Acta fabula
ISSN 2115-8037

2018
Mars 2018 (volume 19, numéro 3)
titre article
Caroline Anthérieu-Yagbasan

Le jardin fait texte

Dictionnaire littéraire des fleurs et jardins – XVIIIe‑XIXe, sous la direction de Pascale Auraix‑Jonchière, Simone Bernard-Griffiths, avec la collaboration d’Éric Francalanza, Paris : Honoré Champion, coll. « Dictionnaires et Références », 2017, 840 p., EAN 9782745330352.

1La préface de l’ouvrage expose et justifie son propos, clairement rappelé par l’adjectif « littéraire » présent dans le titre : « c’est le jardin fait texte et qui fait le texte qui nous importe » (p. 12). Le corpus est donc formé des œuvres à l’intérieur desquelles le jardin se présente comme un « objet spéculatif et conceptuel » (p. 16). Ce dictionnaire affiche ainsi pour objectif une « socio‑poétique » des motifs floraux et jardiniers dans la littérature, avec quelques incursions dans le domaine artistique en général.

2Le résultat se présente comme une recherche sur différents auteurs et styles littéraires, croisant plusieurs perspectives disciplinaires, et soucieuse d’élaborer plus précisément quelques distinctions conceptuelles. En d’autres termes, ce dictionnaire œuvre à la définition d’un imaginaire collectif lié aux motifs floraux et horticoles, à partir de sa représentation dans les textes, les arts et la musique. On trouvera ainsi une entrée sur Claude Debussy et Maurice Maeterlinck aussi bien que sur Émile Zola, la notion de paradis, les symboliques de l’orchidée, des liliacées, ou encore des fleurs artificielles…

3La période retenue, les xviiie et xixe siècles, correspond à une époque pendant laquelle, d’une part, on a théorisé l’art des jardins — dans la lignée des constructions du xviie et sa notion de « jardin à la française » —, et, d’autre part, les sciences liées à la culture, horticulture et botanique, se sont développées. En outre, comme il est affirmé dans l’article « Décoration intérieure » (p. 140 sq.), la conception de l’intérieur change au siècle des Lumières ; de nouvelles pièces et, partant, de nouveaux usages apparaissent dans la maison, avec une vocation plus intime de certains espaces et une décoration plus lumineuse. À ce titre, les fleurs entrent‑elles dans l’espace privé non comme objets d’une décoration liée à la sociabilité, mais pour le plaisir personnel de l’occupant du lieu. De nouveaux métiers, comme celui de bouquetière, apparaissent également, en parallèle des mutations sociologiques liées au processus d’urbanisation et de rapports nouveaux à la nature. De fait, certains romanciers aux ambitions scientifiques affichées, en particulier du xixe siècle, se révèlent des mines d’informations précieuses1 :

4Il est des sources textuelles encore plus techniques, comme dans l’entrée analysant l’article de l’Encyclopédie consacré aux jardins ; ainsi la réflexion se fait‑elle plus généraliste et sociale. « La voix qui s’y exprime à propos des jardins semble déjà être celle d’un xixe siècle bourgeois préférant au luxe un confort fait de prospérité terrienne et de bons sentiments3. » Comme visent à le prouver ces quelques exemples, le champ ouvert par ce « dictionnaire littéraire », et les perspectives qu’il ouvre, débordent largement le cadre de la littérature.


5L’intérêt de cet ouvrage réside tout d’abord dans sa constitution comme dictionnaire, ce qui lui permet de détailler aussi bien la spécificité d’un auteur — les deux premières entrées sont ainsi consacrées à Balzac, l’une lui attachant comme sous‑thématique « Bouquetières et jardiniers », l’autre « Symbolique des jardins » — que l’imaginaire lié à un lieu — voir par exemple les entrées « Paradis », « Jardins d’Espagne », ou encore « Ruines et gothique » — ou à un genre littéraire — « Contes de fées » ou « Élégie ». De la sorte s’entrecroisent motifs poétiques, symboliques et données plus historiques et scientifiques : de l’imaginaire collectif à la réalité sociale. Représentatif de ces différents domaines, l’appareil critique contient un index des lieux, un des noms propres, et un des végétaux. À titre d’exemple, on trouvera cette conclusion, à la fin d’un paragraphe dans lequel ont été commentés deux tableaux de Caillebotte : « Ainsi l’engouement du xixe siècle pour l’horticulture ne s’accompagne ni d’une révolution sociale, ni d’une révolution dans les mœurs. Les fleurs mises aux fenêtres ou aux balcons révèlent autant, si ce n’est plus, la classe sociale que les goûts4. »

6Se dessinent donc sous les yeux du lecteur plusieurs esthétiques faute d’une seule, bien que la préface revendique un « regard qui combine les approches » (p. 16). Mais pouvait‑il en être autrement, au vu de la diversité des auteurs et des points de départ choisis ? Cette diversité d’approches est à la fois nécessitée et atténuée par le choix d’une forme telle que le dictionnaire, car la présentation sous forme d’article permet, à l’intérieur d’exigences et d’un cadre strict, le passage d’une référence à l’autre.


7La démarche de cet ouvrage semble donc plus globale et, osons le dire, plus féconde et cohérente que ce que le titre promet. Le rapport au texte en effet, mais aussi la façon dont les auteurs sont convoqués par rapport à l’objet traité, varient beaucoup d’un contributeur à l’autre. Sous certaines entrées (« Jardins anglais » p. 406, « Jardin chinois » p. 375, par exemple), la référence littéraire appuie un article à la coloration plutôt historique ou sociologique. D’autres apportent un éclairage historique général, comme l’article « Jardinier, bouquetière, bouquetier‑décorateur » (p. 454), qui expose la hiérarchie sociale et la géographie urbaine liées à ces différents métiers.Si certains contributeurs ont préféré traiter de l’atmosphère générale liée aux motifs horticoles chez tel ou tel écrivain de fiction, d’autres préfèrent interroger la correspondance, les traités de jardinage, ou encore les manuels techniques.

8Un aller‑retour texte‑sciences humaines visible dès la justification de la période choisie, qui convoque déjà des motifs hors du champ littéraire et même artistique strict. Mais par ailleurs, se priver d’une telle diversité d’approches aurait été dommageable. Au cœur de cette varietas peuvent éclore des pages véritablement poétiques ou philosophiques, comme la belle métaphore filant le parallèle entre la musique, plus précisément le chant, et le jardin – tous deux tentatives de domestication de la nature qui doit cependant garder son rapport à la chair, à la vie, et une certaine forme de spontanéité dans le contrôle.5

9L’ambiguïté de l’objet même, tension permanente entre la donnée scientifique et l’écriture poétique, n’est pas un obstacle à sa bonne réception, encore moins au plaisir que l’on peut prendre à se promener parmi ces motifs horticoles et floraux, pour en tirer son miel et — n’est‑ce pas après tout le but de tout ouvrage critique ? — donner envie de retourner à la source ou de redescendre au jardin : la littérature elle‑même, munie d’une plus grande acuité et attention aux détails qui constituent une atmosphère textuelle, une sensibilité auctoriale, une complicité avec le lecteur.