Acta fabula
ISSN 2115-8037

2001
Automne 2001 (volume 2, numéro 2)
titre article
Marianne Bury

Défense du théâtre romantique

F. Naugrette, Le Théâtre romantique, Histoire, écriture, mise en scène. Paris, Le Seuil, coll. " Points/Essais " (inédit), 2001, 345 p.

1Florence Naugrette propose dans cet ouvrage une synthèse d'une grande clarté et d'une grande vigueur sur le théâtre romantique. Elle présente à la fois un état de la question et une tentative de réhabilitation d'un genre, le drame romantique, aujourd'hui encore mal perçu, mal compris et sous-estimé. Elle entend en effet lutter contre un préjugé tenace de l'histoire littéraire, qui considère que le genre hybride du drame n'a produit que peu de chefs-d’œuvre, preuve de sa faiblesse. Ce point de vue pose un problème méthodologique : mesure-t-on l'impact d'un mouvement littéraire ou d'une tentative formelle à la quantité de grandes œuvres laissées à la postérité ? Florence Naugrette ne le pense pas et elle veut démontrer l'importance considérable d'un genre qui ébranle pour longtemps la hiérarchie générique, influençant à terme les grands dramaturges du XXe siècle, de Claudel à Koltès.

2Favorisant l'éclatement spatio-temporel, le théâtre romantique prépare la scène moderne, tout comme il invente avant l'heure la mise en scène, par son souci de préciser le jeu, les costumes et les décors, perceptible dans l'inflation des didascalies. D'autre part, sur le plan idéologique, il se trouve à l'origine d'une volonté de pratiquer démocratiquement la culture, par son ambition de toucher tous les publics et d'éveiller les consciences.

3Le livre se développe sur cinq chapitres. Le premier chapitre consacré aux origines du drame romantique insiste sur l'archéologie du genre et montre qu'il répond à une attente présente en France depuis le XVIIIe siècle (émergence du drame bourgeois et désir de se défaire des genres consacrés, notamment de la tragédie qui ne parle plus aux contemporains). La Révolution transforme en outre le théâtre en tribune, voire en outil de propagande. Le goût pour la vérité historique s'impose, entraînant un travail particulier sur les costumes (Talma s'habille en romain) et sur les décors. Shakespeare sert de catalyseur à toutes ces aspirations : il prouve par l'exemple que l'intensité dramatique n'exclut pas le mélange des genres (on connaît les grands textes critiques de Stendhal, de Hugo, qui insistent sur cette libération des carcans classiques autorisée par le grand modèle anglais).

4Le second chapitre met l'accent sur le contexte dans lequel émerge le genre nouveau du drame romantique. L'intérêt de l'étude réside dans la restitution du foisonnement de la vie théâtrale à l'époque romantique. Les scènes sont légion, le théâtre la distraction favorite de tous les publics. Florence Naugrette rappelle les conditions concrètes de production des oeuvres, depuis les exigences de la censure jusqu'à l'émergence du vedettariat (F. Lemaître, Mlle Mars, M. Dorval, Bocage, Rachel, etc…), en passant par les différentes salles de spectacle et le travail sur la scénographie.

5Le chapitre suivant est consacré au combat collectif représenté par le drame romantique pour la conquête d'un public. Ici, la critique prend nettement parti pour une prise en compte globale du fait théâtral. La recherche actuelle revalorise en effet l'histoire culturelle, tandis que longtemps l'effort d'analyse du mouvement a accordé la primauté au texte seul. " Nous aurions tort ", écrit F. Naugrette, de " continuer à étudier " ces œuvres " comme de purs objets littéraires détachés des conditions de leur création " (p.127). L'histoire des idées nous conduit à mieux percevoir la portée subversive du drame romantique (soulignée par A. Ubersfeld), vaste entreprise de libération des énergies individuelles au service de la communauté, et qui se remettra assez mal des désillusions de 1848.

6Le chapitre IV montre les rapports entre drame historique, drame moderneet drame romantique. Le passé sert à comprendre le présent. Le drame romantique, tout en s'inscrivant dans le cadre de cette vogue historique, doit combattre sur son terrain un genre plus populaire et plus didactique, le drame historique. D'autre part le drame moderne (Dumas veut montrer " les grands hommes en robe de chambre ") actualise les situations dramatiques.

7Le dernier chapitre, consacré à l'esthétique du drame romantique, montre quels principes défend cette génération, au premier rang desquels le refus de toute règle établie en matière d'art, assortie d'une confiance illimitée en le génie créateur individuel. L "ambition de totalité, l'emploi de tous les tons, de tous les registres, de tous les arts à la scène, le primat de l'illusion, la conception symbolique de la scène (espaces métonymiques chez Hugo, métaphoriques chez Musset), jusqu'à la distanciation hugolienne dont le grotesque instaure le doute sur les valeurs, tout désigne le théâtre romantique comme le père de la scène moderne.

8L'épilogue rappelle au lecteur que le drame romantique a connu et connaît un grand succès auprès des metteurs en scène contemporains, de Vilar à Mesguich. Malgré les préjugés encore tenaces de la critique, on monte toujours des pièces de Hugo. Quant à Musset, devenu classique, il reste actuel. Le théâtre romantique ne cesse de parler aux préoccupations de notre modernité, qu'il rencontre sur des terrains aussi variés que la mise en cause du conformisme social, le statut de la condition féminine, la liberté amoureuse, l'inquiétude face à la violence d'Etat et le nécessaire engagement de tout citoyen dans la vie publique.

9Le livre s'achève sur une bibliographie nourrie, assortie de deux index utiles (noms et œuvres). F. Naugrette a réalisé une synthèse intéressante et enthousiaste. Trois points peuvent fournir la matière à une discussion.

10Le premier concerne l'influence de Shakespeare, qui eût mérité un examen plus ample. Certes, le modèle a joué son rôle, mais qu'en reste-t-il réellement sur la scène ?

11Le second entretient un rapport non pas avec la scène moderne, mais avec les acquis antérieurs de la tragédie. L'objet du livre va dans le sens d'une démonstration des caractères nouveaux et des éléments porteurs d'une métamorphose de la scène. Ce faisant, il ne mentionne pas la prégnance du modèle racinien, tant dans les esprits des contemporains que dans les pièces elles-mêmes, ni tout ce que le drame romantique doit à la tradition poétique d'obédience aristotélicienne.

12Enfin, la dimension " brechtienne " du théâtre de Hugo reste un sujet d'interrogation. Certes le grotesque crée des effets de distanciation, certes il peut dénoncer çà et là quelques conventions. Il n'empêche que ce théâtre repose sur une activation majeure des mécanismes de la terreur et de la pitié qui font pencher plus souvent la balance du côté de l'illusion que de celui de la distanciation (je pense aux " grandes pièces " de Hugo).

13Par la fermeté du propos, par la présence parfois passionnée et sensible de la critique dans son texte, ce livre montre qu'il est possible de concilier les soucis actuels de la recherche avec une volonté de clarté pédagogique.