Acta fabula
ISSN 2115-8037

2001
Printemps 2001 (volume 2, numéro 1)
titre article
Patrick Sultan

Guerres de succession

H. Bloom, Ruiner les vérités sacrées, [1988 pour l'original anglais] trad. fr. par R. Davreu, Paris, Circé, Bibliothèque critique, 1999.

1Que peuvent encore signifier des expressions comme : « Tel écrivain est l'héritier de tel autre ? » ou bien « On discerne les influences de X dans l'œuvre de Y » ?

2Même si les notions solidaires de sources, d'influence, de filiation perdurent dans la critique journalistique, elles n'ont plus vraiment cours dans les études littéraires. Ce discrédit peut se justifier. Il tient en grande partie à l'imprécision et au flou de ces images. Ainsi, comment mesurer, ou seulement délimiter une influence ? Que peut « expliquer » la « causalité » que l'on suppose en recourant à de telles notions ?

3La notion d'intertextualité est venue en outre supplanter ces notions impressionnistes : on s'en tiendra désormais (par modestie ou rigueur) à l'analyse des relations objectives, formelles qui se nouent non plus entre des auteurs ou des subjectivités mal définies, mais seulement entre deux ou plusieurs textes. On se dispense ainsi avantageusement de décrire l'histoire de la littérature comme une vaste histoire de famille.

4 Cependant, on ne peut s'empêcher de discerner des « familles d'écrivains », de distinguer des « successeurs », de repérer des affinités électives, d'établir des parentés. L'éviction de cette notion de filiation jugée peu opératoire depuis les années 70 par la théorie littéraire n'empêche pas que nombre d'écrivains, parlant de leur métier, y recourent fréquemment, voire parlent de leur œuvre en termes d'héritage, de paternité. Toutes ces métaphores familiales sont bien ancrées dans le lexique de la critique littéraire et même si cet attachement persistant n'est pas pour autant fondé théoriquement, il nous incite à réfléchir encore à la notion de filiation. Faut-il en faire justice définitivement ou a-t-on relégué trop hâtivement au rang des accessoires un phénomène dont il n'est sans doute pas si facile de faire l'économie pour penser l'acte créateur ?

5L'œuvre de Harold Bloom, universitaire réputé et critique américain est aussi célèbre et controversé aux Etats-Unis (H. Bloom symbolise le refus des cultural studies au nom d'une critique « conservatrice » dont il est devenu le héraut) qu'elle est peu connue et peu traduite en France. À travers la notion de la notion de « filialité » développée par H. Bloom, elle peut pourtant nous aider à faire le point sur l'utilité pour la théorie littéraire de la métaphore familiale.

6Assurément les brillantes conférences qui forment l'ouvrage parue en 1989 sous le titre Ruiner les vérités sacrées, ne constituent pas la meilleure introduction à l'œuvre abondante de Bloom ; elles font souvent allusion à des concepts majeurs développés dans des ouvrages antérieurs - tout particulièrement The Anxiety of Influence. New York. Oxford UP, 1975; Agon: Theory of Revisionnism. Oxford UP, 1983 ; A Map of Misreading, Oxford UP, 1980 -, et supposent connues les conclusions auxquelles ils ont abouti. Cependant, cet ouvrage a le mérite d'être traduit en français et d'offrir au lecteur un survol elliptique et parfois obscur mais somme toute assez vivant et suggestif pour une première approche. Bien que les références littéraires de Bloom soient essentiellement anglaises (il est un spécialiste des Romantiques Anglais) ou américaines, ses hypothèses ou intuitions théoriques excèdent largement le champ de sa spécialité.

7Aussi nous proposons nous de mieux situer sa problématique par le détour d'un essai d'André Gide : De l'influence en littérature (29 mars 1900).Dans cette causerie, Gide entend se livrer à un éloge sans réserves de « l'influence ». Il décrit bien ce processus semi-conscient, ce cheminement à l'intérieur de soi d'une parole extérieure. Il y voit une puissance de transformation qui nous fait devenir ce que nous sommes comme à notre insu, qui opère sans que nous soyons nous-mêmes actifs dans ce changement radical, ni même tout à fait conscients qu'il ait opéré : telle serait à peu près la définition un peu mystérieuse, reconnaissons-le, de l'influence qui nous change en ce qu'elle nous rapproche de nous-mêmes :

 J'ai lu ce livre ; et après l'avoir lu je l'ai fermé ; je l'ai remis sur ce rayon de ma bibliothèque, - mais dans ce livre il y avait telle parole que je ne peux pas oublier. Elle est descendue en moi si avant que je ne la distingue plus de moi-même. Désormais je ne suis plus comme si je ne l'avais pas connue. - Que j'oublie le livre où j'ai lu cette parole : que j'oublie même que je l'ai lue ; ne me souvienne d'elle que d'une manière imparfaite- n'importe! Je ne peux plus redevenir celui que j'étais avant de l'avoir lue. -Comment expliquer cette puissance?

8À cette question, Gide donne une réponse malicieuse et un peu retorse ; il suggère qu'au fond, le pouvoir d'une influence est « toute de ressemblances ». Loin d'être véritablement une confrontation avec l'altérité ou une rencontre, l'influence n'est que l'occasion pour un moi toujours fluide de s'épancher et de s'approfondir, de se retrouver. On pourrait dire, en un paradoxe subtil à moins qu'il ne soit spécieux, qu'on ne s'assimile que ce qu'on est déjà, qu'un artiste ne subit pas une influence mais en est l'origine. Autant dire que l'apologie gidienne de l'influence est l'expression la plus achevée d'un égotisme absolu. On n'est jamais que le fils de soi-même.

9C'est précisément aux antipodes d'une telle conception autarcique de l'œuvre littéraire que s'inscrit la réflexion de H. Bloom. L'histoire littéraire est pour lui au contraire comme une immense histoire de famille. Elle se présente comme une gigantomachie, une lutte héroïque au terme de laquelle les fils égalent le Père, le supplantent ou succombent sous son poids écrasant. Combats, refus, souffrances, révoltes, négations et quête de pouvoir sont les éléments du permanent conflit qui oppose les fils aux pères.

10« Ce que vous avez hérité de vos pères, luttez pour le faire vôtre » : ce mot du Faust de Goethe pourrait servir de fil directeur à la méthode « antithétique » pratiquée par Bloom. Autant dire que cette critique qui établit un dialogue polémique entre les auteurs, les siècles et les œuvres récuse la version historiciste et même positive de l'histoire littéraire. Le problème de l'influence, dans cette perspective, ne se réduit pas à un enchaînement externe de faits, de courants et d'idées mais relève d'un problème psychologique/métaphysique interne à chaque créateur, voire à chaque lecteur. À ce « mode de combat littéraire, la lutte de la part de tout un chacun pour répondre à la triple question concernant les forces antagonistes du passé et du présent : supérieur? égal à? inférieur à ? » (p.12 et sq.) H. Bloom donne le nom de « sublime ».

11Mais cette sublimité ne va pas sans angoisse car il ne suffit pas de tuer le Père ; il convient encore de prendre sa place et de s'engendrer ainsi comme père de son propre père. Et ce parricide est perpétré d'abord par le moyen d'une "mé-lecture" (misreading) de l'œuvre à dépasser, par une mésinterprétation de l'ancêtre haï autant qu'admiré ; ce qui permet une refondation, une reconstruction.

12H. Bloom n'hésite pas à reprendre les grandes catégories de la tradition mystique juive (notamment la Kabbale de Isaac Louria, 1534-1572) pour décrire ces mouvements par lesquels le poète, le créateur, à l'image du Dieu hébraïque, se retire et opère une rétraction de soi, brise les tentatives avortées de créations initiales puis les répare et les amende.

13Pour peu que l'on en accepte les présupposés, cette problématique « agonistique » permet une stimulante, sinon toujours probante, relecture des œuvres majeures de la tradition occidentale : L'Énéide, La Divine ComédieLe Roi LearLe Paradis PerduLa MétamorphoseLe Château.

14Dans Ruiner les vérités sacrées, H. Bloom passe d'un sommet à l'autre : I. La Bible hébraïque, II. D'Homère à Dante, III. Shakespeare, IV. Milton, sont mesurés à l'aune des ancêtres écrasants qu'ils se donnent. Parmi ces œuvres fondatrices, Bloom s'attache en particulier au statut de ces deux hypothèses d'écrivains que sont Homère et J.,  « l'auteur » de la Bible (que Bloom nomme par son initiale, sans doute par référence à tradition qui interdit de nommer Dieu autant que pour appuyer le parallèle avec le K. kafkaïen). De ce premier auteur, le Yahviste, ce scribe ou groupe de scribes auquel la critique biblique a attribué la rédaction des cycles des origines, d'Abraham et de Jacob, Bloom souligne la spécificité littéraire et stylistique. Avons-nous lu avec l'attention qu'il convenait ce « grand écrivain d'une immense excentricité, dont la difficulté et l'originalité demeurent obscurcies pour nous, et par nous, à cause d'une situation de clôture que [sa] force nous a imposée » (p. 12 ; voir également p. 132) ? Sommes-nous bien conscients de l'immaîtrisable puissance de son œuvre proprement « inassimilable », se demande Bloom ?

15S'inscrivant dans une perspective gnostique de lecture de la Bible, le critique accorde sa préférence à ce Dieu fabriqué par J., plus proche de l'authentique Dieu hébraïque que les « autres » Dieux plus compatissants et charitables, ou plus prescriptifs, que mettent en scène les autres écoles de rédacteurs bibliques. Il oppose alors l'ironie sublime du Dieu de J., « dans lequel les réalités absolument incommensurables se heurtent sans qu'il y ait solution »(p.10 et sq. ; voir aussi p.198) à la version rabougrie, affadie et édulcorée du Dieu juif que donnent les autres rédacteurs bibliques et particulièrement le « judaïsme normatif des rabbins ».1

16Or, nous ne sommes pas toujours capables d'apprécier le génie narratif de J., de goûter « sa force propre, qui a résiste (cependant) et résiste encore à tout révisionnisme » (p. 17)Car, cette incapacité à assimiler la violence et l'originalité de ce texte résulte de sa force même. Bloom désigne cette expérience de lecture par le terme de « facticité » : ce que nous lisons exerce une telle contrainte sur nous, suscite un tel sentiment de Unheimlichkeit - d'inquiétante étrangeté - que nous avons tendance à occulter l'inquiétude qui pourrait s'éveiller. Faute de pouvoir affronter leur profonde et dérangeante virulence, nous les lisons dans un sens lénifiant ; nous ruinons en les banalisant les vérités sacrées, pour reprendre le mot de Andrew Marvell au sujet de Milton.

17Il revient cependant à quelques auteurs de ruiner les vérités sacrées d'une autre et plus radicale manière. Il s'agit pour eux de substituer leur propre parole à celle qui menace de les avaler. « Tous les grands poètes, que ce soit Dante, Milton ou Blake, doivent ruiner les vérités sacrées et n'en faire que fable et vieille chanson, parce que, précisément, la condition essentielle de la force poétique est que la nouvelle chanson, la sienne propre, doive être une chanson de soi-même... » (p.140). Ils doivent ainsi se colleter, avec plus ou moins de succès, à cette Bible « inassimilable », proprement « indigeste » qui n'est pas ici, comme pour Northop Frye un « Grand Code » traçant le cadre d'un univers mythologique mais « la plus récalcitrante et la plus incommode des bibliothèques » (p.171), une force de provocation et de défi.

18Parmi toutes les luttes tendrement farouches livrées contre J., retenons celle que mène K. (Kafka? Joseph K. du Procès? K. du Château ?). Développant une œuvre qui déroute sciemment toute interprétation et récuse tout sens ultime, Kafka, conformément à son aphorisme : « Ce qui nous incombe, c'est d'accomplir le négatif ; le positif est déjà donné », réalise le négatif de la Loi sans la nier. Choisissant la stratégie de l'esquive, il installe son œuvre dans un échec, un inachèvement qui pourrait être sa plus grande perfection.

19H. Bloom n'est pas toujours clair ni convaincant : on lui a reproché de négliger l'aspect formel des œuvres pour ne s'intéresser qu'à la problématique spirituelle des auteurs ; on a également contesté la trop stricte hiérarchie littéraire que ne manquaient pas de supposer ces combats au sommet ; enfin, on a mis en doute le caractère universel de cet POedipe littéraire qui « travaillerait » tout écrivain.

20Pourtant la lecture agonistique qu'il propose de l'histoire littéraire renouvelle le problème tombé quelque peu en désuétude de la paternité littéraire ou du moins permet d'en concevoir le possible renouvellement.