Acta fabula
ISSN 2115-8037

2002
Printemps 2002 (volume 3, numéro 1)
titre article
Loïc Céry

Saint-John Perse ou les énigmes d'une modernité

Modernité de Saint-John Perse ? Actes du colloque de Besançon des 14, 15 et 16 mai 1998. Textes réunis et présentés par Catherine Mayaux, Presses universitaires franc‑comtoises, coll. " Annales littéraires de l'Université de Franche‑Comté ", 716, Série Centre Jacques‑Petit, vol. 96, 2001, 460 p., ISBN 284627021X.

1En 1962, Jean Paulhan posait le rapport de Saint‑John Perse à la modernité en ces termes : « L’œuvre de Saint‑John Perse pose une énigme très précise […] : Perse rompt avec la poétique moderne, et les traditions que nous imposait déjà cette poétique. Rimbaud et ses enfants usent d'une expression spasmodique, où l'image tient sa vertu moins de la ressemblance que du contraste des objets qu'elle réunit. Mallarmé et ses disciples usent d'une syntaxe fragmentaire et sporadique, où la métaphore s'enferme en elle‑même, comme dans un proverbe, comme dans une île. D'où suivent (s'ils ne les ont précédé) la solitude et le désespoir. On dirait qu'une poésie parcellaire est à tout instant chassée, et s'en désespère, de la voie même et de la condition de la littérature. Mais Perse réunit tout ce que la poésie moderne séparait » (Jean Paulhan, « Énigmes de Perse », Nouvelle Revue Française, nov. 1962, mars 1964). Paulhan se proposait alors de résoudre la délicate problématique de la position « d'une épopée sans héros, d'une louange sans preuves, d'une rhétorique sans langage » dans la poétique de notre temps, en y percevant une sorte de médiation entre les racines les plus lointaines de l'inspiration et les données d'une écriture étonnamment en prise avec l'esthétique moderne. De cette ligne de crête ténue, l'idée d'une heureuse synthèse s'était imposée, mais demeurait pour autant un persistant malentendu pour toute une part de la doxa critique, complaisamment véhiculée par les gardiens zélés d'une modernité brevetée ; certains n'ont donc pas hésité à franchir le pas, tel à un moment donné Henri Meschonnic, qui a vu en Perse « une idéologie de la maîtrise, de la métrique, qui en fait, toutes proportions gardées, un Parnassien moderne », ajoutant : « comme le dit Sartre de Leconte de Lisle, il a été le versificateur en chef » (Henri Meschonnic, « Historicité de Saint‑John Perse », Nouvelle Revue Française, 1979). L'attaque à vrai dire dissimulait mal une volonté d'occultation de toute une part de l'histoire du poème en prose, dans laquelle la place de Saint‑John Perse fut du reste largement réévaluée au cours des années soixante‑dix, époque où, se rappelant sans doute Caillois et Paulhan, la critique se mit à explorer « les difficiles énigmes posées par la versification persienne » (Jacqueline Bateman, « Questions de métrique persienne », 1976). Encore l'énigme, et pourtant : « Ils m'ont appelé l'Obscur et j'habitais l'éclat » (Saint‑John Perse, « Strophe », II, Amers, Œuvres Complètes, Paris, Gallimard, « Bibliothèque de la Pléiade », 1972, p. 282).

2Il faut croire que la question de la modernité de Saint‑John Perse est encore ouverte et que ses implications demeurent aiguës, comme l'illustrent ces actes du colloque de Besançon de 1998. Sous la volontaire incertitude de l'interrogation, les organisateurs ont choisi de problématiser d'emblée ce territoire conceptuel, déjouant les approches simplistes du rapport à la tradition et de la relation à la contemporanéité. Comme le précise Catherine Mayaux dans son Avant‑propos, il s'agissait surtout de « confronter Saint‑John Perse à son siècle et à sa postérité » (p. 7), et il était inévitable qu'au gré des études proposées soit parcourue aussi la complexité même des diverses définitions de la modernité littéraire, au‑delà des approches normatives ou des malentendus anachroniques. Ce type d'évaluation doit beaucoup aux études persiennes de ces dernières années, qui se sont attachées à restituer Saint‑John Perse à son époque. Il aura fallu pour cela se départir de l'un des plus durables effets de cette « stratégie de la seiche » dont a parlé Joëlle Gardes‑Tamine, et qui a consisté pour le poète à systématiquement effacer les traces, jusqu'à situer son œuvre et sa personne même dans une intemporalité inaccessible et intimidante : « Mon œuvre […] entend échapper à toute référence aussi bien historique que géographique », comme l'écrit Perse à Roger Caillois (Œuvres complètes, p. 562). C'est en grande partie du fait de ce halo de mystère que la relation critique aura longtemps été faussée par une vision quasi‑hypnotique : « Le poème de Saint‑John Perse éblouit toujours le lecteur. Comme un phare qui fascine et qui aveugle, il provoque d'emblée l'admiration », reconnaissait Yves‑Alain Favre en 1977 (Saint‑John Perse. Le langage et le sacré, 1977).Avant de s'en affranchir tout à fait, la critique aura souscrit pendant longtemps à ce rapport d'envoûtement, aveuglée par l'écran de fumée d'une œuvre tenue pour résolument indépendante, dénouée de toute attache esthétique : le miracle, la magie d'une poésie de tous les temps, donc hors du temps. On est sorti de cette illusion, et de multiples investigations critiques (voir ci‑dessous Bibliographie) ont permis d'établir les racines de cette poésie, des traces symbolistes au creuset claudélien, de l'influence des philosophes au positionnement critique par rapport au surréalisme : bien des pistes ont été ainsi dégagées, l'élucidation n'abolissant pas en l'occurrence l'adhésion, et permettant enfin d'entrer en intelligence et non plus en simple révérence.

3C'est ce que suggère dans le présent volume une confrontation de Saint‑John Perse avec les acceptions croisées d'une modernité multiple, élargissant les données de son inscription dans l'histoire littéraire et l'éclaircissement de ses résonances contemporaines. Quatre moments rythment le parcours de cette enquête fournie, nourrie d'une série de contributions éclairantes (dont nous ne retiendrons ici que les plus significatives) qui ne cèdent jamais au prétexte de la spécialisation — qui génère parfois comme on le sait en pareilles publications certaines gloses obscures : loin des spéculations gratuites, la mise en perspective et le renouvellement du regard critique ont le mérite de motiver ces actes qui feront date à n'en pas douter non seulement au sein des études persiennes mais plus largement, dans l'idée d'une mise à l'épreuve de la poétique face aux repères de la modernité.

Ascendances & éclosion

4La première section du volume (« Les héritages culturels », p. 11‑109) prend en compte l'intégration de la tradition classique par Saint‑John Perse, ainsi que son rapport naissant à la modernité telle qu'elle se dessine au début du XXe siècle.

5Le rapport de Perse à la tradition gréco‑latine avait déjà fait l'objet par le passé d'études ponctuelles, auxquelles trois communications apportent ici de substantiels prolongements. La trace des sources antiques aurait pu être une marque attendue et somme toute conventionnelle chez Saint‑John Perse, pour un auteur de son époque, où les humanités classiques constituaient un passage obligé de la formation intellectuelle et de l'horizon esthétique de tout littérateur en devenir. Pourtant, au sortir d'un symbolisme encore prégnant au début du siècle, l'attitude du jeune Leger tranche quelque peu, par un rapport complexe et intériorisé que laisse supposer déjà l'entreprise de la traduction des Epinicies de Pindare, texte âpre et assez éloigné de l'image courante du classicisme grec. Plus tard, le texte de la « Biographie » du volume de la Pléiade — à savoir, faut‑il le rappeler, de cette autobiographie dissimulée —, clame ouvertement une irréductible distance vis‑à‑vis de l' « héritage gréco‑latin » : « L'hostilité intellectuelle, antirationaliste, de Saint‑John Perse à l'héritage gréco‑latin, et plus particulièrement latin, tient à ses affinités celtiques, qui sont profondes en lui : elles sont d'atavisme ancestral autant que de formation personnelle. » (Œuvres complètes, XL).

6Dans sa communication (« Anabase : antiquité et modernité », p. 27 à 44), May Chehab tente d'éclairer les soubassements de cette opposition frontale, y percevant surtout le rejet d'une vision asséchée, par la nature figée de l'héritage transmis via l'enseignement académique : « […] il se constitue et se situe moins contre les savoirs de la tradition humaniste qu'il ne s'élève contre l'héritage proprement dit, c’est‑à‑dire les conditions de la transmission et de la valorisation de ce savoir. » (p. 28) Elle montre comment, s'éloignant de ce legs sclérosé, Perse s'est forgé son propre hellénisme, notamment par l'intermédiaire de Nietzsche, à qui l'on doit d'avoir remis à l'honneur les Présocratiques, un peu contre la rationalité classique. « C'est avec cette antiquité redevenue figure du contemporain que Saint-John Perse va dialoguer » (p. 28) : la nuance est importante, et permet de comprendre dans quelle mesure les références sont l'objet dans sa poésie d'une complète transformation, un goût pour l'ellipse, à l'oeuvre de manière exemplaire dans la « Chanson » et la Suite I d'Anabase.

7L'helléniste Michel Woronoff (« Saint-John Perse, le lyrisme d'apparat et l'héritage gréco-latin », p. 13‑25) piste quant à lui les multiples références présentes dans l'ensemble de l’œuvre, qui traduisent de son point de vue, et contrairement à ce que laisse entendre la déclaration du poète, « une certaine complaisance à chercher à la source gréco‑latine le mot rare, l'allusion délicate, en les mêlant à d'autres eaux […], en s'agaçant soi-même de cette mémoire un peu trop contraignante » (p. 25). Il faut avouer que le grief est courant en ce qui concerne les usages lexicaux de Saint‑John Perse mais quoiqu'il en soit, Michel Woronoff, en fin limier de ces expressions énigmatiques qui étaient jadis apparues comme des devinettes à la Céleste de Proust, propose ici une intéressante classification du « lexique ornemental » puisé par le poète dans les divers champs des vocables grecs et latins.

8Les implications de la traduction de Pindare sont également réévaluées, dans l'étude de Pascale Alexandre (« Claudel et Saint-John Perse traducteurs des Grecs », p. 45‑63) qui s'attache de manière fort éclairante, à mettre en parallèle cette traduction de 1904‑1905 avec celle de l'Agamemnon d'Eschyle qui avait été entreprise entre 1892 et 1895 par le jeune Claudel. Il faut dire qu'en effet la parenté du lien à la Grèce antique qui existe chez les deux auteurs est assez saisissante, Claudel ayant avoué lui aussi son rejet de l'étroite vision scolaire. Parenté de vision justement, dans le choix même d'Eschyle d'un côté, manifestant le « goût claudélien pour une Grèce archaïque et primitive » (p. 47) et de ce Pindare plus « imaginé » que réel, de l'aveu même de Perse, qui s'est mis en quête non de l'auteur policé, mais de l'enchanteur dorien, contre la mesure classique. Similitudes encore dans les pratiques de traduction elles‑mêmes, étudiées ici avec une grande précision, à tel point qu'apparaît clairement au terme de cette comparaison que, loin de l'exercice académique gratuit, la traduction s'est avérée pour les deux jeunes auteurs un réel creuset poétique, à la fois « laboratoire d'écriture » et lieu de la « quête d'une identité personnelle » (p. 63), en somme, instrument d'une éclosion.

9C'est précisément cette éclosion qui fait l'objet de l'attention de Claude Thiébaut (« La découverte de la modernité par Alexis Leger », p. 65‑97) qui en retrace la genèse, de l'arrivée du jeune fils de colons à Pau en 1897, à la confrontation de l'étudiant bordelais avec le cercle littéraire de Gabriel Frizeau, sa rencontre avec Claudel et Gide. Choses connues, mais qui servent de cadre pour un bilan des enseignements de la correspondance quant au contact de Leger avec la modernité : nécessité de se distancier de la vision offerte par le volume de la Pléiade sur les lectures de jeunesse et ce qu'elles peuvent laisser supposer de cet éveil ; nécessité aussi d'une analyse qui reste à établir de la correspondance inédite de l'époque, et surtout de la prise en compte des lettres autographes. Si la même réserve est émise quant à la fiabilité des premiers poèmes antérieurs à Éloges pour évaluer cette modernité, compte tenu des difficultés de datations exactes, un très utile panorama des diverses influences qu'ils peuvent induire est ici établi : traces encore naïves de Leconte de Lisle et Lamartine dans « Désir de créole », présence de Rimbaud dans « Des villes sur trois modes », mais aussi de Verhaeren et du très mallarméen René Ghil ; plus que jamais, voici le jeune Leger replacé dans son époque. La très forte influence de Francis Jammes sur les Images à Crusoé est rappelée, et précisée dans ses aspects prosodiques aussi bien que rhétoriques. Mais Claude Thiébaut ne se contente pas de cette remise en perspective, et livre in extenso un inédit de jeunesse de Saint-John Perse, poème nommé « L'Incertain », qui est certainement une version de cet « Ulysse au bâton » dont il est question dans une lettre de 1909 à Jammes (Œuvres complètes, p. 757). La publication de cette précieuse pièce est évidemment à verser au dossier de la genèse du style persien, qui est ici en gestation et permet par exemple d'infirmer l'idée longtemps diffusée par le poète lui-même et reprise complaisamment par la critique, d'une naissance brutale, par rupture avec les traditions : s'impose plutôt le constat d'une progression, ne serait-ce que formelle, du vers régulier à l'adoption du verset.

Renouveau des regards

10En considération notamment des données du contemporain et en tentant d'évaluer la poétique persienne au prisme des nouvelles modalités critiques, les auteurs des articles assemblés au sein de la deuxième partie (« Des poétiques de Saint‑John Perse : nouvelles approches », p. 111‑234) contribuent à revivifier le rapport au poète. C’est à la faveur de ce type de démarche que le risque d'une vision téléologique existe bien, s'il s'agissait de jauger la modernité d'une oeuvre qui a déjà parcouru le siècle à l'aune exclusive des pratiques d'aujourd'hui ; il serait alors bien illusoire, voire présomptueux d'emprunter les prémisses d'un tel positionnement. Mais l'écueil est fort heureusement évité en l'occurrence, le seul souci d'un renouveau de l'herméneutique du texte persien animant en fin de compte les plus représentatives des communications présentées ici.

11Le contemporain est d'ailleurs à entendre dans le cas présent au sens large, plusieurs contributions entraînant des mises en parallèle de la poétique de Saint‑John Perse autant avec celles qui lui furent contemporaines à proprement parler, qu'avec les tendances actuelles. L'important est que dans plusieurs de ces articles, l'un des traits centraux de l'esthétique persienne se retrouve précisé et comme revisité avec bonheur, à savoir la constante volonté d'incarnation dans le sensible de l'expérience abstraite ou métaphysique qui est au coeur même de l’œuvre, sous la forme d'une continuelle investigation. Il s'agirait donc là du foyer d'une modernité des interrogations et des motivations du poétique entendu comme inscription d'une quête de l'unité dans la littérarité.

12C'est cette quête de l'unité entre le spirituel et le sensible que nous donne à lire Aude Préta de Beaufort dans son étude (« "Transgression divine" (Amers) : poésie, érotique et spiritualité chez Saint-John Perse », p. 113‑122), poursuivant là une enquête critique qui lui est familière et lui permet ici de dégager la parenté entre cette tendance et son équivalent chez des poètes tels que Jean‑Claude Renard, Claude Vigée, Pierre Emmanuel, Pierre‑Jean Jouve ou Jean Grosjean. C'est ce qu'elle nomme une « poésie des noces » (p. 115) qui se manifeste notamment dans le chant d'un érotisme qui scelle cette conciliation entre la matière et le spirituel, après que le constat d'une « discordance aiguë et menaçante » (p. 117) a été dressé par ces poètes‑mêmes qui célébreront dans leurs œuvres l'épiphanie d'une alliance toujours fragile, mais effective. Même rejet chez eux de la tradition dualiste, qui conduit Perse à trouver en Spinoza le chantre de l'immanence qu'il célébrera dans son œuvre. Se référant à ce passage primordial du Discours de Stockholm de Saint‑John Perse, elle en retrace une manière de solution au sein de l'œuvre: « Le vrai drame du siècle est dans l'écart qu'on laisse croître entre l'homme temporel et l'homme intemporel » (Œuvres complètes, p. 446). Si le motif d'un exil intérieur et de cette discordance émolliente rappelle constamment chez Perse le sentiment d'une perte originelle, les voies existent bien dans l'espace du poème, d'une quintessence vraie, dévolue à un Eros également présent en trait d'union entre esprit et matière chez Jouve (comme recours), Emmanuel (comme sacré féminin), Vigée (comme saisie d'une quête commune par la spiritualité et la sexualité) et le Saint-John Perse d'Amers,sacralisant une érotique de la plénitude.

13En tirant partie de la phénoménologie de Merleau‑Ponty et de la démarche critique de Jean‑Pierre Richard, Nicolas Castin tente quant à lui dans son étude (« Figures du vent : modernités du paysage persien », p. 137‑152), de dessiner les contours de la modernité qu'il perçoit dans la disposition de l'espace dans Vents, sous la notion de « paysage ». C'est à la reconquête d'un « séjour » empêché dans un premier temps par la « scission », le « divorce » entre le sujet et l’ « espace vécu » (p. 139) que s'emploie l'énergie à l’œuvre dans le poème : poursuite encore de ce sentiment de l'unité. Pour autant, l'espace reste « ouvert, rebelle à toute objectivation définitoire, singulièrement instable, mouvant et profondément transitif » (p. 140), s'inscrivant alors dans une éminente modernité de la représentation. Même sous cette instabilité, il incombe alors au langage poétique de réaliser une essentielle fusion « entre le texte, le monde et le sujet » (p. 145) et ce faisant, une lecture attentive des voies du traitement sensible réservé à l'espace amène Nicolas Castin à une reformulation du statut de la référence chez Perse. En écho à une argumentation qu'il a largement développée ailleurs (voir Bibliographie), il explique pourquoi il importe selon lui de bien percevoir dans l'« instabilité référentielle » qui travaille cette poésie, ce qu'il nomme une « transférence » (p. 148), à savoir une certaine mobilité et une multiplicité des connotations, dans laquelle prédomine néanmoins l'« incarnation du discours » dans toute l'épaisseur et la variété de la sensation, rendant dès lors inséparable l'émission du sens, d'une présence toujours renouvelée du sensible dans le discours poétique.

14« Loin persiste […] sur la scène du siècle poétique cette voix majeure, opulente et généreuse, voix de fête et d'enchantement, voix d'« illumination et [d'] éloge » que n'ont pas manqué d'entendre maints poètes contemporains ; haute rumeur d'une voix qui résonne de rive en rive, de page en page, de livre en livre, et demeure, amer lumineux tissant une vivante architecture de mémoire et d'échos dans notre paysage littéraire » (p. 123) : tel est le constat enthousiasmant que dresse Evelyne Lloze au seuil de son article à la fois beau et juste (« Liturgie de l'homme et du sensible : quelques tropismes persiens de la poésie contemporaine », p. 123‑136), où elle s'efforce de dégager les ferments de ce rayonnement du texte persien dans le contemporain, et notamment auprès de l’œuvre d'Yves Bonnefoy. L’œuvre de Perse « maintient parmi nous le choix nécessaire de l'exigence » (p. 124), voilà qui place cette enquête à un haut point de considération des traces que peut drainer cette esthétique aujourd'hui encore ; au premier rang des quelques clés qui permettent d'appréhender les soubassements d'une telle pérennité, prend place cette poétique de l'éloge que le poète pratiqua comme sacerdoce, d'un bout à l'autre de ses écrits. À propos du titre même d'Eloges, la Pléiade nous livre, par la voix camouflée du poète, cet aveu d'une sorte d'éthique de la poésie : « Le titre Éloges s'était imposé à Saint‑Leger Leger : "Ce titre est si beau, écrivait‑il à André Gide, que je n'en voudrai jamais d'autre, si je publiais un volume — ou d'autres." » (Œuvres complètes, p. 1088). Un certain ton s'ensuit, qui constitue du reste la marque la plus communément reçue de l’œuvre, sans d'ailleurs qu'on prenne toujours en compte toutes les implications qui en découlent : cette louange solennelle et exaltée du monde, cette « magistrale parole d'hosanna » (p. 125) dépasse le simple écrin, et implique toute une attitude face au réel, une essentielle adhésion qui se retrouve également chez Bonnefoy, d'où la portée d'« invocation » (p. 127) et de « scansion liturgique » que recèle la parole poétique dans les deux œuvres. Adhésion qui n'est pas qu'optative, puisque comme le fait remarquer Evelyne Lloze, Saint‑John Perse comme Bonnefoy ont également en commun cette célébration foisonnante de la diversité du réel par le langage, cette volupté de la nomination du monde : « Nommer, inventorier, recenser, dire et redire, reprendre et revenir règlent […], autant chez Saint‑John Perse que chez Bonnefoy, l'implacable et profonde mesure de textes qui parviennent ainsi à maintenir vivants leurs rumeurs d'émoi, leurs afflux d'exaltation, leurs épiphaniques errances. » (p. 129) Commune volonté d'un dénombrement, d'un inventaire raisonné du réel ; chez l'un comme chez l'autre aussi, une constante tension vers le concret, contre le règne asséché du concept. Il n'est jusqu'à ce réalisme de l'élémentaire dont Evelyne Lloze ne resitue le séjour chez les deux poètes, y distinguant le rôle d'un même panthéisme païen qui serait donc l'autre marque d'un renouveau lyrique au sein de la modernité : « La transcendance s'enracine […], pour Saint‑John Perse autant que pour Bonnefoy ou que pour beaucoup d'autres poètes contemporains [Pensons à Ph. Jaccottet, J. Dupin, L. Gaspar, E. Guillevic…], dans l'immanence, l'arrière‑pays ne se déchiffre que dans les traits d'encre communs du visible […] » (p. 135).

15C'est encore la présence constamment réactivée du sensible que veut mettre en avant Renée Ventresque dans une belle étude consacrée au motif de la main dans l’œuvre de Saint-John Perse (« Saint‑John Perse : Eloge de la main », p. 153‑161), trace éminemment humaine dans une poésie qu'on a trop longtemps qualifiée de distante, repère d'une ouverture profonde au monde, instaurant « l'espoir concevable d'un renouement avec notre intimité et avec le réel », à l'encontre de tous les nihilismes qui nous menacent « à l'heure où, peut‑être, "la lampe d'argile" s'est déjà éteinte. » (p. 154).

16Hormis cette omniprésence si primordiale de la sphère sensible, d'autres contributions prennent en charge certains aspects susceptibles de reposer au sein de l'oeuvre la question de la modernité, dans la perspective d'un nouveau souffle critique ; le renouvellement est bien au rendez-vous de cet autre pan des lectures proposées dans le cadre du colloque.

17La question du rapport au réel qu'entretient la poétique persienne a été sans conteste l'un des enjeux les plus débattus depuis que l'interprétation de l’œuvre a suscité l'activité des critiques. Dans ce domaine, on n'est pas loin d'être confronté à plusieurs « chapelles » assez clairement distinctes, que séparent non seulement la conception du langage poétique utilisé par Perse, mais surtout son lien à la connaissance, à l'intuition et à une esthétique de la mimèsis. On a vu plus haut combien encore aujourd'hui, tout un pan des études persiennes insiste avec force sur la multiplicités des facettes de la sphère sensible dans sa poésie et sur l'importance de cet attachement à une présence immanente au monde, cette puissante « emprise au sol » comme le dit le poète, seule voie selon lui d'une potentielle plongée dans les explorations les plus abstraites, mais qui ne soit pas une plongée illusoire. Il est une toute autre lecture de la poétique de Saint-John Perse, diamétralement opposée parce que mettant l'accent sur des visées d'abstraction directement présentes dans les poèmes et qui a, sous des formes variées, toujours coexisté avec la vision précédemment évoquée : que l'on songe à une certaine ligne de partage qui aurait naguère opposé par exemple Maurice Saillet à Roger Caillois, le premier ayant insisté sur le continuel goût de l'ellipse et le second ayant utilisé à propos de l'art de Perse, le terme éloquent de « poésie de l'exactitude ». Fût‑ce au travers de nuances parfois subtiles, cette essentielle ligne de partage est encore active à maints égards, le curseur de l'analyse penchant toujours d'un côté ou de l'autre, pour ceux qui, comme André Rousseaux, ont toujours préféré privilégier l'« empire des choses vraies » dans l'oeuvre de Saint‑John Perse ou au contraire, ceux qui minorent cet aspect au profit d'un sens de la symbolisation du langage, d'une spiritualisation de la représentation. Il est révélateur que dans l'optique d'une réévaluation de la modernité de l'oeuvre, le débat puisse apparaître dans toute sa vigueur actuelle, ne serait‑ce qu'au gré d'une voix discordante à celles qui, on l'a vu, mettent en avant la présence aux choses.

18Cette voix, c'est celle de Didier Alexandre, qui nous livre ici une vision très cohérente de l'usage de la référence scientifique chez Perse (« La référence scientifique dans la poésie de Saint-John Perse », p. 173‑187), dans laquelle il voit en définitive une pratique détournée de « figuration du spirituel » (p. 182). Il s'intéresse particulièrement à cette conception que laisse entrevoir le Discours de Stockholm, où Saint‑John Perse accorde apparemment, dans l'ordre de la connaissance, une primauté à l'intuition poétique, devant les savoirs positifs et institués de la science. Au passage, il retrace judicieusement les racines de cette vision‑là, déjà à l’œuvre chez Baudelaire, Apollinaire ou Claudel : « Elle se réfère à la tradition des romantiques allemands, reprise, par exemple, par Maeterlinck […], et à une tradition psychologique développée au XIXe siècle par des philosophes de la science […] » (p. 176). Il décèle encore dans les textes une conception de la connaissance poétique fondée sur « une pratique du doute » (p. 178), qui amènerait le poète à une « condamnation des savoirs et de l'ordre qu'ils instaurent » (p. 179). Tout ceci conduit tout naturellement Didier Alexandre à une redéfinition de l'utilisation des lexiques spécialisés, concluant : « le poète ne recourt à des lexiques scientifiques spécialisés que pour créer l'équivoque et l'imprécision » (p. 182). C'est donc encore cette fameuse multiplicité des connotations, cette constante polysémie des termes usités, qu'avait déjà évoquée Nicolas Castin dans sa contribution, qui motive ici une toute autre interprétation : dans le cas présent, c'est l'équivocité qui prédomine, et dans l'autre, la plurivocité du sens, au regard de cette « instabilité référentielle » repérée par Castin. La nuance peut sembler infime, et pourtant elle est bien centrale, car parler d'équivoque en matière de référence chez Perse, ce n'est pas seulement reconnaître la souplesse de l'incarnation des vocables, mais c'est effectivement soustraire son rapport au réel à une mission de « désignation », c'est en somme porter l'accent sur une quête qui serait sous‑jacente à « l'apparence d'une langue précise et concrète », et qui résiderait dans le fait que de façon quasi inavouée, « le poète recherche l'abstraction » (p. 182). Sur ce point précis, si le poète ne nie pas que se glisse souvent un possible arrière-plan de la réalité désignée (visée symbolique de la concrétrude, usage subtil de métaphores fondées dans le réel), il a néanmoins le souci puissamment ancré de la précision justement : « Je prétends que ma langue est précise et claire », confie‑t‑il par exemple à Pierre Mazars dans un article du Figaro littéraire, en novembre 1960. Il importe souvent pour Saint‑John Perse, au gré des quelques textes épars qui, au sein du volume de la Pléiade, dans la correspondance ou ailleurs, dessinent un peu son art poétique, d'insister sur cet aspect de son écriture, comme s'il s'agissait pour lui, tout en reconnaissant et en revendiquant l'arrière‑pays de la métaphore, de l'image ou de la métonymie, de toujours affirmer que le réel n'est pas dans son esthétique propre relégué au stade de simple support ou de faire‑valoir d'une spiritualisation finale du propos. Si Caillois a pu forcer le trait de cet hommage à la réalité et faire de Perse l'adepte du poème‑réceptacle de l'écho du monde, une sorte de précurseur de la poésie objective, il n'en demeure pas moins que l'intérêt, et même l'intense saveur que manifeste constamment le poète dans ses œuvres, pour une nomination exacte et minutieuse du « monde entier des choses » ne fait pas de doute, et implique toute une attitude qui ne saurait être relativisée, sauf à vouloir nier à cette poésie son irréductible chant de l'immanence : « Épouse du monde, ma présence !… » (Exil, II, Œuvres complètes, p.159) Peut‑on alors dire que dans l'oeuvre de Perse, « L'équivocité est paradoxale dans la mesure où elle efface la réalité nommée pour lui substituer une abstraction spirituelle » (p. 182) ? N'y a‑t‑il pas dans la position qui est celle de Saint‑John Perse par rapport au langage et à la réalité une subtilité plus complexe, comme il en va de ses réactions face au savoir scientifique ? N'y aurait-il pas là une de ces manifestations de l'« éclat des contraires » qu'a su récemment pister Colette Camelin (cf. Bibliographie) au sein de la démarche créatrice de Perse, le primat qu'il reconnaît à l'intuition s'accordant souvent à une sincère fascination pour l'approche scientifique du monde, le savant et le poète, à reprendre les termes mêmes du Discours de Stockholm, tâtonnant dans la « nuit originelle » d'un « mystère […] commun », comme « deux aveugles‑nés » ? Dès lors, la question reste ouverte : « […] qui donc plus tôt remonte, et plus chargé de brève phosphorescence ? », étant établi que « la grande aventure de l'esprit poétique ne le cède en rien aux ouvertures dramatiques de la science moderne » (Œuvres complètes, p. 444). La notion si essentielle de la « transposition » méritant d'être encore éclairée dans les nuances de nouveaux regards sur l'intimité littérale des poèmes et sur leur genèse, une même interrogation émerge : l’œuvre de Saint‑John Perse anime‑t‑elle une profonde noblesse du référent, ou relève-t-elle de ce que Riffaterre avait en son temps fustigé comme une « illusion référentielle » ? Quoi qu'il en soit, le mérite de la lecture attentive et engagée de Didier Alexandre est en tout cas de remettre au centre de l'appréhension du geste poétique persien ces questions si prégnantes.

19Au soir de son parcours littéraire, Saint‑John Perse rédigea quelques courts poèmes qu'il ajouta, pour deux d'entre eux (Chanté par celle qui fut là et Chant pour un équinoxe), au corpus de ses Œuvres complètes et qui forment, dans ce volume de la Pléiade édité en 1972, un peu l'archipel avancé de l’œuvre. Comme l'a précisé Mireille Sacotte, il s'agirait des éléments d'un ensemble plus vaste, sans doute ce projet d'un nouveau cycle auquel viendront s'adjoindre d'ailleurs dès la réédition du volume en 1982, soit sept ans après la mort du poète, deux oeuvres publiées dans la NRF respectivement en janvier 1973 et en juin 1974 : Nocturne et Sécheresse. Cette ultime floraison a été à ce jour bien moins étudiée que les grands cycles connus, et suscite parfois quelques malentendus. Le nouvel éclairage qu'apporte Jean Burgos à propos de Sécheresse n'est donc pas superflu (« À propos de Sécheresse. Note sur la dernière poétique de Saint-John Perse », p. 163‑172), d'autant que sa lecture minutieuse rend compte en profondeur des implications du poème et s'appuie sur un témoignage très important, livré en fin d'article. Lecture minutieuse, parce que Burgos y rappelle combien la poétique qui se dégage de ce texte peut paraître « insolente » (p. 164) au regard des traits habituellement empruntés par Saint‑John Perse, dans son attention au foisonnement du réel : ici, rien de tel, et plutôt la louange de l'aridité extrême, éloge de la sécheresse apocalyptique qui découvre une « terre émaciée », état d'assèchement intégral à ce point chanté parce qu'il paraît propice à l'afflux de l'Etre. Une esthétique « de la sécheresse — du dénudement, de l'assèchement, de la consumation » (p. 170) qui pourtant déjoue même cet espace de l'afflux, pour atteindre un autre dépassement : celui tout d'abord du langage lui-même, qui se retrouve comme étonnamment déstabilisé au sein du poème. C'est à la faveur de ce verset que s'effectue cette mutation assez inattendue : « Dieu s'use contre l'homme, l'homme s'use contre Dieu. Et les mots au langage refusent leur tribut : mots sans office et sans alliance, et qui dévorent, à même, la feuille vaste du langage comme feuille verte du mûrier, avec une voracité d'insectes, de chenilles… » (Œuvres complètes, p. 1399). La voie est donc ouverte dès lors à cette « écriture de l'évidemment » (p. 169) au sein de laquelle se voit répudié « un langage auxquels les mots seraient asservis » et où s'effectue une sorte de « mise à mort du discours, […] toute priorité laissée au mot afin qu'il fasse image à son gré » (p. 167). Attitude qui peut rappeler certains moments de l’œuvre où le langage et le poème lui‑même sont déjà mis en danger (que l'on pense par exemple à des moments d'Exil), mais qui pour autant n'avait pas encore revêtu cette radicalité, dans l'idée d'une autonomisation des mots face à un « effritement du langage » (p. 168). Mais si la modernité d'une pareille option peut en effet surprendre au terme d'un parcours si irrigué par la gourmandise de la langue (mais où déjà les vocables vivaient parfois de leur vie propre), le processus n'est pas gratuit : il s'agit surtout de renoncer à ce que le discours peut entraîner d'accessoire ou de complaisant, pour ne plus se concentrer que sur la substance du réel ; si sécheresse il y a, c'est que justement, il importe enfin de « réduire le monde et l'écriture à l'essentiel » (p. 169). Le second terme du dépassement se fait jour alors : la quête ultime de cette sécheresse est bien spirituelle, à en croire Jean Burgos, qui nous parle ici de cette « poétique du dépouillement progressif de l'être jusqu'à ce point extrême de concision où l'homme en lui retrouve le dieu » (p. 170), s'appuyant ici sur une formule que lui a confié Saint‑John Perse lui‑même, livrant là sans doute la clé de ce dépouillement revendiqué, jusque dans le langage même. Cet élément est d'importance, puisque selon Burgos, le poète était conscient de la hardiesse qu'introduisait cette assertion du texte, sans renoncer à cette nouvelle frontière de son art, quintessence d'une investigation métaphysique plongeant toujours dans les données de la concrétude : plus que jamais, rejet d'une esthétique décorative, et modernité indéniable, mais toujours soumise aux impératifs d'une essentielle présence aux choses.

20Outre l'importance de ce dernier versant de l'oeuvre, il n'est pas fortuit que l'édition de la Pléiade n'ait pas fini de susciter commentaires et analyses, car il faut se rappeler là encore que de manière assez exemplaire, l'approche de Saint‑John Perse bénéficie aujourd'hui d'une trajectoire critique qui s'est peu à peu imposée, au gré de laquelle les fausses pistes longtemps ratifiées de cette édition, ont été systématiquement démontées et replacées dans leur vraie perspective, à savoir celle d'un geste créateur prolongé. Rappelons brièvement les données du problème : Saint-John Perse prit lui‑même en charge d'un bout à l'autre la rédaction et l'agencement du volume et forgea ainsi de son vivant son monument littéraire, édifiant les arcanes de sa propre légende ; cas unique d'ailleurs pour une collection censée être le fleuron de l'édition critique, Perse ayant bénéficié de l'accord tacite de Gaston Gallimard pour cette étonnante réalisation. Le cas est d'autant plus déroutant qu'aujourd'hui encore, à défaut d'en être averti, qui ouvre ce livre ignore le plus souvent qu'il va y être soumis à une image contrôlée par l'auteur en personne, car même si aucune caution universitaire ne vient d'emblée indiquer qu'on serait en présence d'une édition critique normale, à aucun moment, il n'est en revanche précisé que le poète en est lui-même le responsable. Mieux : cet anonymat emprunte souvent les traits d'une édition savante classique, avec biographie, appareil de notes, correspondance. Comme le dit Carol Rigolot dans ces actes : « Tout en prétendant à l'exactitude scientifique, ce volume est un atelier où le poète se forge une identité et une immortalité. » (p. 189). Bien sûr, les bienfaits de la critique sont depuis passés par là, mais le paradoxe persiste : alors qu'ont été révélés les rouages et la genèse de l'entreprise, cette édition de référence n'a elle, toujours pas été remaniée. Dilemme certainement posé aux ayants droits, partagés entre la prise en compte de ces évolutions‑là et le respect des intentions de Saint‑John Perse, qui a légué en quelque sorte par cette Pléiade l'écrin testamentaire de son œuvre. Problème éditorial, légal et intellectuel : il faut croire d'ailleurs que ce dilemme est encore d'actualité, puisque sans entrer dans les détails, il est utile de préciser que récemment, le projet de cette édition remaniée sur les bases du volume actuel, en somme une réelle édition critique, a finalement été ajourné, alors que sa parution était dûment prévue et annoncée. Il ne nous appartient pas ici de trancher la question, et encore moins de polémiquer à ce sujet mais simplement, d'attirer l'attention sur ce qui est quasiment un cas d'école des difficultés de l'édition critique aujourd'hui. En l'occurrence, on n'est pas en présence comme dans d'autres cas, des effets d'un accès insatisfaisant aux archives (la Fondation Saint‑John Perse d'Aix‑en‑Provence y pourvoit) ou du barrage fait à une publication d'inédits. Ici, seule prime la difficulté d'une mutation substantielle des habitudes de réception de l’œuvre et de cette Pléiade qui a figé, il faut l'avouer, la haute figure de Perse dans une posture difficile à dépasser. Précision utile : même si certains lecteurs peuvent être agacés de découvrir les dédales de cette stratégie d'auto‑édition à la troisième personne assumée par le poète, la critique n'a dans son ensemble quant à elle jamais cédé, au long de ces années de dévoilement, à la facilité de la forfanterie en avançant progressivement les pièces d'une démystification indistincte. Au contraire, loin de l'accessoire et au prix d'un processus philologique de taille, les implications de l'élaboration de la Pléiade par Saint‑John Perse ont été dégagées de manière assez mesurée, permettant d'éclaircir nombre de conceptions esthétiques ou intellectuelles du poète ; il a surtout été dès lors possible de s'apercevoir que c'est l'ensemble du volume qui est à considérer comme une oeuvre à part entière, de ces oeuvres « œuvrées » dont parle Perse dans son Discours sur Dante, dans un pléonasme volontaire. Une psyché créatrice est incontestablement à l'oeuvre ici, qu'il est à l'honneur de la critique d'avoir su surprendre dans les nuances de son déploiement. Pour l'heure en tout cas, la critique persienne est bel et bien en avance sur l'édition persienne, mais il paraît néanmoins inévitable qu'à l'avenir, cette dichotomie soit dépassée pour de bon, et que les apports critiques à la compréhension de ce volume‑oeuvre fassent l'objet d'une utile synthèse, sous une forme à déterminer.

21C'est donc parce que l'on a engrangé les enseignements de ce dévoilement que d'autres études peuvent maintenant être établies, qui affinent l'appréhension de la démarche qui fut celle de Saint‑John Perse dans la Pléiade. La contribution de Carol Rigolot est incontestablement de celles‑là (« L'autobiographie de Saint-John Perse : une chanson de geste moderne », p. 189‑202), avec pour toile de fond le texte de cette autobiographie sur laquelle s'ouvre le volume des Œuvres complètes, et qui fut donc présentée par le poète comme une simple biographie établie par un tiers (les stratagèmes dont il s'est servi pour cette opération ont été naguère décrits par Catherine Mayaux et Renée Ventresque — voir Bibliographie). En y décelant une essentielle rupture du « pacte autobiographique » (p. 189), Carol Rigolot nous montre combien ce texte est une sorte de transcription moderne de la chanson de geste médiévale, pour laquelle Perse avait d'ailleurs un goût certain, dessinant là une présentation idéalisée et poétisée de son parcours personnel. Non sans un certain humour, elle nous entraîne dans les méandres de l'« épopée » (p. 191) à travers laquelle Saint‑John Perse dispose dans cette chronologie « les étapes rituelles d'une destinée archétypale » (p. 197) et se livre à une impressionnante « rêverie généalogique ». Les origines, réelles ou imaginaires des ancêtres qu'il se reconnaît s'y voient ainsi toutes affublées d'une commune noblesse, excellence de toute une lignée aristocratique d'êtres d'exception qui n'aura d'égal que l'éducation princière qu'à son tour il recevra. Le récit magnifié et quasiment mythique de l'enfance et de la jeunesse s'accorde d'ailleurs à la suite d'une vie héroïque, faite de la constante maîtrise d'un destin marqué par une série de ruptures et d'éclosions, d'exils et d'accomplissements. C'est en somme plus d'une auto‑hagiographie qu'il faudrait parler ici, que d'une simple autobiographie ; une oeuvre en soit, qui aura d'ailleurs été élaborée en plusieurs étapes, comme nous le précise Carol Rigolot, puisque Perse a d'abord confié le soin à Alain Bosquet puis à Jacques Charpier d'être les prêtes‑noms en quelque sorte de premières versions de ce récit, au sein des monographies qu'ils lui consacrèrent respectivement en 1953 et en 1962. Cas limite, car le poète se doutait‑il vraiment qu'un jour serait dévoilé le pot aux roses, lui qui prit la peine de disposer dans la correspondance publiée dans la Pléiade, une lettre à Jacques Charpier, dans laquelle il lui précise : « […] si j'avais eu à revoir avec vous votre rédaction, je n'aurais rien eu à suggérer. J'ai trouvé votre étude heureuse, intelligente et très sensible dans tout l'ensemble de son interprétation. Le fait est pour moi d'autant plus remarquable que nous n'avons jamais, oralement ni par lettres, échangé deux mots sur le fond même de cette étude, que vous n'avez eu en rien mon assistance, et que cette compréhension de votre part ne peut relever que d'affinité personnelle et d'intuition vraiment poétique. » (Œuvres complètes, p. 578) Dérisoire mystification dirons certains, quand d'autres souriront aux mille ruses pratiquées par le poète aux masques… Comme l'ont bien compris les critiques depuis quelques années, cette autobiographie est bien une oeuvre qu'il est en tout cas indispensable de relire soigneusement pour qui veut pénétrer la substance d'une psychologie très particulière, qui est étonnamment la même que l'on voit se déployer dans l'oeuvre poétique à proprement parler : une représentation de soi qui est, ne l'oublions pas, aussi un portrait mythifié de la personne du Poète.

22Si le dialogue entre la poésie de Perse et cette autobiographie a été souligné, il en va de même pour les rapports entre la correspondance en grande partie recomposée qui est publiée dans la Pléiade et l'oeuvre en elle‑même. C'est à ce titre que poussant un peu plus loin dans la « stratégie de la seiche », la critique a investi les territoires incertains de cette vaste recomposition, démontant systématiquement les innombrables tours et détours dont s'est servi le poète devenu son propre éditeur, pour agencer sa correspondance à sa guise, la remaniant, l'inventant parfois. On est sorti de ce que ce travestissement pouvait avoir d'anecdotique pour mettre en lumière les implications du geste : là encore, c'est une compréhension élargie de l’œuvre et de la démarche créatrice qui a bénéficié de cette nouvelle herméneutique de la correspondance. Ce fut là une tâche progressive, apparue surtout au gré de la publication de la correspondance inédite dans les Cahiers Saint‑John Perse (NRF Gallimard), notamment par Joëlle Gardes‑Tamine. Mais c'est principalement à l'organisatrice du colloque, Catherine Mayaux, qu'il revient d'avoir naguère pris en charge le pan le plus imposant de ce réinvestissement critique, en ayant montré qu'une grande partie des « Lettres d'Asie » avaient fait l'objet d'une complète réécriture de la part de Saint‑John Perse (cf. Bibliographie), et d'en avoir tiré des enseignements probants. De telle sorte qu'aujourd'hui, de nouvelles évaluations de cette réécriture-là s'inscrivent bien dans les sillons qui ont été ainsi tracés. Samia Kassab‑Charfi s'attache dans son analyse (« Contribution à une poétique des Lettres d'Asie », p. 203‑217), à déterminer les différents enjeux de cette refonte épistolaire, perçue dans la problématique de ses liens avec une poétique instituée dans l'oeuvre. Sous l'inspiration revisitée de la notion de dialogisme, elle s'interroge sur l'identité du destinataire réel de cette recomposition, le poète réécrivant pour l'édition de la Pléiade ces lettres censées avoir été envoyées lors de sa période chinoise, de 1917 à 1921, n'ignorant pas à qui s'adresserait cette nouvelle mouture de sa correspondance : pensait‑il alors directement au lecteur de cette édition‑mémorial, « lecteur idéal, récepteur au second degré, qui annule l'intimisme de la relation initiale et transforme le tunnel en agora où le pacte épistolier premier est rompu » (p. 211) ? Il importe également de s'interroger sur la portée et la nature exacte des quelques « intrusions » (p. 207) ou « parenthèses poétiques » (p. 208) qui viennent alimenter ces lettres : s'agit‑il pour Perse de « littérariser » la correspondance de cette période en attribuant à l'épistolier Alexis Leger la prescience des fulgurations du poète Saint‑John Perse, ou de livrer là comme un prolongement explicite de son oeuvre poétique ? Samia Kassab‑Charfi constate en tout cas que ce type de pratique d'écriture épistolaire génère bien le « déploiement du sens » (p. 214) dont l'oeuvre à proprement parler est le lieu central, et dont la correspondance ainsi entendue constituerait comme le rayonnement.

Présences, époques, modernité

23En le rendant à son époque, ce colloque a eu le mérite de faire apparaître Saint‑John Perse dans toute l'épaisseur de ses présences, auprès de ses contemporains au sens large ; l'objet de la troisième section du volume est justement de présenter les différents aspects de ces présences souvent minorées (« L'homme et ses contemporains », p. 235‑333).

24En s'interrogeant avec attention sur le rapport qu'entretient Perse, en ses positionnements théoriques et dans son œuvre, avec les différentes options de la modernité, Colette Camelin d'une part et Henriette Levillain de l'autre, reprennent en charge le fondement même du colloque, au sein de deux communications qui sont à n'en pas douter, parmi les plus éclairantes et des plus substantielles de ces actes.

25Colette Camelin tout d'abord (« Les Œuvres complètes de Saint-John Perse », p. 251‑264) nous rappelle, comme il a été dit plus haut, combien la réception même de l'oeuvre a été tributaire d'une certaine attitude, perçue pour sûr par les défenseurs adoubés de l'orthodoxie moderne, comme un volontaire décalage, la revendication ouverte d'un archaïsme ; le florilège des citations dont elle nous offre un aperçu (p. 253‑254) ravira celui qui douterait encore du degré d'aveuglement auquel a pu conduire à une certaine époque, aux beaux temps du structuralisme triomphant ou sous la plume de quelque parangon éphémère, un profond dogmatisme, mêlé à l'indifférence pour la lettre d'une oeuvre, voulant la rejeter dans les ténèbres extérieures et forclore ses enjeux. Temps de désertion de l'esprit critique, temps d'étroitesse du regard : temps d'une cuistrerie revendiquée, au nom de paradigmes eux‑mêmes vite tombés en désuétude. Pour dépasser pareille sclérose, Colette Camelin reprend en compte les actes d'accusation naguère portés à l'encontre de la poétique persienne, et tente d'aller au fond des raisons d'une telle distance. Il est avant tout question là du positionnement de Perse lui‑même, qui a eu le souci dans ses Œuvres complètes, de marquer « sa méfiance envers les manifestes, au nom de l'indépendance de l'artiste et de l'œuvre » (p. 251). De cettepositon de principe, revendication appuyée d'une singularité irréductible à l'esprit d'école, Saint‑John Perse a‑t‑il payé son individualisme, de l'anathème des doctes de la modernité ? En tout cas, cette attitude ne relève pas chez lui d'une quelconque coquetterie : le poète rejetait bien la recherche éperdue de la nouveauté en soi, la percevant comme stérile, produit de ce que Compagnon, cité par Colette Camelin, a nommé un « académisme de l'innovation », celui‑là même qui a tant accompagné l'évolution artistique du siècle. Se référant à juste titre aux diatribes de Jean Clair à propos des effets de cette « esthétique du nouveau », elle montre à quel point Perse « se situe à l'écart de la modernité, quand il refuse les références théoriques et la rupture systématique avec la tradition » (p. 251‑252). Au contraire des prédicats de la vulgate moderniste, c'est au beau milieu de l'époque des manifestes et autres chapelles qu'il affirme son esthétique propre, faite d'une volonté de conciliation des racines mêmes du poétique, avec l'écoute transcendée de l'époque. Ce double constat est d'ailleurs conforme avec les propres termes de Saint‑John Perse, rapportés par Jean Burgos à la fin de son article, où il nous est dit que le poète, à propos de ses souvenirs sur la première du Sacre du printemps qu'il lui avait été donné de vivre, a précisé : « Ne confondons pas les causes et les effets […] : les grands créateurs ne sont pas ceux qui font tache en leur temps par la nouveauté qu'ils apportent, mais ceux qui manifestent une sensibilité ambiante dont ils savent capter aussitôt, par leur langage propre, toute la nouveauté. » (p. 171) Aucune trace là d'une volonté de passéisme, mais en tout cas aucun compromis avec les facilités d'une recherche stérile de la nouveauté cultivée pour elle-même. Il ne faut pas s'étonner dès lors que l'un des traits les plus suspectés par les gardiens auto‑proclamés de la modernité fut justement l'attachement à une rigueur formelle implacable, pratiquée au risque assumé d'apparaître comme un néo‑classique : « L'emploi de mesures métriques dans les versets, la fréquence d'un lexique de la grandeur, les effets rhétoriques ont été interprétés par des critiques comme une soumission à l'ordre poétique traditionnel » (p. 253). En cela, l'auteur d'Amers a constamment identifié son art à la recherche d'une discipline et de ce point de vue, si la modernité se définit comme l'effacement de toutes les frontières de la forme, Saint-John Perse est certainement, avec Paul Valéry, l'un des représentants les plus « anti-modernes » de la poésie française du xxe siècle, et aurait pu faire sien le credo d'André Suarès : « Créer, c'est connaître et révéler un ordre ». Anti‑moderniste à vrai dire, car pour parler de modernité, il s'agirait en l'occurrence de souscrire à cette définition pour le moins dirigée et soumise au critère d'une vacuité formelle. C'est aussi à une simplification des réelles conceptions de Saint‑John Perse qu'a tendu cette réception dogmatique, car ne serait‑ce que pour la question de la métrique, Colette Camelin met en évidence (p. 257) la largeur de ses préceptes, entendant dans la disposition métrique, une attention au mouvement en général, y compris dans ses acceptions corporelles. De manière plus générale, face à l'effondrement du sens et au moment d'une surenchère de l'obscurité, Perse a toujours réclamé pour le langage poétique une essentielle exigence de clarté : « […] Saint-John Perse défend la clarté contre une forme d'hermétisme caractérisant l'écriture directement issue du subconscient, il marque ainsi ses distances à l'égard de l'écriture automatique […] » (p. 260). Alors même que le subconscient a tant droit de cité au sein de ses poèmes, il a affirmé l'impératif de lucidité dans les explorations ultimes de la poésie moderne : il a su construire une œuvre nourrie de ces interrogations, tout en soumettant le verbe poétique à un idéal de maîtrise, « à la fois attentif aux forces sauvages et maître de son art » (p. 263). On le devine par conséquent, sa position fut on ne peut plus critique vis‑à‑vis du surréalisme, alors même que Breton, avec qui il échangea une abondante correspondance voulut lui accorder son imprimature, en inventant pour lui le statut inédit de « surréaliste à distance ». Un autre grief couramment adressé à Saint‑John Perse soumis au crible d'une modernité d'apparat, a été son refus de se rallier à la doctrine de l'engagement obligé de l'artiste. Comme le suggère Colette Camelin, à l'opposé de cette ligne, Leger le diplomate qui a, lui, traversé activement les tourmentes du siècle, a sûrement enseigné à Perse le poète les vanités de l'action, pour qu'il montre un tel souci de soustraire son oeuvre au primat de l'Histoire, par ailleurs tant subi par ses pairs : « Saint-John Perse revendique l'autonomie de la création ; comme les humanistes de la Renaissance qui voulaient libérer leurs oeuvres des anciennes tutelles théologiques, il veut affranchir les siennes de la soumission à l'histoire, imposée par la modernité ; en revendiquant le statut ontologique de la poésie, c'est l'indépendance de son art qu'il défend. » (p. 256) Au contraire, sa poésie tente le difficile pari de « délivrer l'homme de sa croyance aveugle en l'histoire, cause des passions frénétiques qui ont mené aux désastres » (p. 255). Aux facilités de l'immédiateté, Perse semble pour autant instiller dans son éthique un humanisme exigent, cherchant à « raccorder l'homme au monde » (p. 256) « en accroissant l'humanité chez l'homme, par la présence au monde sensible et par la rigueur du langage » (p. 263). Si cette position a été mal comprise, c'est aussi parce que le système philosophique de Perse se situe volontairement au‑delà des contingences historiques, en empruntant aux spiritualités asiatiques (et notamment au taoïsme) l'idée d'une évolution cyclique du monde, où les crises succèdent aux périodes d'expansion ; élévation qui a pu passer pour de l'indifférence aux malheurs du siècle. Il prend volontairement appui également sur le cadre large du rythme cosmique, pour relativiser les cycles humains et leur attribuer leur vraie place. C'est donc résolument en dehors des catégories de la modernité, communément présentées pour les seules légitimes en la matière, que Saint-John Perse s'est situé dans une inactualité non pas déshumanisante, mais visant un surcroît d'humanité, de « renouement », selon son expression favorite pour désigner cet accès nouveau. En voulant restituer Saint-John Perse à son époque, il ne convient donc pas de nier ce qui fait sa spécificité dans ce domaine comme dans bien d'autres, à savoir sa profonde indépendance vis-à-vis des conventions de pensées ou des conformismes de tous ordres, et Colette Camelin a raison de conclure son analyse en rejetant tour à tour les visions simplistes que l'on pourrait développer au sujet de cette place du poète dans son siècle : « Rien de passéiste chez ce voyageur qui se hâte d'accompagner le devenir en marche […] ; ni régression stérile […], ni modernité péremptoire, mais fécondation de l'une par l'autre » (p. 263) ; en somme, cette si « moderne » réconciliation des contraires qui fait son originalité et la pérennité de sa parole.

26Tel que l'a suggéré Colette Camelin dans son étude, le débat sur la modernité est également en grande partie question d'appréciation critique, et Saint‑John Perse n'échappe pas à la règle, puisque sa poétique a été sans cesse passée au tamis d'une spéculation de cet ordre. Dans la quatrième partie des actes, Henriette Levillain se penche dans son article (« Peut-on être nouveau sans être moderne ? », p. 337‑349) sur cette question, entendue dans le croisement de la réception critique et du positionnement de Saint‑John Perse lui‑même tel qu'il se déploie dans son oeuvre, le tout au regard de la frontière entre les deux notions de « nouveauté » et de « modernité ». C'est l'attention judicieuse au regard critique dont relève l'hommage international à Saint‑John Perse publié en 1950 dans les Cahiers de la Pléiade qui fournit à Henriette Levillain le cadre de cette investigation forcément délicate, tant les acceptions de la modernité apparaissent encore ici dans leur imprécision. En cernant ces acceptions par une synthèse définitoire, sont dégagés dans l'article une série de quatre critères du moderne, aidant là une appréhension plus aisée de la problématique. Le premier de ces critères, « celui de l'appartenance ou non à un groupe qualifié d'avant‑garde » (p. 341) permet évidemment une nouvelle fois d'apprécier l'indépendance affirmée de Saint‑John Perse, qui s'est comme nous l'avons rappelé plus haut, systématiquement tenu à l'écart des diverses écoles et des mouvements qui ont rythmé les évolutions esthétiques tout au long du xxe siècle ; une indépendance qui n'est pas fortuite, et qui fut « par tempérament et par doctrine », l'attitude respectée tant par l'homme publique que par le poète. Henriette Levillain rappelle au passage que cette attitude fut également celle des écrivains de la NRF en général : « Saint‑John Perse est un individualiste de conviction, à l'instar des membres de la NRF " (p. 348). Le second critère interroge le degré d'« intégration de la vie moderne » (p. 342) dans l'oeuvre, et le constat est établi à cette occasion, d'une présence très limitée dans les poèmes, du décor moderne par ailleurs si présent chez d'autres auteurs fameux (Apollinaire, Cendrars, Joyce ou Céline). Saint‑John Perse situe plutôt son dire dans l'espace d'une transcendance où même les rares allusions lexicales ou descriptives de cet ordre se retrouvent « diluées dans la dimension universelle de l'accueil » (p. 348). Evoqué comme troisième critère, le sacro‑saint horizon de la rupture avec la tradition qui n'a cessé de hanter une certaine conception de la modernité, n'est pas non plus celui de Saint‑John Perse, qui apparaît plutôt dans l'histoire du poème en prose comme un conciliateur, soucieux d'équilibre et rétif à cet idéal de la table rase que partagent tant de littérateurs dits modernes. Le dernier critère, « celui du nihilisme tragique, de l'homme décentré, désaccordé avec le monde qui l'entoure et avec lui-même » (p. 344), véritable motif commun d'une grande part de la poésie depuis Baudelaire, est quant à lui opposé à l'éthique persienne qui, pour ne pas ignorer les affres de l'angoisse existentielle, qui s'inscrit parfois en creux dans les poèmes, n'en édifie pas moins « une construction positive » (p. 345) dans le contexte désenchanté de la modernité. En somme, fût‑ce à l'épreuve de ces différents paramètres, la spécificité persienne paraît bien être au-delà des catégories de la modernité, alors même que c'est la « nouveauté » introduite par l'oeuvre qui semble frapper pendant longtemps ses commentateurs, et qui a par exemple orienté la lecture qu'en fit Breton. Comment expliquer cet apparent paradoxe ? Ne serait‑ce pas que le souffle propre de cette poésie emporte l'adhésion à la constante tension qui l'habite, vers la conquête du « nouveau », entendu comme principe vital, au-delà même de la jeunesse physique. La « modernité » de Saint-John Perse résiderait donc surtout dans l'affirmation virulente de sa propre célébration de l'avancée, de la marche en avant conçue comme position éthique, métaphysique et poétique.

27Loin de l'image d'un créateur enfermé dans sa singularité et sourd aux bruissements de la création poétique de son temps, les précisions que nous apporte Catherine Mayaux dans son article (« Saint‑John Perse et les poètes contemporains », p. 265 à 282) permettent de mesurer combien Saint-John Perse fut bel et bien à l'écoute de la poésie contemporaine, une écoute critique et active, qui dément avec éclat l'archaïsme que certains lui ont prêté. Les analyses livrées ici ne sont du reste pas l'effet d'hypothèses fantaisistes, mais sont fondées sur une inestimable plongée dans les archives personnelles du poète qui avait, conformément à ses habitudes, mis au point sur plusieurs de ses pairs des dossiers documentaires, et parfois fortement annoté les différentes éditions de leurs oeuvres. On découvre là un Saint‑John Perse avide de « l'évolution d'une poétique moderne parfois très différente de la sienne » (p. 265), attentif au détail des oeuvres, les abordant autant dans la démarche de la « lecture de soi » qui anime tout créateur dans ce cas, que dans une lecture d'éveil et de curiosité, de complète découverte pour des univers étrangers et parfois diamétralement opposés à sa poétique. Le décryptage systématique des annotations dont sont parsemés les recueils permet à Catherine Mayaux de fines observations sur les rapports à quelques-uns de ces poètes lus, parmi les plus représentatifs des divers courants, souvent contraires, de la modernité telle qu'elle se formule des années cinquante aux années soixante-dix : Georges Schéhadé, Henri Michaux, Philippe Jaccottet, René Char. Schéhadé, pour qui il écrivit un hommage publié dans la Pléiade, lui apparut comme un fils de Rimbaud « annonçant le monde très dépouillé de la poésie contemporaine de la fin du siècle » (p. 268), marqué par des préoccupations dont lui‑même témoigna dans ses oeuvres, de l'ellipse à la réminiscence, avec en sus, la revendication d'une science langagière de l'abstraction. Sa lecture de Michaux traduit quant à elle une « ouverture » et une « disponibilité » (p. 271) qui peut étonner si l'on se fonde uniquement sur l'éloignement de l'univers de cette poésie d'avec la sienne. Pourtant, c'est, à quelques réserves près, l'enthousiasme qui émerge de cette lecture minutieuse, au gré de laquelle il est entré en sympathie avec l' «  ironie mordante ou amère de Michaux, son humour ravageur et fantaisiste », son âpre « poétique de la révolte » (p. 272). De même, pénétrant une esthétique bien différente de celle qui habite son écriture, la poésie de Philippe Jaccottet l'a justement attiré par son minimalisme ouvert, ce « lyrisme plus secret et atténué que le sien, et dépouillé de toutes les pompes traditionnelles de la rhétorique qui ornent son propre discours » (p. 273) et il a pu y retrouver, bien que totalement reformulée, cette présence de l'élémentaire que laisse entrevoir son art. C'est en revanche avec plus de circonspection qu'il pénètre dans un premier temps l'univers de René Char, tels que l'attestent les annotations qui manifestent une certaine réserve dans sa lecture de Recherche de la base et du sommet. L'assentiment à la fois éthique et esthétique se vérifiera à partir du recueil Le nu perdu, dans lequel Saint‑John Perse reconnaît en Char « un frère en poésie » (p. 278). En somme, une ouverture à des formes poétiques bien diverses qui témoigne pour le moins d'une indéniable préoccupation du renouvellement du poétique, sinon de « la modernité à tout crin » (p. 279).

28Trois autres études sont consacrées par ailleurs aux lectures qu'ont eu de Saint‑John Perse des contemporains essentiels, renforçant là les traces de sa présence diffractée auprès des acteurs de la modernité : Aragon, Claude Roy et Jean Tortel.

29Dans un article très dense (« Aragon lecteur de Saint‑John Perse. Saint‑John Perse lecteur d'Aragon », p. 283‑305), Nathalie Limat‑Letellier dresse un bilan croisé de la réception mutuelle qu'ont eu de leurs oeuvres respectives Aragon et Saint‑John Perse. Malgré des relations et une correspondance limitées (à propos desquelles nous sont fournis ici des éclairages nouveaux, à la faveur notamment de la publication d'inédits) les deux poètes eurent l'un pour l'autre un intérêt certain, mais cette étude se fonde en grande partie sur les deux textes qui attestent la profonde admiration d'Aragon pour l'oeuvre de Saint-John Perse : un article très enthousiaste publié par Aragon dans les Lettres françaises en novembre 1960, au moment du Prix Nobel (« Car c'est de l'homme qu'il s'agit ») et son « Apologie de Saint-John Perse » parue dans trois livraisons de L'Humanité en septembre 1975, vibrant hommage au poète récemment décédé. Il serait heureux qu'un jour, soit établi le panorama d'un phénomène que ne manquent pas de constater les lecteurs de toute la littérature qui a été produite autour de Saint-John Perse, et qui est ce si singulier déferlement d'admiration, d'intense enthousiasme pour son oeuvre, dont on a vu qu'ils ont un temps retardé une analyse critique nuancée, mais qu'il est surtout remarquable de voir illustrés dans les lectures des autres poètes : d'Alain Bosquet à Roger Caillois, de Jules Supervielle à André Breton, d'Adonis à Léopold Sédar Senghor, il est difficile de tenir pour misères de l'hyperbole ces aveux-là de lectures faites au plus près de la sensibilité poétique elle-même, au coeur de consciences créatrices ; on ne saurait donc relativiser cet enthousiasme spécifique dont bénéficia Perse auprès de ses pairs en poésie, qui lui valut par exemple de se voir décerné en octobre 1960, soit un mois avant sa consécration par le Prix Nobel, la couronne de « Prince des Poètes », qu'il refusa d'ailleurs. Dans ce concert de louanges habitées par un autre souffle que celui de l'approche critique stricto sensu, le cas d'Aragon est exemplaire des enseignements qu'il est possible de tirer d'une telle réception, l'auteur des Yeux d'Elsa ayant construit ses hommages sous la forme d'intimes repères d'une pénétration dans l'imaginaire persien. Ces textes témoignent ainsi d'une fine attention au texte, par rapport auquel l'interprétation évolue, d'abord déterminée par une lecture que l'on pourrait qualifier de surréaliste, cédant la place à une considération pour la « dimension réaliste » qu'ont su apporter selon lui les écrivains « les poètes américains d'expression française » (p. 288‑289). Venant compléter cette lecture intense de la marque de l'intériorisation, la pratique par Aragon d'une certaine intertextualité vis‑à‑vis de Saint‑John Perse illustre encore sa gourmandise pour les mots et le style du poète, sous les modèles de la citation valorisée, trahissant dans la multiplicité même de ses occurrences, « un irrésistible entraînement » (p. 304) ou de l'incorporation imitative, pratiquée en accord avec ce credo qu'il dispose dans le texte de 1960 : « Il n'y a de critique à la poésie vraie que de transcrire ». Lieu de la manifestation d'une « complète symbiose » (p. 304), ces modèles d'insertion se rehaussent encore d'un retour sur sa propre réception du texte, mise en scène, parcourue à nouveau pour faire honneur aux traces d'une mémoire constamment renouvelée de lecteur : les présences de Perse chez Aragon se trouvent éclairées ici comme elles ne l'avaient jamais été auparavant.

30Claude Roy avait choisi quant à lui de pénétrer la mécanique même du verbe persien, tel qu'il nous donne à apprécier dans le texte qu'il consacre à Perse dans sa Conversation des poètes (Gallimard, 1993), une intelligence mais aussi une connivence avec l'oeuvre du glorieux aîné. Jacqueline Michel revient sur ce texte étonnant (« Quand Claude Roy converse avec Saint-John Perse », p. 307‑318), retenu comme « terrain de lecture du travail de l'allusion » (p. 310), la figure de l'allusion étant dans la perspective empruntée ici, comme l'un des enjeux, l'une des formulations potentielles « d'une réécriture du rapport tradition / innovation » (p. 310). Le fonctionnement de l'allusion telle qu'elle est pratiquée par Saint-John Perse est ici présenté à partir du poème « Chanté par celle qui fut là », publié dans les Œuvres complètes, dans la dernière partie de l'oeuvre poétique (p. 431). En se prêtant au brillant pastiche, baptisé Feux, par lequel il couronne son entrée dans l'intimité langagière de Perse, Claude Roy aurait donc, en une « lecture active », transcrit son approche critique dans « l'imitation d'un discours de l'allusion » (p. 315). Un « pastiche d'hommage, fête du langage » (p. 318) dans la grande tradition de ce genre, support dans la modernité d'une « esthétique du fragment » (p. 316), Claude Roy a surtout réalisé par cette imitation une démonstration virtuose du procédé du « collage » dont relève la construction des poèmes de Saint-John Perse, choisissant pour son exercice, d'emprunter quelques éléments à l'Ecclésiaste, au Livre de la sagesse arabe et à La Règle de Saint-Benoît, endossant ainsi « le rôle d'un Saint-John Perse empruntant, recomposant, simulant… et gagnant au jeu d'une allusion qui greffe l'innovation sur la tradition. » (p. 317).

31Le lien de Jean Tortel à Saint-John Perse est quant à lui plus difficile à déterminer, sinon à constater surtout une indéniable distance, en tout cas sur le terrain poétique, Tortel situant sa poésie dans l'espace de l'infime et de l'humilité existentielle, espace apparemment bien éloigné de la galaxie persienne et ce, même si Jean Tortel gravitait autour de la revue des Cahiers du Sud, qui manifesta une certaine ferveur pour l'oeuvre de Saint‑John Perse, dès la période de l'Occupation. Catherine Soulier se penche sur la question (« Dans la limite de deux regards qui… Jean Tortel et Saint-John Perse », p. 319‑333), en s'intéressant aux dédicaces de Tortel dans les envois de ses oeuvres au poète et aux annotations de Saint-John Perse dans la lecture des ouvrages. Si les dédicaces restent un peu énigmatiques, elles peuvent laisser penser que, conscient de leur distance esthétique, Tortel a voulu néanmoins jeter des ponts avec Perse, entamer en quelque sorte un dialogue lointain, tout en affirmant sa singularité ; c'est pourtant d'un dialogue somme toute limité qu'il s'agit, empreint de « la conscience d'une différence irréductible » (p. 324), celle qui oppose « l'éloge persien qui tend à l'hymne et se charge volontiers d'une solennité oraculaire " et le " constat tortellien, qui aspire à la parfaite nudité du dire » (p. 321). De son côté, Saint‑John Perse a lu avec attention surtout Villes ouvertes, sensible à la présence qui s'y fait jour, de la dimension concrète du langage, jusque dans les moindres détails, à travers lesquels il est question d'« imposer la présence sensuelle du réel » (p. 329). Une attention donc avec une certaine conjonction de cette présence-là avec sa poétique, mais une lecture sélective, car Perse est de toute évidence beaucoup moins sensible à tout ce qui, dans la poésie de Tortel, fait place aux expérimentations langagières (p. 333), qui en font l'un des précurseurs du textualisme. Cas aussi révélateur des limites avouées et revendiquées de l'ouverture de Saint‑John Perse au contemporain, dans la mesure où celui‑ci relève des « entreprises de laboratoire » qu'il avait déjà dénoncées dans son « Message pour Valery Larbaud », comme nous le rappelle Catherine Soulier (p. 321).

32En marge des considérations strictement littéraires du colloque, il était inévitable qu'en examinant la modernité putative de Saint‑John Perse, soit également évoquée celle dont relève l'action politique d'Alexis Leger. Janine Ponty retrace dans sa contribution (« L'autre face de Janus : Alexis Leger diplomate », p. 237‑249) les grandes étapes connues de la carrière diplomatique de Leger, de la période chinoise (1916‑1921) au secrétariat général du Quai d'Orsay (1933‑1940), en passant par les « années Briand » (1921-1932). Elle revient sur la difficile conciliation entre l'activité publique et l'écriture, jugeant pour sa part qu'au bout du compte, " [la] poésie en a pâti " (p. 243). Quelques utiles mises au points permettent de recadrer certaines questions, comme le rôle de Leger dans la non-intervention dans la guerre d'Espagne ou plus largement, la sphère d'action qui fut la sienne, au poste clé qu'il assuma pendant longtemps dans la politique extérieure française de l'entre‑deux‑guerres. Mais c'est surtout à partir des perspectives ouvertes par cet article qu'il est permis de s'interroger sur le renouvellement du regard porté par l'historiographie sur l'action politique qui fut celle de Leger : si pendant trop longtemps, l'image complaisamment véhiculée d'un munichois s'appuya sur une réelle méconnaissance du vrai rôle qu'il remplit au cours de la fameuse Conférence, que retient-on aujourd'hui de cette action publique ? Au risque de certains raccourcis, est‑ce la figure de l'éminence grise d'Aristide Briand, initiateur en coulisse de la « pactomanie » des années trente, ou celle du précurseur de l'idée de l'Union européenne qui prédomine de nos jours ? Janine Ponty opte clairement pour le second choix, dans lequel elle voit « [l'] aspect le plus moderne du personnage », image d'« un Européen avant la lettre » (p. 248) qui est certainement pour l'heure le plus sûr versant de la postérité historique d'Alexis Leger.

La vie du texte

33La relecture active, l'appropriation multiforme de l'oeuvre de Saint-John Perse par des écrivains très divers continue aujourd'hui à caractériser sa réception, preuve d'une présence mémorielle vive auprès d'un lectorat varié et ce, notamment dans le champ francophone, plus que chez les écrivains hexagonaux. Contrairement donc à ce que l'on pourrait penser de prime abord, cette poésie n'a pas fini de fasciner, et sa postérité contemporaine en atteste assez bien, tel que la dernière partie de ces actes nous le permettent de mesurer (« Réception et filiation », p. 335‑436).

34Deux pôles distincts ont été choisis par Mireille Sacotte pour rendre compte de cette relecture contemporaine de Saint-John Perse (« Quelques usages contemporains du texte de Saint-John Perse », p. 351‑362) : la poursuite de l'appropriation de l'oeuvre par les auteurs antillais, et celle qui fut pratiquée par Jean-Claude Izzo dans ses romans policiers. Revenant sur la véritable problématique déjà amplement commentée ces dernières années, du rapport à Saint‑John Perse dans la littérature caribéenne d'aujourd'hui, Mireille Sacotte apporte ici de nouveaux éléments à l'évaluation critique de cette relation sans cesse renouvelée de la part des écrivains antillais. Elle retrace avant tout le fondement de cette relation, dans laquelle elle voit la manifestation d'un réel « complexe persien », né du besoin de se situer par rapport à la parole d'Eloges, à la fois vision intimiste de la Guadeloupe natale et regard, disons‑le pour simplifier, ouvertement colonialiste. Ce positionnement antillais a déjà, depuis Glissant, connu bien des occurrences et ici, Mireille Sacotte s'attache aux allusions et utilisations du texte persien chez Maryse Condé dans Traversée de la mangrove (1989) et La vie scélérate (1987) et chez Raphaël Confiant dans L'Allée des soupirs (1994). Analysant l'agencement et les implications des citations de Saint-John Perse au sein de ces oeuvres, elle y distingue avant tout un commun détournement ironique du texte, à travers un « usage comique » de la référence (p. 352), au gré duquel c'est en somme la solennité persienne du ton qui fait l'objet d'une intégration humoristique. Ce faisant, c'est la distance intimidante avec le texte qui se trouve abolie, la citation remplissant ainsi cette fonction de désacralisation : « La technique ludique est une façon de la dépouiller de son écrasant prestige capable de réduire au silence ou à l'insignifiance celui qui souhaite à son tour parler après lui des Antilles. » (p. 353). Il est en fin de compte question dans ce premier usage, d'une modalité de réappropriation du texte, qui peut aussi emprunter une autre voie, celle d'un « travail poétique » de la référence, sujet tant chez Maryse Condé que chez Confiant, d'une « réécriture » active, qui ne délaisse pas pour autant les territoires du « pastiche » ou de la « parodie » (p. 355‑356) : les modèles intertextuels pratiqués ici dessinent bien les contours d'« usages à la fois amusés, démystificateurs et à visées finalement idéologiques ». Il faut y voir le versant antillais d'un renouveau de la réception de l'oeuvre, sortie de l'étau et de la fixité de la Pléiade (p. 360) qui aurait pu en scléroser la relecture, surtout dans cette liberté d'un ton parfois mordant, à la faveur duquel le poème de Perse ressort « revisité et réinterprété, comme dédoublé, vivifié, rénové du simple fait de se trouver dépaysé » (p. 362). C'est d'un « usage tout personnel » (p. 356) que relève en revanche la présence de Saint‑John Perse chez Jean‑Claude Izzo, au sein de ses trois romans policiers de la « Série noire », Total Khéops (1995), Chourmo (1996) et Solea (1998). Cités et lus par les personnages, les poèmes de Saint‑John Perse y expriment surtout l'idée de l'exil, étroitement associée à Marseille, vécue comme ville des exilés par excellence. La parole du déracinement et de l'errance que renvoie la poétique persienne par bien des aspects, est reçue par les personnages comme une force agissante, et le sort ainsi réservé aux citations laisse deviner une certaine proximité ressentie avec cette poésie intériorisée, entre les autres références littéraires d'Izzo, toute orientées vers la littérature du voyage. C'est donc toute la souplesse et l'inventivité des relectures de Saint‑John Perse que laisse entrevoir ces deux aires de la production littéraire contemporaine.

35Pour y avoir récemment consacré une étude substantielle (voir Bibliographie), Mary Gallagher revient dans son article (« Saint‑John Perse : créole, donc moderne ? », p. 363 à 375) sur cette relecture antillaise de Saint‑John Perse, envisagée cette fois‑ci surtout du point de vue des adeptes du mouvement de la Créolité. Elle tient à interroger cette relecture, tenue communément selon elle pour marque d'une réception empreinte de modernité, étant donné le succès remporté par les auteurs rattachés à cette école. De son point de vue, toute cette relecture s'est engagée finalement sur les termes d'un malentendu, Perse ayant été évoqué comme l'un des précurseurs involontaires de cet encrage dans la diversité créole, en‑deçà même de la revendication par Glissant du plus large processus de la créolisation. Or, Mary Gallagher tient quant à elle pour assez suspect l'attachement chez ces auteurs (Patrick Chamoiseau et Raphaël Confiant) à la valeur de réminiscence de l'enfance et des Antilles d'antan qui habite Éloges.Elle y voit le refletde la forte propension nostalgique qui caractériserait selon elle leurs productions, de leurs récits d'enfance à la fascination de Chamoiseau pour les valeurs traditionnelles de la société créole dont serait porteuse la ville. L'acte d'accusation est d'ailleurs on ne peut plus véhément : « La tonalité nostalgique imprégnant la plupart des ouvrages de la Créolité trahit l'un des paradoxes les plus frappants de cette idéologie. Car il se trouve que ce mouvement, qui se dit si résolument moderne, vit en réalité du passé, ne pouvant se résoudre à quitter ni la scène de l'habitation ni celle de la ville créole. » (p. 371). Les considérations sont ici polémiques, et appelleraient naturellement une contre-argumentation, que le présent compte-rendu, pour critique qu'il est, ne saurait développer de manière satisfaisante. Suggérons simplement qu'il y a là une vision un peu rapide et peut‑être préconçue des implications, tenants et aboutissants aussi bien littéraires que sociologiques du rapport à la tradition entretenue par les écrivains de la Créolité, dont les plus récentes productions tendent par ailleurs à démentir avec éclat ce grief de passéisme. Mais quoiqu'il en soit, croire que « les fragments persiens se trouvant […] disséminées dans les oeuvres de la Créolité sont presque toujours mus par une rétrospection soutenue et par une nostalgie lancinante » (p. 372), relève au mieux d'une lecture dirigée, au pire d'une volonté de simplification du lien affirmé depuis longtemps déjà par ces auteurs, à la trace mémorielle de la poésie de Saint‑John Perse. Il est en outre assez dérangeant de lire des allusions répétées à la soi-disant « tonalité nostalgique de la poétique persienne » (p. 372) ou à cette hypothétique « disposition nostalgique persienne à l'égard de l'enfance » (p. 373), tant maintes analyses d'Eloges ont par le passé insisté sur le fait que le souvenir de l'enfance qui s'y déploie relève de bien autre chose qu'une simple nostalgie, et qu'il s'agirait même là de l'un des contresens les plus fameux dans l'appréciation de la réminiscence persienne. Si tout souvenir inscrit en littérarité relevait de la nostalgie, combien serait simpliste la lecture de bien des écrivains qui pourtant par le souvenir lui-même et son accès dans l'oeuvre écrite, témoignent d'une opposition radicale à toute « disposition nostalgique » justement… L'article ouvre plus de questions qu'il n'en rend compte, et c'est pour tout le moins son mérite, accentuant du reste l'urgence d'une évaluation plus attentive des rapports textuels qu'entretiennent les tenants de la Créolité avec Saint-John Perse dans leurs oeuvres.

36D'autres contributions confirment que dans l'espace francophone au sens large, la figure poétique de Saint‑John Perse fut et est encore particulièrement vivace.

37Le rapport de Léopold Sédar Senghor à Saint‑John Perse a déjà été commenté par le passé, de manière d'ailleurs encore très lacunaire. Manquent encore incontestablement à cette appréciation le poids de lectures comparatistes inspirées, telles que nous en apporte ici un exemple marquant Marie Miguet-Ollagnier (« Lecture comparée de Vents de Saint-John Perse et de l'Élégie des alizés de Léopold Sédar Senghor », p. 377‑388). Après avoir rappelé les données de la découverte de l'oeuvre de Saint-John Perse par Senghor, qu'il présente comme un « foudroiement » au début de l'étude qu'il lui a consacré (« Saint-John Perse ou poésie du royaume d'enfance », texte paru dans La Table ronde en 1962), elle nous permet d'apprécier toute la cohérence qu'il est possible de déceler entre la lecture de Vents que fait Senghor dans ce texte critique et la composition même de l'« Elégie des alizés », poème extrait de son dernier recueil, Elégies majeures. Cette intuition rend possible une grande finesse dans la mise en valeur des parentés à la fois thématiques et stylistiques qui existent bien entre les deux poèmes, traduisant certainement une communauté d'inspiration, qu'il s'agisse de l'« autorité du songe », du « symbolisme du vent », ou de la parole des « ruines » et du « renouveau ».

38C'est communément l'image du « poète cosmopolite » qui fait la singularité de Lorand Gaspar dans la poésie contemporaine. Claude Debon dresse dans son article (« Lorand Gaspar et Saint‑John Perse », p. 389‑399) un bilan du lien qui unit Saint‑John Perse à Gaspar, de son aveu même, dans une lecture active des divers textes qu'il lui a consacrés. C'est avant tout l'« hommage par évocation et identification » (p. 392) qui motive les deux poèmes qu'il écrit en 1976 au sujet de Perse, empruntant volontairement à son lexique, et plaçant ses pas dans ceux du glorieux aîné. Dans un texte critique, Gaspar s'attache aux positions métaphysiques de Saint-John Perse et à une poésie de la « plénitude » qu'il voit célébrée dans l'écriture persienne, dont la quête de l'unité et la dimension spirituelle de la référentialité fondent pour lui un modèle poétique. C'est dans le sillage de ces considérations que très utilement, Claude Debon rappelle que chez l'un comme chez l'autre, Nietzsche eut un rôle éminent dans l'assentiment à l'afflux vital. Ailleurs, Lorand Gaspar a lui aussi insisté sur l'attachement au réel et l'esthétique de l'incarnation sensible de l'idée qui détermine le verbe de Perse, s'identifiant très étroitement à cette proposition d'écriture. Il est aisé de déceler en somme entre les deux poètes, et plus encore dans le plus récent texte consacré par Gaspar à Saint-John Perse, « la reconnaissance sans réserve d'une parenté spirituelle » (p. 397) et en dépit même des différences de leurs oeuvres, c'est à l'opposé de tout un courant de la modernité que tous deux ont su construire leur art sur une même « foi en la parole poétique » (p. 398), au moment même où elle s'étiolait, sous l'effet conjugué des nihilismes.

39Il n'est pas faux de constater que le rapport que beaucoup de poètes contemporains entretiennent avec Saint‑John Perse illustre à merveille cette fameuse « angoisse de l'influence » dont Harold Bloom théorisa jadis le phénomène, constaté dès lors que le positionnement s'avère quasiment inévitable, vis‑à‑vis d'un écrivain admiré, célébré, tenu pour maître. On naît disciple pour mieux ensuite affirmer sa propre situation esthétique : le motif est presque devenu aujourd'hui un lieu commun de l'analyse, même s'il est encore hautement suspecté par les puristes de l'intertextualité. En tout cas, la diversité même des positionnements par rapport à Perse offre un éventail qui, comme on l'a vu parmi les quelques exemples évoqués jusqu'ici, va de l'intégration inventive, à l'appropriation grinçante entre autres, dans les cas les plus heureux où le complexe de la révérence a pu être assumé ou dépassé. Mais il est certainement d'autres cas de figure où, telle que l'image évoquée par Yves‑Alain Favre l'exprime bien, l'éclat du phare devenu trop aveuglant, l'admiration se mue en torpeur, en paralysie créatrice, et que se fait alors jour le piège du mimétisme.

40Le cas du poète arabe Adonis est certainement exemplaire de cette frontière ténue qui sépare l'épigone admiratif du plagiaire, puisqu'on s'en souvient, la mise à jour par plusieurs critiques arabes de ce qu'il est difficile de circonscrire comme de simples occurrences intertextuelles persiennes dans son oeuvre, avait suscité naguère de vives polémiques. Dans un article très mesuré (« Adonis descendant de Saint‑John Perse », p. 401‑413), Nebil Radhouane tente de faire la part des choses dans ce débat déjà nourri, et dont les précédents sont rappelés à l'occasion. Sa thèse essentielle est que cette empreinte est révélatrice de l'universalité de la poésie persienne, universalité en tout cas de la réception et de la postérité de l'oeuvre. En s'appuyant sur des exemples précis, Nebil Radhouane contribue avant tout à réhabiliter dans une certaine mesure les traductions arabes de Saint‑John Perse par Adonis, dont on a par ailleurs justement pointé les nombreuses erreurs lexicales. A contrario, il montre que malgré ces tares, le poète arabe a su en revanche opérer une transposition syntaxique heureuse, là où les puristes ont quant à eux été déficients : « Adonis fut, sans le savoir, ce lecteur modèle qui, loin de se soucier de la propriété lexicale, dut percevoir le texte persien dans son "exemption de sens", et, pour ainsi dire, dans sa modulation plutôt que dans sa langue. » (p. 407). Sur la question des emprunts, Nebil Radhouane est en revanche moins indulgent, ne pouvant nier l'évidence d'une entreprise que d'autres ont qualifié de plagiat, et qui est nommée ici assez élégamment d'« imitation, pour ne pas dire plus » (p. 412). Au‑delà de la litote, il montre plus profondément que ces emprunts d'abord dissimulés, avant d'être indiqués par Adonis dans les éditions les plus récentes de ses Œuvres complètes, traduisent une telle imprégnation des pratiques d'écritures persiennes, qu'une telle influencenon distanciée ne pouvait déboucher que sur le mimétisme. En plus des emprunts lexicaux, Radhouane verse d'ailleurs au dossier, la mise en valeur de la fréquente imitation des « structures syntaxiques » (p. 410) propres à Saint‑John Perse, complétant ainsi le panorama de ces interférences manifestes (auxquelles on pourrait du reste ajouter les proximités thématiques). C'est donc à juste titre qu'est utilisé ici le terme si important de « fascination » (p. 412), qui permet de prendre la mesure exacte du rapport de séduction qui est à la base du phénomène dont il est question là.

41Venant clore ces actes, une communication est consacrée à la vision de Saint‑John Perse transmise au sein des manuels scolaires du secondaire (« La réception de Saint‑John Perse dans les manuels scolaires », p. 429‑435) ; la question est d'importance : comment est aujourd'hui abordé Saint‑John Perse en classe de Lettres ? Les réponses sont absolument édifiantes, et méritent qu'on s'y attarde. Il faut savoir tout d'abord que selon les recoupements, les poèmes les plus abordés dans l'appréhension de l'oeuvre sont Anabase, Vents et Amers, gratifiés de présentations somme toute assez fidèles, fixant au mieux les contours thématiques des recueils. L'auteur de l'article, Bertrand Degott « sait gré finalement, aux manuels les plus récents, de ne pas résoudre la question du sens » (p. 431) : on est donc en terrain connu, celui de la fuite du sens réputée d'ailleurs comme l'un des pôles éminents et obligés de la modernité — les manuels sont donc ici salués pour cette si salutaire suspension de tout discours normatif… Quoiqu'il en soit, le grand mérite de ce recensement est surtout de mettre en lumière combien à l'instar de bien des auteurs du XXe siècle, c'est dans l'espace même de la présentation didactique que joue le plus sûrement la vulgate moderniste dont il a été question plus haut. Ainsi, il nous est rapporté ici que dans l'un de ces manuels, c'est évidemment le critère de la sacro‑sainte subversion qui est retenu comme paramètre étalon de la modernité, « moyennant quoi, Perse voisine avec Raymond Roussel, les nouveaux romanciers et l'Oulipo » (p. 432). Voici donc Saint‑John Perse placé du côté de la « déstructuration » des formes, un peu le représentant en poésie d'un esprit rebelle et avant‑gardiste — on appréciera. Néanmoins, bottant en touche, la plupart des auteurs de manuels préfèrent quand à eux soustraire Saint-John Perse aux classifications, en en faisant l'inclassable par excellence, irréductible aux catégories de l'histoire littéraire, ce qui au passage, provoque l'acrimonie de Bertrand Degott, qui y voit « une façon de lui interdire l'accès à la modernité » (p. 433). Doit‑on comprendre que cet accès serait justement le Saint Graal à la quête duquel la postérité de l'oeuvre de Perse devrait pouvoir légitimement postuler ? Gardons‑nous d'épiloguer, car le meilleur est certainement pour la fin : au terme de ce colloque qui aura insisté sur la difficulté de penser la modernité d'une oeuvre édifiée à l'écart des conventions et facilités modernistes, c'est en définitive une réponse de fond qui nous est apportée dans la mise en avant d'un autre aspect, plus pernicieux celui‑là, de la vulgate précitée. S'il ne s'agissait pas de l'illustration d'un état d'esprit tenace qui détermine encore largement l'enseignement des Lettres dans le secondaire, on pourrait presque en rire, mais voilà, ce qui suit est bien un texte tiré du livre du professeur d'un manuel bel et bien pratiqué ; ce passage est censé donner au professeur en question la marche à suivre pour l'introduction à Saint‑John Perse auprès de ses élèves : « Bien que Saint-John Perse demeure aux yeux de la postérité l'un des plus grands poètes contemporains, lui qu'admirèrent d'emblée tous les grands de ce siècle — Apollinaire, Gide, Proust, Claudel, Jouve, Breton, etc. —, les élèves risquent de rester rétifs à la splendeur de cette poésie s'ils sont rebutés par son accès difficile […] Comment lire une poésie moderne, comment aborder une poésie dont le sens littéral, dans un premier temps nous échappe ? — tel sera donc le principal objectif de cette lecture plus que jamais "méthodique" » ; et Bertrand Degott nous précise : « L'objectif n'étant plus le texte, mais la méthode qui permet de l'aborder, les auteurs proposent en effet de suivre quatre pistes de recherche successives, où l'on peut reconnaître l'approche structurale (1. Étude rythmique, 2. Étude phonétique, 3. Étude sémantique, 4. Interprétation) » (p. 434). Comment s'étonner encore de la persistance de la réputation de cet « accès difficile », si ceux‑là mêmes qui sont censés en favoriser la lecture sont encore tant englués dans ce type de phraséologie funeste, au prétexte de laquelle l'entrée dans une oeuvre exigeante ne peut se négocier qu'au prix de tout cet outillage structuraliste caduc, de ces dérisoires béquilles ? Où sont les « réelles présences » de l'oeuvre dont a parlé Georges Steiner ? S'agit-il de former des lecteurs ou des linguistes ? Nous ne résistons pas à l'envie de mentionner ici la suite du texte délectable de ce livre du professeur : « Il s'agira notamment de faire mettre à jour, à l'élève lui-même, par une analyse formelle, le réseau de récurrences et d'analogies phonético-sémantiques qui structure le texte et le rend finalement lisible. » Et le rend finalement lisible ! Gratitude… Mais la rébellion a été prévue : « Il reste que l'élève pourra légitimement exiger, en définitive, de savoir ce que "veut dire" le poème. » On appréciera les guillemets... Dans la lecture et la découverte d'un poète, le plaisir, notion si persienne d'ailleurs, serait‑il devenu si dangereux ? On est là certainement au coeur d'une certaine modernité, où la poésie de Saint-John Perse tient effectivement un langage difficile à décrypter. Splendeurs et misères des pédagogues, misère des élèves à qui la simple lecture d'un poète du « grand sens » est interdite, comme tenue pour subversive. On rejoint donc le paradigme de la subversion, qui n'est après tout pas si absurde, car il se pourrait bien que Saint‑John Perse soit effectivement subversif, pour une époque post-moderne, post-nihiliste et orpheline du sens. Et pourtant : «  Ils m'ont appelé l'Obscur et j'habitais l'éclat. »

42En définitive, si ce colloque relève un bien difficile défi, ses conclusions mettent en lumière à tout le moins une définition en creux. Il s'agissait au départ de mesurer ce que pouvait être une modernité de Saint‑John Perse, et au terme de l'investigation, apparaît clairement ce qu'elle n'est pas : complaisance et abdication devant la si moderne tentation de la faillite du sens. Contre toutes les désertions de l'esprit, la présence de Saint‑John Perse et de sa poésie transcende toujours l'époque, qu'elle ceint encore de ferveur et de souffle nouveau, « si d'argile se souvient l'homme ».