Acta fabula
ISSN 2115-8037

2005
Automne 2005 (volume 6, numéro 3)
Dominique Maingueneau

Portrait de Céline en psychiatre

Isabelle Blondiaux, Céline. Portrait de l’artiste en psychiatre, Paris, Société d’études céliniennes, 2004. 358 p.

1Il serait dommage que ce livre récent sur Céline passe inaperçu. Il tranche déjà par le statut de son auteur. Isabelle Blondiaux, en effet, a suivi un cursus complet de lettres modernes et soutenu une thèse de littérature sur Céline, auquel elle avait d’ailleurs consacré en 1985 un premier ouvrage (Une écriture psychotique : Louis-Ferdinand Céline, Paris, Nizet). Elle a donc pleine légitimité pour publier un ouvrage universitaire. Mais ses recherches en littérature se doublent d’une activité à temps complet de médecin psychiatre. Ce qui revient à pousser loin la similitude avec  Céline, qui, on le sait, a constamment, voire histrioniquement,  joué de son double statut de médecin et d’écrivain. Le « portrait de l’artiste en psychiatre » appelle immanquablement le « portrait du psychiatre en critique de l’artiste, ou en « artiste de la critique ».

2Le titre du livre d’Isabelle Blondiaux évoque la psychiatrie, et non la psychanalyse ; ce qui tranche avec les habitudes de la plupart des spécialistes de littérature, qui privilégient les lectures psychanalytiques, pour mille bonnes raisons que nous ne mentionnerons pas ici. Par un retournement aussi inattendu que salutaire pour le lecteur de ce livre, la formation médicale d’I. Blondiaux et sa longue pratique de psychiatre des Hôpitaux ne l’ont pas conduite là où on l’attendait, à savoir à une interprétation de l’œuvre de Céline en termes de pathologie mentale dont cette œuvre serait l’expression. Pourtant, s’agissant du cas de Céline, il faut faire des efforts pour résister à la tentation, tant le romancier lui-même semble  inviter ses interprètes à aller dans cette direction. I. Blondiaux le souligne d’ailleurs, non sans quelque malice, au début de son livre : « La folie de l’écrivain est en quelque sorte toujours le fruit de la résistance du lecteur. C’est pourquoi, sans doute, face au « fou » Céline, il n’est personne qui ne doute être fondé à se poser en psychiatre » (p.9), ce qui permet de refouler les enjeux idéologiques de l’œuvre, tout ce qu’elle a d’intolérable.

3Après avoir rappelé, dans les deux premiers chapitres, les présupposés majeurs des diverses approches de la création littéraire qui s’appuient sur une analyse psychopathologique, l’auteur en vient au « cas Céline », figure emblématique de cette démarche. Elle souligne qu’il a suscité divers diagnostics : la plupart invoquent la paranoïa ou quelque pathologie neuro-psychique de guerre, mais d’autres penchent pour les troubles de l’humeur, la mythomanie, l’hypocondrie… À ces approches nosographiques classiques s’opposent les approches en termes psychodynamiques, qui privilégient tantôt la théorie freudienne des névroses d’origine infantile, tantôt une étiologie traumatique de l’âge adulte. Le tableau que dresse Isabelle Blondiaux de cette multitude d’explications psychopathologiques ne vise pas à dresser un panorama érudit, mais à susciter des interrogations sur ces approches mêmes. Loin d’être neutres, elles s’inscrivent dans une culture héritée du romantisme qui associe génie et folie et sont constamment exposées à en dire « davantage sur le lecteur que sur l’auteur du texte qu’elles se donnent pour objet » (p. 149).

4Tout le problème d’Isabelle Blondiaux est de rompre avec le regard médicalisant sans pour autant dénouer ce qui chez Céline lie de manière constitutive création littéraire, folie et idéologie.

5Le premier déplacement qu’elle opère consiste à observer la culture psychiatrique et psychanalytique du médecin Destouches et du narrateur de l’œuvre de Céline. Car loin de se réduire à un « cas » psychiatrique, Céline est aussi un expert, dont les connaissances en psychiatrie (Charcot et Dupré en particulier), sont loin d’être négligeables. On sait le profit qu’il a su en tirer dans Voyage au bout de la nuit lorsque Bardamu est interné dans un service spécialisé dans les traumatismes de guerre. Ces traumatismes amènent à la question de la simulation, qui préoccupe tant les milieux psychiatriques français de cette époque, et qui renvoie elle-même à l’hystérie. L’on se doute qu’avec l’hystérie les choses vont prendre un tour beaucoup plus compliqué, un tour littéraire pour tout dire.

6Un second déplacement est alors rendu possible : celui qui de pathologie convertit la folie en « stratégie de création » (p.235). Un tel déplacement passe par une réflexion sur l’hallucination, forme particulièrement retorse de la mimésis, mais aussi sur l’inévitable hystérie, dont le sens est aussi multiple et nomade que les symptômes, et ceci dans l’œuvre de Céline comme dans la psychologie populaire. Isabelle Blondiaux montre avec une grande précision comment cette hystérie est fondamentalement liée à la figure du juif et à celle de la femme, qui se mêlent de manière instable dans une troisième, celle de l’artiste, Céline lui-même, à la fois source et personnage unique de son œuvre :

« Avec la figure de l’hystérie, Céline désigne le mouvement même d’une écriture qui, dans son rapport à la langue, se joue et se déjoue de toutes les oppositions, la plus essentielle étant, comme le souligne le choix du pseudonyme « Louis-Ferdinand Céline », celle du masculin et du féminin. Dans une perspective psychodynamique, le mouvement de cette écriture pourra être lu comme traversant l’interrogation sur la différence des sexes (la femme, l’artiste et l’hystérie) pour se résoudre en questionnement du narcissisme (l’artiste, l’histrion et l’hystérie), après avoir posé la question de l’identification homosexuelle (le juif, l’artiste et l’hystérie) » (p.280).

7De là une écriture prise dans une simulation généralisée de toutes les pathologies dans une énonciation qui entend aussi montrer qu’une telle simulation est rendue impossible par l’acte littéraire lui-même.

8On ne peut évoquer dans le détail les analyses d’Isabelle Blondiaux, toujours précises et convaincantes. La force de ce travail réside d’abord dans la maîtrise d’une double compétence, littéraire et médicale, appuyée sur une excellente connaissance des travaux critiques et de la production psychiatrique et psychanalytique du début du XX° siècle, et bien sûr de l’œuvre de Céline ; mais elle réside surtout dans le fait que l’auteur traverse ces corpus, porté par une conception forte de l’œuvre de l’auteur de Mort à crédit. Cette conception d’une grande subtilité est à la mesure d’une œuvre qui se construit dans un effort permanent de leurre. Comme la Gradiva freudienne, dont la vérité est dans la marche et non dans quelque signification enfouie, l’œuvre de Céline ne peut que leurrer ceux qui ne retournent pas ses propres armes contre elle.

9Au-delà du cas Céline, cet ouvrage constitue une excellente introduction aux approches de la littérature en termes de psychopathologie ; ce qu’il fait en mobilisant implicitement des catégories aujourd’hui familières à la pragmatique et à l’analyse du discours littéraire, constamment soucieuses de reverser les « contenus » sur les conditions d’énonciation.