette dernière piste est suivie. L’écrit survient d’abord à la lisière, où la « torsion du lieu » (p. 86) suscite la dimension de l’espace. C’est par exemple la rive inaccessible de la mort, dans Le chasseur Gracchus de Kafka, et le mouvement d’exclusion qui anime le lieu où le protagoniste ne parvient à mourir : cette modalité spatiale définit l’écriture dans l’oeuvre kafkaïenne comme recommencement. C’est encore le retournement d’Orphée, qui condamne l’écriture à se défaire et à se réécrire à l’identique simultanément, selon une double modalité spatiale. Un malade en forêt de Louis‑René des Forêts illustre cette écriture d’une histoire déjà racontée dans le récit lui‑même, mais dans la fragmentation et la discontinuité.

5Le métaphorisme de l’espace qui se dégage de ces hypothèses pose la question de savoir si « l’espace est directement sensible » (p. 114). Si c’est le cas, c’est sur l’ensemble d’un dispositif où la position centrale du point de vue perceptif est abolie. Le labyrinthe offre l’exemple de cette expérience spatiale émanant de la mobilité conjuguée de l’arpenteur et du décor, qui vient doubler le système de repères fixes imaginé par l’architecte. Ce paradigme vient éclairer la lecture de la nouvelle de Borges Le Jardin aux sentiers qui bifurquent : espace sensible et perception bifurquent, tant l’élucidation d’un espace toujours chiffré débouche sur une nouvelle oblitération. L’auteur rend ce départ explicite dans le projet mallarméen également, où la sensation du mouvement d’écriture (sa « dimensionnalité insaisissable ») empêcherait d’en percevoir la totalité conceptuelle : « Pour être vu, il faut qu’il soit lu, mais la lecture abolit la possibilité de la vision : aporie constitutive, dont la logique définit en espace l’impossible visage de l’œuvre à voir. » (p. 128). Ce modèle de « figure informable » (p. 135) paradoxalement formée par l’écriture est expérimenté dans le récit balzacien, à travers l’image de Paris dans Ferrragus. Cette étude précise aboutit à la définition d’une origine d’un « romanesque de la modernité » (p. 140) : Balzac esquisse l’impossible raccord entre l’image et le signe que forme l’écriture, espace de « disjonction » toujours en mouvement.

6Dans l’œuvre picturale elle‑même, où l’espace semble se donner d’emblée à voir, intervient l’émergence de figures ou de rapports qui viennent troubler l’image. La peinture moderne en particulier défait le lieu du visible pour laisser place à une « non‑mesure » (p. 148). Le trompe‑l’oeil d’une perspective inversée, et la dessaisie de l’être dans ce qui s’approche, témoignent ainsi dans les dessins de Giacometti d’un espace comme mouvement simultané d’apparition et de résorption de l’être. Une modalité particulière de ce mouvement consiste chez Giacometti dans l’évacuation des formes vers un espace latéral, ou multidirectionnel. Le terme d’espace répond à la recherche d’une « cinquième dimension », celle d’une propagation du vide. Et l’auteur montre que dans les constructions classiques des peintres de la Renaissance, l’espace apparaissait déjà comme retour d’extériorité, inachèvement des formes qui émanent de lui. La peinture abstraite d’un Bram van Velde, où la couleur supplante le dessin, accentue la mobilité des rapports, dans l’apesanteur que suscite la blancheur du fond : elle « fait espace » plutôt qu’elle ne rend l’espace perceptible (p. 155), elle fait « travail d’espacement » dans son mouvement continuel d’abstraction. Et celui‑ci dissocie en particulier l’exigence picturale du signe d’écriture : la force du « dehors » agit ici en silence. Mais le principe de discontinuité trouve aussi un équivalent dans la musique contemporaine, lorsqu’elle donne à entendre une « discordance en expansion » (p. 162). La composition de François Nicolas intitulée Duelle, où deux sources sonores coexistent, permet d’évoquer une autre expérience de l’espace, qui s’instaure comme incessante abolition de la durée continue et du lieu. D’autres exemples scéniques étayent l’hypothèse d’un espace se formant par discordance, dans un lieu disjoint, entre le visible et le son, ou le sensible.

7L’aporie de la pensée d’espace que ce livre confesse offre une lecture sensible de ses métamorphoses à l’oeuvre au coeur de l’écriture et des arts, où , par nature, son mouvement d’extériorité nous échappe.