Acta fabula
ISSN 2115-8037

2002
Printemps 2002 (volume 3, numéro 1)
titre article
Marielle Macé

Apollinaire sociologue

Anna Boschetti, La Poésie partout. Apollinaire, homme‑époque (1898‑1918), Seuil, coll. « Liber », 2001. ISBN : 2020484811.

1L'Apollinaire d'Anna Boschetti est un ouvrage magistral et militant, directement dirigé contre ce que l'auteur diagnostique comme l'hégémonie d'un paradigme poéticien, valéryen et formaliste, dans l'histoire moderne de la poésie au long du siècle comme dans l'approche théorique actuelle de la littérature. La méthode héritée de Pierre Bourdieu, désormais, si l'on peut dire, routinisée, et ici rigoureusement appliquée, vise à historiciser ce paradigme, pour dégager ce siècle de poésie d'une étreinte formaliste qui, elle, écrase les perspectives chronologiques et fait passer directement du symbolisme au surréalisme, occultant le rôle des avant‑gardes parisiennes ; il s'agit aussi de s'inscrire, à l'intérieur des pratiques critiques actuelles, contre les lectures « internes ». C'est une des qualités du livre que de manifester au passage combien la sociologie du champ littéraire, contrairement aux critiques qu'elle a pu susciter, porte de promesses pour la reconstruction d'une véritable histoire littéraire.

2L'auteur offre un ensemble de cadres majeurs pour l'histoire littéraire du siècle, et pose les bases de l'état du champ littéraire. Dans l'entre‑deux‑guerres, explique Anna Boschetti, le pouvoir de définition de l'ordre littéraire est partagé entre deux instances, la Nouvelle Revue Française et le surréalisme, et cette donnée suffit à expliquer avec force l'occultation de la révolution poétique accomplie au cours de la décennie précédente. La position de la Nouvelle Revue Française en matière de poésie est dictée par la transformation en dogmes des principes théoriques de Valéry : intransitivité du poétique, opposition d'essence entre l'usage quotidien et l'usage poétique du langage. Plus tard dans le siècle, le structuralisme fera d'ailleurs de ce moment de l'histoire des représentations de la poésie « le » mode de lecture orthodoxe. À son tour, le succès historique du surréalisme explique l'obscurité (toute relative pourtant) dans laquelle est restée la postérité d'Apollinaire ; la périodisation en histoire littéraire privilégie le critère du « mouvement », la définition de ruptures, et l'homme‑époque qu'est Apollinaire est alors rarement pris comme repère pertinent de la temporalité artistique (c'est la première vertu de la saisie de la littérature en termes de champ : une appréhension plus fine du temps des lettres) ; l'attitude même des surréalistes a contribué à occulter la puissance de novation d'Apollinaire.

Positions et dispositions

3La Première Partie de l'ouvrage décrit le fonctionnement du champ et l'habitus des agents, questions de positions et de dispositions. Anna Boschetti pose les deux données historiques importantes : le haut degré d'autonomie dont dispose le champ littéraire par rapport au pouvoir politique et économique, et la différenciation progressive de ce champ, qui porte chaque domaine artistique à s'organiser en une structure dualiste, entre production de masse et production restreinte, plus autonome, qui fonctionne comme un véritable champ dans le champ. Le grand écrivain devient pour ainsi dire celui dont l'habitus colle le mieux au champ. « Rien ne prouve mieux l'adhésion aux valeurs du champ que le choix d'être poète » (p. 29). Apollinaire représente un cas exemplaire d'intériorisation ou d'adhésion spontanée aux critères de légitimité du champ. L'analyse des dispositions formule la rencontre de deux histoires, celle qui produit le mode de fonctionnement de l'avant‑garde et celle qui produit des individus adéquats, aptes à faire fonctionner cette logique et à y adhérer. D'où dans le livre une anthropologie un peu sauvage de l'artiste comme bourgeois déclassé, qui possède toutes les propriétés dominantes moins une, et au passage un contre‑blason d'Apollinaire en « bâtard, métèque et fauché ». Les données biographiques sont traduites en catégories susceptibles d'être investies dans le champ, la biographie d'auteur devient un méta‑récit de prédispositions : « Le choix de la littérature est sans doute le plus risqué et le plus raisonnable, celui qui lui permet, s'il réussit, de tirer le maximum de profit de son excentricité sociale » (p. 40). On est presque en régime d'hyper‑causalité, et les exemples textuels sont là pour converger vers la conclusion de cette adéquation du champ et de l'habitus. L'auteur finit par prêter plaisamment à Apollinaire la perspicacité de décodage du sociologue : « Dans tous ceux qui sont en rupture avec le monde bourgeois et ses valeurs, il tend à voir par effet de l'homologie des positions, des images de l'artiste » (p. 44). Le choix de l'art pur requiert en tout cas un certain èthos, c'est la leçon principale de cette première partie.

Un parcours en poésie

4La Deuxième Partie replace Apollinaire à l'intérieur du domaine des possibles de la poésie et écrit le récit de ses choix successifs. « Ce n'est pas dans le monde des idées que l'artiste découvre les possibles de l'art. Ils se présentent à lui incarnés dans les oeuvres et les prises de position d'autres artistes » (p. 51). C'est dans une espèce de géographie capitalistique que l'artiste trouverait ces possibles. Les choix formels sont des enjeux de lutte, et les repérages textuels serviront à l'auteur à montrer comment le projet structural « se rattache » (selon quelle causalité, pourtant ?) à l'évolution du champ. La métrique ou la typographie deviennent des terrains de conquête de légitimité. Les textes ont statut d'arguments, il ne peut pas en être autrement pour ce projet précis.

5Anna Boschetti montre comment les écrits du premier Apollinaire, lieux de prudence formelle, transposent la conscience des limites et des possibilités du champ. Avec les poèmes « rhénans », Apollinaire poursuit sa traversée des héritages fin de siècle. Au détour d'une analyse, Anna Boschetti précise qu'il ne suffit pas de repérer des sources, mais qu'il s'agit de reconnaître des prises de position proprement littéraires ; notons que ce principe herméneutique fait de chaque texte l'équivalent pragmatique d'un manifeste, ce qui est une décision assez massive sur les termes de l'énonciation littéraire, on y reviendra. L'amorce d'un mouvement néo‑symboliste en 1905 remet en question les rapports de force.

6Les années 1907‑1908 sont celles de la genèse d'une esthétique nouvelle, grâce à la réhabilitation de l'héritage mallarméen. Anna Boschetti préfère renvoyer au modèle mallarméen de la création poétique et non à un héritage rimbaldien. Elle s'appuie sur un ensemble de lectures méta‑poétiques où les choix formels correspondent à une série de prises de positions dans le champ. La revendication d'une esthétique de la discontinuité acquiert le statut d'orientation collective, prête à s'imposer comme un trait caractéristique du siècle dans tous les domaines de l'art.

7Les années 1909-1911 sont celles de l'affirmation d'une voie propre à Apollinaire, ni du côté de Jules Romains et des unanimistes (dont la doctrine est analysée comme la transposition d'un éthos de classe), ni du côté de la Nouvelle Revue Française. Anna Boschetti souligne l'ambivalence d'Apollinaire à l'égard du modernisme doctrinaire, et sa distance par rapport à la prudence de la Nouvelle Revue Française (dont les prises de position sont étroitement liées à l'origine sociale et aux dispositions des agents ; on retrouve des analyses proches de celles de Gisèle Sapiro, mises en place dans une même perspective dans un ouvrage récent, La Guerre des écrivains, 1940‑1953 (Fayard, 1999). Cette période voit la création d'un clivage au sein de la littérature « pure » : d'un côté la fidélité héroïque et solitaire à l'avant‑garde, de l'autre le repli prudent auprès de la Nouvelle Revue Française qui a su renouer avec le public.

8Les années 1912‑1913, avec « Zone », sont pour Apollinaire le moment de la conquête d'une position d'avant‑poste de la modernité. Anna Boschetti propose une nouvelle lecture comparée, très éclairante, de « Zone » et des « Pâques à New York » de Cendrars, qui rend manifeste un effet de champ : la ressemblance de ces deux oeuvres peut être analysée « comme un épisode exemplaire, où sont visibles les mécanismes structurels qui font que la poursuite de l'originalité tend paradoxalement à produire un effet d'homogénéisation » (p. 142). Avec Alcools Apollinaire apparaît en tout cas comme un véritable rassembleur, parfaitement intégré et disposant d'un capital symbolique considérable.

9Les années 1913-1914 sont celles de la compétition résolue avec les modernistes, avec la publication de plus en plus fréquente des « poèmes‑événements ». Anna Boschetti commence à souligner l'analogie avec les recherches picturales du moment. Les lectures, en particulier celles des Calligrammes, tendent toujours à la traduction du formalisme en stratégies, et systématisent une tentation métatextuelle.

10La période de la guerre est l'occasion d'un point important d'histoire littéraire : les lois du champ sont considérablement transformées, et l'attitude d'un Apollinaire patriote et héroïque constitue une véritable transgression par rapport aux lois d'un champ autonome. Anna Boschetti souligne que la plupart des commentateurs négligent cette production déroutante du poète‑soldat, qui s'expliquerait alors mieux par ce qu'elle analyse comme une « suspension de l'effet de champ ». C'est là que la pertinence, pour le renouveau des études historiques de la littérature, de la sociologie du champ se manifeste peut‑être le mieux. Dans une publication récente, Michèle Touret se demandait dans une perspective voisine si la première guerre mondiale constituait une période ou une rupture, et montrait qu'une certaine représentation du littéraire et de sa valeur, survalorisant les ruptures esthétiques, empêchait de considérer ce moment homogène d'une littérature de témoignage comme une période, et proposait de déterminer sur cet exemple des frontières polémiques dans l'histoire littéraire, pour faire quelque chose comme un méta‑récit des enjeux du littéraire (Le Temps des Lettres. Quelles périodisations pour l'histoire de la littérature française au 20e siècle ? sous la direction de Michèle Touret et Francine Dugast‑Portes, Presses Universitaires de Rennes, 2001). Ce phénomène rappelle combien la définition de la poésie « est un produit historique, lié à des conditions particulièrement favorables à l'autonomie de l'art » (p. 206).

11L'analyse du retour d'Apollinaire en 1916 à Paris est pour Anna Boschetti le lieu d'une nouvelle prise de distance méthodologique, avec la critique biographique cette fois : aux données bien connues de la vie intime du poète elle substitue le constat d'une rentrée d'Apollinaire dans la mêlée : « après une longue période d'isolement, il se trouve à nouveau confronté à l'âpreté de la compétition » (p. 209). Dominant sans partage, il devrait être plus assuré que jamais. Mais c'est sans compter avec les jeunes arrivants, en particulier Breton et Reverdy. La conférence de « L'esprit nouveau » et les participations aux revues sont analysées dans cette perspective d'une volonté de maintien. Apollinaire, comme Picasso, s'efforce de tout tenir ensemble à un moment où se crée dans l'avant‑garde un clivage entre les dadaïstes et les zélateurs d'un retour au classicisme ; il a conscience des impasses qu'implique la logique de la révolution permanente. Un chapitre d'analyse des relations entre Apollinaire et les surréalistes souligne une certaine roublardise de Breton dans la promotion de la valeur sociale de l'art qui lui permet paradoxalement de prendre pouvoir dans le champ autonomisé ; Anna Boschetti analyse ce geste de Breton comme un véritable parricide, et y décèle une « régression et un rétrécissement » à l'intérieur de l'histoire du champ : « En se présentant comme une révolution éthique, le surréalisme remet en question le principe de l'autonomie de l'art » (p. 241). Cette lecture pourrait en fait rejoindre celles des textualistes les plus orthodoxes dans leur absolutisation du travail de la langue.

12La Troisième Partie du livre explore les transferts d'acquis entre secteurs de l'art. L'auteur souligne au possible la contribution d'Apollinaire à l'invention de voies nouvelles pour la fiction (qui visent peut‑être surtout à montrer en Apollinaire un véritable « homme‑champ »), et l'importance qu'il a eue dans la révolution picturale. Singulièrement, dans l'analyse des fictions, Anna Boschetti cherche à constituer Apollinaire en source pour ses suiveurs. Le cas de la peinture est l'occasion d'une insistance sur la question des dispositions, qui sont les mêmes pour Apollinaire et les artistes de son temps, auprès desquels il aurait eu le rôle d'un véritable maïeute, les encourageant par son exemple et son soutien à oser. Tout autant qu'en poète, Apollinaire est déroutant en critique d'art par sa position cumulative, combinant ici un langage de poète et une attitude d'expert.

L'homme‑champ & le miroir des œuvres

13Apollinaire incarne donc le champ, et sa trajectoire en déploie véritablement les lois, c'est la thèse générale de l'ouvrage. Le livre est impressionnant par la force avec laquelle il creuse son sillon, charriant un ensemble de données conceptuelles, philologiques, stylistiques. La description des mécanismes du champ littéraire est magistrale, et l'éclairage que cette approche jette sur les faits historiques, des plus massifs aux plus apparemment ininterprétables, est imposant. Il y a dans cette entreprise, comme dans l'excellent Sartre du même auteur (Sartre et les « Temps modernes », une entreprise intellectuelle, Paris, Minuit, 1985) la réinvention, sur des bases méthodologiques parfaitement explicitées, du genre biographique, qui y trouve une toute nouvelle ampleur : la vie d'un homme et la genèse d'une œuvre sont présentées dans le tissu social et symbolique qui fait l'essence de la littérature comme institution. L'ouvrage tire toutes les conséquences de l'hypothèse du champ en termes d'actions, d'interaction, de détermination, alors que les littéraires ont d'ordinaire tendance à n'adopter le concept de champ que comme cadrage, dessin des bords externes de la littérature, sans rôle actif dans les mécanismes de transformation et l'exercice de la littérature. Ce n'est donc qu'après avoir pris la mesure de l'excellence de l'entreprise que j'aimerais soulever un point de débat un peu plus général.

14Le point vif de la thèse est aussi une sorte de point aveugle, qu'il tient à cœur aux littéraires de souligner, et qui pourrait constituer le point de rencontre le plus fructueux du textualisme et de la sociologie (pour présenter les choses dans leur polarité forcée) : il s'agit du postulat global d'« homologie » entre la structure du champ et l'éventail de choix formels à disposition du poète. Anna Boschetti donne explicitement à cette homologie posée par Pierre Bourdieu le statut d'hypothèse, mais cette prudence théorique ne dispense pas de prendre toute la mesure de la restriction possible, voire de la torsion que peut opérer pour les textes un principe herméneutique aussi massif. On ne peut pas reprocher à Anna Boschetti de négliger les textes, bien au contraire, son étude y réfère constamment et manifeste une connaissance totale de l’œuvre d’Apollinaire. C'est le geste de lecture et la décision sur la nature du discours littéraire qui permettent le débat. Chaque lecture, dans l'ouvrage, traduit en effet le texte en deux temps, selon deux grands codes : le poème est d'abord assimilé à un point sur un axe linéaire et unique d'évaluation des formes qui va du conservateur au novateur. Seules certaines de ses propriétés formelles sont évaluées, et reversées dans cette saisie binaire : ancien ou nouveau (de même que dans la grande étude de Gisèle Sapiro, citée plus haut, les discours les plus divers étaient ramenés à une polarité art pour l'art / production de masse). Puis, deuxième décodage, cette structure formelle est interprétée comme l'analogue de la position du poète dans le champ (position effective, position désirée, position à conquérir). Une exception à cette lecture formelle : lorsque les topiques du poème sont susceptibles d'une lecture symbolique, lorsque le thème peut renvoyer à une figuration du poète par lui‑même (de l'individu poète, celui‑là précisément qui évolue dans le champ), alors la lecture formaliste peut se doubler d'une saisie thématique.

15Toute autre construction possible du sens dans le texte reste fatalement en l'air. Le poème, ramené à son squelette formel, est devenu une symbolisation du social. L'étagement (et éventuellement la concurrence) des choix esthétiques à l'intérieur d'un même texte est aussi susceptible d'être écrasé : du plan du mot ou du phonème aux enjeux des genres, la diversité de fonctionnement des catégories esthétiques, la pluralité des lignes de partage n'est pas vraiment en jeu. Et, curieusement, on peut voir la lecture sociologique rejoindre ces formalismes contre lesquels elle se pose. Un formalisme doublé d'une décision herméneutique massive, c'est, en poussant très polémiquement les positions à l'extrême, ce vers quoi peut risquer de tendre cette méthode, en tant qu'elle suppose une lecture et une définition de la textualité. L'hypothèse de l'homologie embarrasse, parce qu'elle semble permettre au fond de passer au tout sociologique ; sans promettre de s'interroger sur l'articulation entre effets de champ et textualité globale, la démarche brouille ce lien en transposant le textuel en symbolisation du social ; c'est la réactivation de la métaphore du miroir, si ce n'est que le reflet en est raffiné : non pas miroir du monde, mais miroir du champ. La construction du sens des textes, ainsi posée, ne peut pas aller plus avant, et de toute façon, ce n'est pas le but de la démarche.

16C'est au fond toujours la même question que les littéraires ont à poser aux sociologues. L'incompréhension trouve à s'exprimer à l'occasion de chaque étude de sociologie du champ littéraire. Mais ce serait aussi le point de rencontre le plus nécessaire entre deux approches qui dialoguent trop peu. Des objections et des perspectives de recherche ont été formulées dans un important volume publié sous la direction de Bernard Lahire : Le travail sociologique de Pierre Bourdieu, dettes etcritiques (Paris, La Découverte et Syros, 1999). C'est en fait le problème même de la textualité, et de la pertinence de la saisie des objets littéraires par l'hypothèse du champ qui est posé : Bernard Lahire décrit avec sévérité « une sociologie de la littérature qui néglige les textes littéraires pour privilégier la production symbolique de la valeur des oeuvres, la construction sociale de trajectoires d'écrivains, les stratégies littéraires, la structuration de l'espace des positions littéraires ou l'histoire des institutions littéraires, ne manque pas d'intérêt, mais laisse échapper, de toute évidence, une dimension centrale de son objet ». La sociologie du champ littéraire prétend avoir dépassé la dichotomie lecture interne lecture externe, mais Bernard Lahire affirme qu'« aucune recherche empirique ne vient attester ce dépassement en acte, et on ne peut qu'émettre le constat qu'il demeure, comme nombre de sociologues de la littérature, exilé hors du territoire proprement textuel, délaissant l'étude des thèmes, et plus encore du style, en cédant (sans le dire) le terrain aux analyses littéraires, esthétiques, formelles. Aucune analyse existante n'est vraiment parvenue à convaincre que cette sociologie des producteurs permettait de saisir, dans sa spécificité, l'ordre des productions ». Antoine Compagnon avait déjà souligné cette distribution complémentaire des compétences entre disciplines, qui finit par accentuer les effets de frontières entre texte et contexte, chacune des spécialités s'abritant derrière la compétence de l'autre et lui abandonnant son objet propre (La Troisième République des lettres, deFlaubertà Proust, Paris, Seuil, 1983).

17Le Sartre d'Anna Boschetti échappait brillamment à ce reproche, articulant de façon virtuose les analyses textuelles et les dynamiques institutionnelles ; peut‑être l'objet même de cette première monographie n'était‑il pas pour rien dans cette réussite et cet effet de pertinence : Sartre s'inscrit explicitement dans l'espace d'une « politique de la prose », il y a là une représentation des textes et une programmation de leur réception qui rend évidemment légitime l'analyse en termes de gestes et de stratégies.

18C'est en effet une saisie des positionnements littéraires (et non de la production discursive) qu'offre la sociologie du champ littéraire, d'où par exemple le fait que la lecture des textes les attire nécessairement dans les parages du manifeste : l'énonciation littéraire est repensée en termes d'élaboration tactique, l'écriture est une prise de parole et la prise de parole est une prise de parti. C'est sans doute là le décret implicite sur la nature de la textualité qui gouverne toutes les lectures de cette sociologie du champ : l’œuvre littéraire est une déclaration ou une proclamation plus ou moins consciente de valeur exigeant d'être reconnue et monnayée. L'application de la démarche à la poésie plutôt qu'à la prose engagée peut mettre le postulat de l'homologie en porte‑à‑faux ; certainement l'étude d'Apollinaire, après Sartre, a une valeur de défi méthodologique, qu'Anna Boschetti relève avec rigueur.

19Les sciences humaines ont les moyens de se doter d'une représentation plus dense du texte, de sa nature et de ses effets, ne serait‑ce que parce que, dans un espace épistémologique voisin, celui de l'anthropologie, la question de l'écriture des sciences de l'homme est depuis longtemps posée ; l'épaisseur ou l'opacité du texte sont même devenues des lieus communs de la représentation des productions discursives. La mise en rapport d'une forme symbolique, celle de l'écriture, et d'un réseau de contraintes sociales mériterait ainsi d'être raffinée, et le texte d'être arraché à la surface miroitante d'un encodage, voire d'une allégorie, terme à terme, du social (et le social, ici, c'est la participation déterminée au mouvement d'autonomisation du champ). Le cadre méthodologique du champ offre la possibilité de conjoindre certains traits formels et un ancrage institutionnel, mais certains traits formels seulement semble‑t‑il ; la démarche d'Anna Boschetti impressionne par sa rigueur et sa productivité, la portée de cet ouvrage est indéniable ; mais une frontière continue à séparer malgré tout le texte dans sa globalité (la façon spécifique qu'il a de construire ses effets) et le contexte : la réduction de l'un à un reflet de la géographie de l'autre ne semble pas rendre tout à fait compte de la nature propre des productions symboliques.