Colloques en ligne

Marie-Sophie Masse

Nû hôret eine ander rede! – Le potentiel littéraire de la paix dans les romans d’Antiquité d’expression allemande

Nû hôret eine ander rede! – The Literary Potential of Peace in German Romances of Antiquity

1Qu’il s’agisse de la triade formée par les romans de Thèbes, de Troie et d’Énéas, ou encore des différents romans d’Alexandre, les textes narratifs en langues vernaculaires que l’on regroupe sous l’appellation de « romans d’Antiquité » accordent une place prédominante à la thématique guerrière. Les études parues sur les romans d’Antiquité d’expression française – en particulier depuis les travaux fondateurs d’Aimé Petit et d’Emmanuèle Baumgartner1 –, en montrant le rôle joué par ces récits dans la naissance du genre romanesque, ont néanmoins suggéré quel pouvait être aussi le potentiel littéraire du thème de la paix : les techniques romanesques que sont le mode d’écriture descriptif et le discours amoureux se déploient plus particulièrement dans les intervalles pacifiques ou au terme des combats. C’est ce potentiel que se propose d’explorer plus avant l’étude qui suit, à partir de deux romans d’expression allemande adaptés du Roman d’Énéas et du Roman de Troie de langue française : l’Eneasroman composé par Heinrich von Veldeke entre 1170 et 1190, et le Liet von Troye rédigé par Herbort von Fritzlar entre 1190 et 1217. Écrits en domaine allemand durant la période dite de la « littérature courtoise » (höfische Literatur), ces deux récits s’inscrivent dans le contexte des relations littéraires avec les domaines occitan et français, dont la littérature produite à partir de 1100 innerve la majeure partie de la production littéraire de langue allemande entre 1170 et 12502. L’Eneasroman et le Liet von Troye relèvent de la dynamique de ces processus de transferts caractérisés non seulement par l’import, mais encore par la recontextualisation et la re-sémantisation de textes, de formes littéraires, de conceptions, de thèmes, de motifs, de procédés rhétoriques et de formulations. C’est pourquoi la présente étude, tout en étant focalisée sur les textes « au troisième degré » que sont les récits allemands, tiendra compte également des hypotextes, en particulier des récits français mais aussi de leurs propres hypotextes latins et médio-latins. En complément, l’analyse intégrera en aval la dimension de la réception manuscrite en s’intéressant au cycle d’illustrations du manuscrit le plus ancien de l’Eneasroman. La démarche doit permettre à la fois de remettre en perspective et de comprendre en profondeur la manière dont le thème de la paix contribue à faire émerger, au tournant des XIIe et XIIIe siècles, des techniques littéraires constitutives d’une nouvelle esthétique romanesque.

Fiat pax, fiat descriptio : de Darès le Phrygien à Herbort von Fritzlar

2Clerc d’origine hessoise, Herbort von Fritzlar est l’auteur du tout premier roman de Troie d’expression allemande3. Ainsi qu’il le déclare dans son prologue, il composa son Liet von Troye pour le landgrave Hermann Ier de Thuringe, à partir d’un livre en langue française qui lui fut fourni par un certain comte de Linange, probablement Friedrich Ier (Emich, décédé entre 1212 et 1214)4. Le règne de Hermann Ier en tant que landgrave, entre 1190 et 1217, constitue du reste le seul point de repère chronologique incontesté pour la datation du texte. Une datation tardive, dans la première ou la seconde décennie du XIIIe siècle, est plus probable au regard de la dimension intertextuelle du texte si l’on en croit les études récentes, en particulier celles de Ricarda Bauschke et de Cornelia Herberichs5. Ces travaux, tout comme ceux d’Elisabeth Schmid6, ont par ailleurs permis de donner une nouvelle impulsion aux recherches sur ce texte qui longtemps avait peu retenu l’attention de la critique, peut-être en raison de sa singularité dans le champ littéraire : à rebours de l’amplificatio pratiquée par les autres adaptateurs de langue allemande de l’époque, Herbort abrège radicalement son hypotexte, le Roman de Troie composé par Benoît de Sainte-Maure, vers 1165, en domaine anglo-normand à la cour d’Henri II Plantagenêt et d’Aliénor d’Aquitaine7. L’abbreviatio pratiquée par l’auteur allemand8 contraste de manière flagrante notamment avec la manière dont Benoît amplifie quant à lui les textes tardo-antiques succincts que sont le De Excidio Troiae (IVe ou Ve siècle) et l’Ephemeris belli Troiani (1er quart du IVe siècle ?) attribués respectivement à Darès le Phrygien et à Dictys de Crète9. Le texte allemand et son hypotexte anglo-normand se distinguent en outre par leur tradition manuscrite : le Roman de Troie est conservé dans 30 manuscrits complets et 33 fragments répartis entre le début du XIIIe et la fin du XIVe siècle10, tandis que le Liet von Troye est transmis par un unique manuscrit, achevé en 1333, et trois fragments datés de la seconde moitié du XIIIe siècle11.

3Dans le Liet von Troye comme dans les autres textes allemands de la même époque, le terme employé pour désigner la paix est celui de vride (forme des dialectes du moyen haut allemand, la forme du bas allemand étant vrede)12. Le terme apparaît dans le texte de Herbort de manière récurrente au sein de formules telles que « zuo Trôje ein vride gegeben wart » (Liet von Troye 290413), que l’on pourrait traduire par « une trêve fut instaurée à Troie ». On notera ainsi que le même terme allemand peut désigner à la fois la paix et la suspension temporaire des hostilités, alors que l’ancien français effectue une distinction entre la « paix » (pais, paiz14, anglo-normand pes15) et la « trêve » (trieve, trive16, anglo-normand triwe17) – même si le premier terme, dont l’acception est plus large, peut être employé comme synonyme du second. Dans le Liet von Troye, le terme vride apparaît comme un marqueur lexical signalant une interruption dans la diégèse : le récit des faits guerriers laisse place durant les trêves à la narration des soins prodigués aux blessés et à celle de l’ensevelissement des morts. Celle-ci est liée à son tour au mode descriptif dans la mesure où elle permet le déploiement des ekphraseis, que ce soient celles des tombeaux d’Achille ou d’Hector, ou encore, en amont, l’ekphrasis de la Chambre de Beautés, dans laquelle Hector guérit de ses blessures à la faveur des divertissements courtois prodigués par les merveilleux automates. Nous ne reviendrons pas ici sur ces passages descriptifs, déjà bien étudiés dans le texte allemand18 comme dans son hypotexte anglo-normand19. Nous nous attarderons en revanche sur le vers précédemment cité du Liet von Troye, qui contient la première occurrence du terme vride dans ce texte et qui nous semble révélateur de la manière dont le thème de la paix, sous la forme du motif de la trêve, peut générer une esthétique romanesque.

4Pour ce faire, le vers doit être remis en contexte au sein du texte allemand et en regard des hypotextes. Il se situe après le récit de l’enlèvement d’Hélène, au moment où les Grecs rassemblent leurs troupes pour se venger de l’outrage troyen. En cet endroit du récit, on lit dans le De Excidio Troiae – qui se présente dans la préface, rappelons-le, comme un texte de l’historien romain Cornelius Nepos :

De Excidio Troiae Historia20 12 : Darès le Phrygien, qui a écrit cette histoire, dit avoir participé à toute la campagne jusqu’à la prise de Troie, vu tous ces gens, au cours des trêves mais aussi sur le champ de bataille. C’est par les Dardaniens qu’il aurait été renseigné sur la physionomie et le caractère de Castor et de Pollux. [Dares Phrygius, qui hanc historiam scripsit, ait se militasse usque dum Troia capta est, hos se vidisse, cum indutiae essent, partim proelio interfuisse, a Dardanis autem audisse qua facie et natura fuissent Castor et Pollux.]

5Il s’ensuit la fameuse galerie de portraits des héros grecs et troyens inaugurée par les descriptions de Castor et Pollux. La présence de ce passage descriptif, dont l’ampleur contraste avec la brevitas qui caractérise le texte dans son ensemble, est, on le lit, justifiée en amont par la référence à Darès, présenté à la fois comme auteur de la source première, acteur de la diégèse et témoin oculaire – et en cela garant de la véracité du récit. Son observation (« vidisse ») prend place ce faisant aussi bien durant les trêves (« cum indutiae essent ») qu’au cœur des combats (« partim proelio interfuisse »). Or, de manière significative, lorsque Benoît reprend et amplifie le texte tardo-antique, il donne une autre inflexion au passage :

Roman de Troie21 5093-5106 : Benoît, qui n’omet rien de ce que Darès rapporte, dit que cet auteur voulut, à ce point de son récit, décrire les traits et l’apparence de chacun des héros de l’histoire, car il avait vu de ses propres yeux les uns et les autres. En effet, quand des trêves étaient conclues entre Troyens et Grecs, pour deux mois, ou moins, ou davantage, Darès passait entre les tentes et dans tous les endroits possibles pour bien regarder les participants et pouvoir faire leur portrait. Il voulait que son histoire fût complète : aussi fit-il de grands efforts pour se documenter. [Beneeit dit, qui rien ne leit / De quant que Daires li retreit, / Qui ci endreit vout demonstrier / E les senblances racontier / E la forme qu'aveit chascuns, / Que ses oilz vit toz uns e uns. / Quant cil de Troie e li Grezeis / Aveient trives par dous meis, / O par meins o par plus d’espaces, / Entre les loges e es places / Les alot Daires regarder / Por les senblances reconter. / S'estoire voleit faire plaine : / Por ce s'en mist en mout grant paine.]

6Par souci de vraisemblance peut-être, Benoît met en relief les épisodes de trêve (« trives ») : ce sont elles qui permettent à Darès, en tant qu’acteur de la diégèse, de prendre le temps d’observer les combattants grecs et troyens – une observation qui génère à son tour la série de portraits qu’il compose en tant qu’auteur du récit initial. De la sorte, par les modifications qu’il apporte à l’hypotexte, l’auteur anglo-normand met au jour dans son commentaire le potentiel littéraire, descriptif, que recèle la paix à travers le motif de la trêve.

7Qu’en est-il de ce potentiel littéraire au « troisième degré », dans le Liet von Troye ? En amont de la galerie de portraits, voici ce que l’auteur du texte annonce par la voix de son narrateur, qui vient de souligner qu’il s’interrompt dans son récit pour nommer et caractériser les héros de son récit :

Liet von Troye22 2901-2914 : Puisque je vais maintenant relater cela, écoutez ce que Darès m’a appris en son livre. On instaura à Troie pour six mois une trêve qu’il convenait de respecter sous peine d’être condamné au supplice du fouet, de la tonsure ou de la corde. Darès, durant cette trêve, parcourut l’ensemble des troupes de chevaliers, afin de voir à quoi ressemblait chacun d’entre eux. Tout comme je l'ai appris de lui, de la même manière je vais m’efforcer de rendre cela intelligible pour vous. [sol ich iuch nû berihten des, / sô hoeret, wie mich Dares / an sînen buoche hât gelârt. / zuo Trôje ein vride gegeben wart / zuo eineme halben jâre / bî hiute unt bî hâre, / unt dâr zuo bî der wide. / Dares under dem vride / umbereit aller der rittere schare, / dâr umbe daz er næme ware, / wie ir iegelîcher wære getân. / als ich von im gelernet hân, / alsô vlîze ich mich dâr zuo, / daz ich ez iuch verstân tuo.]

8Passant sous silence – comme dans l’ensemble de son texte – le nom de Benoît (mais aussi l’hypotexte français qu’il évoque par ailleurs dans son prologue et à trois autres reprises dans son texte23), l’auteur allemand fait référence au texte de Darès en affirmant de façon appuyée lui être fidèle ; dans les trois derniers vers notamment, l’emploi de la conjonction als corrélée à l’adverbe also exprime une équivalence parfaite entre le texte latin et le texte allemand. La référence à Darès, reprise par Herbort du passage du Roman de Troie précédemment cité, a pour fonction, comme dans les hypotextes, de légitimer le texte par le statut du témoin oculaire. Mais elle prend dans le contexte du Liet von Troye une signification neuve, qui transparaît à travers les modifications apportées par l’auteur allemand. Car si Benoît, en amont de la galerie de portraits, lie l’observation systématique effectuée par Darès durant les trêves à une volonté de faire en sorte « que son histoire fût complète » – complétude qu’il convient de mettre au crédit de son propre texte, puisque lui-même « n’omet rien de ce que Darès rapporte » –, il n’en est rien dans le texte de Herbort. Celui-ci, qui transforme l’observation systématique de Darès en une activité ponctuelle liée à la seule première trêve, efface dans le même temps la dimension, méta-diégétique, de la complétude textuelle. Ceci est le reflet de sa volonté d’abréger les modèles, telle qu’il la revendique dès son prologue24 et telle qu’il la pratique en réduisant les quelque 30 000 vers du texte de Benoît à un peu moins de 18 50025. Cette poétique de la brevitas est inspirée du De Excidio Troiae mais aussi, plus largement, de la tradition latine et médio-latine remontant à l’Ilias latina au Ier siècle et se poursuivant au-delà de l’Ylias de Simon Chèvre d’Or au milieu du XIIe siècle : deux textes que connaissait sans doute Herbort26, qui néanmoins a sans doute été plus fortement influencé par une version médiévale rimée anonyme du texte de Darès datée de 1150, l’Anonymi Historia Troyana Daretis Frigii27. C’est dans ce contexte qu’il faut comprendre, dans le Liet von Troye, la représentation de la figure de Darès au seuil de la première trêve, et les modifications apportées par l’auteur allemand à l’hypotexte anglo-normand : il semble bien qu’à travers cette figure, Herbort fasse référence à l’esthétique de la brevitas – tandis qu’il se garde bien de nommer le texte français, évocateur de l’esthétique du roman courtois fondée sur l’amplificatio.

9L’exemple de la première trêve et de la galerie de portraits dans les deux romans de Troie manifeste ainsi, d’un côté, que le thème de la paix engendre véritablement le mode descriptif intimement lié à l’esthétique des premiers romans en langues vernaculaires. D’un autre côté, ce thème est révélateur de l’esthétique propre au Liet von Troye, en tension perpétuelle entre le mode romanesque et la poétique de la brevitas. Au-delà de la première trêve, de manière récurrente dans le texte, le marqueur lexical vride est associé au topos de l’abbreviatio. On prendra pour exemple ce passage situé entre les quinzième et seizième batailles, alors que les exploits de Troïlus mettent les Grecs en difficulté :

Liet von Troye 12519-12527 : [Les Grecs] envoyèrent des messagers. Les messagers partirent à cheval. Ils supplièrent et prièrent qu’on leur accorde une trêve. Celle-ci dura – comme je l’ai appris et comme l’a dit Darès – vingt-quatre semaines. Que dire de plus ? Ils firent comme auparavant avec leurs morts et pansèrent leurs blessures. [sie sandten boten. die boten riten. / sie hiezen vlêhen unt biten, / daz in vride gegeben wart. / der werete, als ich bin gelârt / unde ez Dares hât gesprochen, / vier unde zweinzic wochen. / waz sol umberede mê ? / sie tâten den tôten als êr / unde heilten ire wunden.]

10Le texte ne décrit pas ensuite les soins prodigués aux blessés ni l’ensevelissement des morts, comme si l’auteur allemand, las de ces « passages obligés » constitutifs des trêves, était pressé d’en finir – tout autant que les combattants sont pressés de reprendre les hostilités. L’auteur allemand affirme en effet à plusieurs reprises à l’occasion des trêves, à la suite de l’auteur-anglo-normand, à quel point les Troyens comme les Grecs ont hâte de reprendre les armes. Mais il confère en outre, indépendamment de son hypotexte, une dimension méta-diégétique à cet aspect en le rapportant à l’acte même de la narration. Lassitude et impatience du narrateur s’expriment dans son texte en des interventions de plus en plus fréquentes qui traduisent un désir explicite d’abréger la narration des trêves28. C’est ainsi que la paix, sous la forme du motif de la trêve qui ponctue les nombreuses batailles, apparaît comme un révélateur de l’esthétique si singulière du Liet von Troye qui cristallise en elle deux tendances opposées : d’un côté, l’esthétique romanesque du roman courtois, en l’occurrence du Roman de Troie, qui fait se déployer la description – qu’il s’agisse des portraits ou des ekphraseis – dans les interruptions de la diégèse permises par les trêves ; et, de l’autre, une poétique de la brevitas héritée de la tradition latine et médio-latine de la matière de Troie.

Fiat pax, fiat amor : de Virgile à Heinrich von Veldeke

11L’Eneasroman de l’auteur limbourgeois Heinrich von Veldeke constitue l’unique adaptation médiévale en langue allemande que connut le Roman d’Énéas anglo-normand composé probablement vers 1160 à la cour d’Henri II Plantagenêt et d’Aliénor d’Aquitaine. Si l’on en croit l’épilogue du roman (Eneasroman 13429-13490)29, Veldeke rédigea son texte en deux temps pour l’achever, après une interruption due au vol de son manuscrit, à la cour de Hermann Ier de Thuringe, alors comte palatin de Saxe. Que le vol du manuscrit et l’interruption relèvent de la réalité ou de la fiction30, il est admis que l’Eneasroman fut achevé à la cour de Hermann Ier alors qu’il était encore comte palatin avant de devenir landgrave en 1190, et que le texte de Veldeke fut donc achevé avant cette date31 – ce qui le rend antérieur au Liet von Troye. Dans le contexte de l’histoire littéraire, l’Eneasroman est considéré comme le texte fondateur du roman courtois de langue allemande. Comme dans les romans de Troie, l’esthétique romanesque est corrélée au déploiement du mode descriptif. Mais elle l’est aussi – et plus encore que dans les romans de Troie – à celui des dialogues et des monologues, qui constituent à eux seuls un tiers du texte allemand32, et qui sont liés en grande partie au discours amoureux : ils se situent principalement d’une part dans l’épisode de la relation amoureuse éphémère entre le protagoniste et la souveraine carthaginoise Dido, d’autre part dans celui des amours entre le Troyen et la princesse italique Lavinia. On se rappelle au reste que ce second épisode est pour ainsi dire une création de l’auteur du Roman d’Énéas, qui lui consacre environ un quart de l’ensemble de son récit en amplifiant les détails ténus donnés par Virgile dans l’Énéide au sujet de la fille du roi Latinus33. Veldeke, qui à son tour amplifie cet épisode mais aussi l’hypotexte anglo-normand dans son ensemble, s’accorde en outre au fil de son récit – du moins selon mon analyse – une liberté créatrice de plus en plus grande, qui culmine dans l’amplification et le remaniement de la séquence narrative du mariage d’Eneas et de Lavinia34.

12C’est du reste dans le contexte du second épisode amoureux que le thème de la paix révèle tout son potentiel littéraire. Comme dans le Liet von Troye, le terme vride revêt la fonction d’un marqueur lexical signalant l’interruption des combats dans la diégèse et le déploiement, dans la narration, du mode descriptif (on songe aux ekphraseis des tombeaux de Pallas ou de Camille), mais aussi du discours amoureux à travers monologues et dialogues. Ceci est particulièrement explicite au seuil de l’épisode amoureux qui, rappelons-le, prend place au cœur des hostilités guerrières entre les armées d’Eneas et de Turnus, roi des Rutules auquel Latinus avait promis sa fille. Veldeke formule en ces termes la transition entre le récit des combats et celui de la naissance de l’amour entre le Troyen et la princesse italique :

Eneasroman 9991-10005 : Écoutez maintenant un autre récit ! À Laurente, la trêve avait été instaurée et entérinée par serment – comme je vous le disais auparavant –, si bien que les deux parties en présence pouvaient se retrouver dans ce cadre pacifique, qu’elles viennent de l'extérieur ou de l'intérieur, que ce soit à cheval ou à pied. Cela fut souvent le cas, car la trêve fut respectée. Un jour, Eneas se fit amener un cheval. Il voulait aller se divertir avec ses compagnons35[Nvͦ horet eine ander rede ! / ze Laurente was der fride / gestatiget unde gisworn, / als ich iv sagite da bevorn, / so daz man in beiden siten / zesamine mohten riten / mit fride und mit minnen / von vzen und von innen / beidiv riten unde gan. / daz wart diche also gitan, / wande der fride guͦt was. / eines tages hiez im Eneas / ein ros dar bringen. / mit sinen ivngelingen / wolder sich banichen riten.]

13Par le premier vers, l’auteur allemand prépare son public à la transition vers un nouveau mode du récit, à travers un procédé répandu dans les adaptations d’expression allemande de l’époque : les auteurs allemands ajoutent à leur hypotexte français une dimension explicative et réflexive qui se traduit par des interventions plus fréquentes du narrateur. Reprenant le cours de la diégèse dans le vers suivant, Veldeke, plus encore que l’auteur anonyme anglo-normand dont il amplifie le texte (on lira par comparaison le Roman d’Énéas 8087-8092)36, insiste sur la proclamation, la mise en place et le respect de la trêve. Il souligne ainsi qu’elle permet de réunir toutes les conditions pour qu’une rencontre amoureuse puisse avoir lieu. Comme le relatent de fait les vers suivants, c’est au moment où Eneas une fois sorti de son camp admire avec ses compagnons la ville de Laurente que Lavinia, du haut d’une tour, l’aperçoit et est immédiatement touchée par l’amour – frappée par une flèche qui émane, dans le Roman d’Énéas, du dieu Amour, et dans l’Eneasroman de la déesse Vénus (Roman d’Énéas 8119 ; Eneasroman 10036-10037).

14C’est précisément le motif de la flèche qui cristallise ensuite l’imbrication étroite, dans la diégèse, entre la trêve et l’intrigue amoureuse – et ce au gré d’un redoublement du motif. En effet, à la suite de sa blessure d’amour, et au terme du long processus réflexif qui s’exprime dans ses monologues, Lavinia décide d’avouer son amour au Troyen par le moyen d’une lettre qu’elle enroule autour de la hampe d’une flèche, avant d’aller trouver un archer. Dans le dialogue qui s’ouvre avec ce dernier, c’est, autant dans le Roman d’Énéas que dans l’Eneasroman, la thématique de la trêve qui est au cœur du débat. Lavinia veut convaincre son interlocuteur d’envoyer la flèche parmi les ennemis rassemblés au pied de la tour pour les disperser, au prétexte qu’ils seraient susceptibles d’espionner le château et donc d’attaquer la forteresse « si la trêve était rompue [Se les trieves erent faillies] » (Roman d’Énéas 8872) – ou encore, selon la version du texte allemand, « quand la trêve prendra fin [swenne der fride vͦz gêt] » (Eneasroman 10873) ; et si l’archer refuse dans un premier temps de s’exécuter, c’est au motif qu’« il y a une trêve, et qui la violera sera exécuté [trieves y a, / et deffais ert qui en faudra] » (Roman d’Énéas 8877-8878) – un passage repris et amplifié par Veldeke (Eneasroman 10882-10889). Pour finir, Lavinia parvient à convaincre l’archer en lui demandant de tirer sans faire de victime : celui-ci s’exécute alors que, souligne le texte allemand, « sa peur était pourtant très grande [sin angest was doch vil groz] » (ibid. 10909).

15Le motif redoublé de la flèche a retenu l’attention de la recherche récente, qui a montré d’une part les implications « allégoriques » et « mythiques » de la flèche d’Amour / de Vénus qui blesse Lavinia37, d’autre part la signification de l’« objet flèche » utilisé par Lavinia, aussi bien dans la perspective de l’histoire de la communication38 que dans celle de la culture matérielle39. Au croisement de ces dernières perspectives, la flèche de Lavinia apparaît à la fois, en tant qu’objet, comme arme de guerre et donc menace pour la paix, et, dans une perspective médiale, comme messagère d’amour ; si la trêve, et donc la paix, peuvent être maintenues, c’est parce que dans le processus de communication, le destinataire s’avère capable de déchiffrer cette double signification. Dans le Roman d’Énéas, le décodage s’effectue en deux temps. Dans un premier temps, à l’arrivée de la flèche dans le fossé où se tiennent les Troyens – ce qui leur fait dire que Turnus « avait violé la trêve qu’ils avaient jurée [avoit les trieves trespassees / que il avoient afïees] » (Roman d’Énéas 8897-8898) –, le Troyen déclare à l’attention de ses ennemis : « Je leur ferai savoir que désormais / je n’observe plus ni trêve ni paix [Manderay lors que ne tieng mais / devers euz ne trieves ne pais] » (ibid. 8903-8904). Dans un second temps, quand la flèche lui est remise, il aperçoit puis lit la lettre de Lavinia, se réjouissant de son contenu tout en se cachant de ses compagnons (ibid. 8913-8926). La thématique de la rupture de la trêve, jusqu’ici au cœur de son discours, peut désormais laisser la place à la thématique amoureuse. Dans le texte allemand, la flèche est remise d’emblée à Eneas, qui voit la lettre et semble donc tenir dès l’abord un double discours à l’égard de ses hommes lorsqu’après avoir rompu la hampe, il proclame :

Eneasroman 10924-10927 : ‘Ils nous ont fait du tort, ceux qui rompent la trêve convenue avec nous. Je suis maintenant en droit de dire qu’ils s’en prennent en premier lieu à moi.’ [‘sie hant vns vnreht gitan, / die den fride an vns brechent. / nvͦ mach ich wol sprechen, / daz sie ez an mir beginnen.’]

16Il s’empresse ensuite, tout en se cachant de ses compagnons, de lire la lettre et de saluer Lavinia qui se tient à la fenêtre de la tour (Eneasroman 10931-10937). Veldeke, on le voit, retravaille son hypotexte dans le détail et fait ressortir par le double discours d’Eneas, selon notre interprétation, sa faculté à percevoir la double sémantique de la flèche. Et c’est cette double sémantique qui cristallise à son tour l’imbrication complexe entre le motif de la trêve et le discours amoureux dans l’ensemble de l’épisode : la trêve permet et même génère l’intrigue amoureuse – qui à son tour menace la trêve, ou plutôt la menacerait sans la faculté du protagoniste de l’intrigue amoureuse à déchiffrer la signification pacifique de la flèche. Le motif de la flèche cristallise le potentiel littéraire, romanesque, de la paix dans un esthétique qui allie la représentation des faits guerriers héritée de Virgile et le discours amoureux créé par les auteurs médiévaux en langues vernaculaires.

17Il est intéressant de constater que le motif de la flèche, et avec lui le potentiel littéraire de la paix, sont mis en valeur par l’illustrateur de l’un des manuscrits de l’Eneasroman. Le texte de Veldeke est en effet transmis dans sept manuscrits (outre les fragments) dont trois sont illustrés40. C’est le cas notamment du plus ancien manuscrit, conservé actuellement à la Staatsbibliothek de Berlin sous la cote Mgf 282 et daté de 1220-1230. Rédigé en langue austro-bavaroise, peut-être dans la région de Ratisbonne, il constitue un manuscrit de prestige. D’un format de 250-255 sur 168-173 mm, écrit sur trois colonnes (à partir du folio 3v, les folios précédents comportant deux colonnes), il contient un cycle de miniatures remarquable pour un manuscrit en langue vernaculaire de l’époque : ce sont en tout (pour 77 pages de texte) 71 pages d’illustrations, avec quelque 137 miniatures, dont quelques-unes en pleine page et la plupart en demi-page41. Le folio 71r (ill. 1) présente ainsi deux miniatures :

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Ill. 1 : Lavinia écrit à Eneas / Lavinia remet la flèche au messager42.

18La miniature de la moitié supérieure montre Lavinia rédigeant sa lettre à l’attention d’Eneas. La miniature qui occupe la moitié inférieure de la page, et qui retiendra plus particulièrement notre attention, représente Lavinia brandissant la flèche sur laquelle elle a fixé sa lettre ; elle s’avance en direction d’un personnage situé sur la droite et tenant un arc dans sa main gauche. Lavinia se situe quant à elle au centre de l’illustration et franchit le seuil d’une porte, ses pieds étant positionnés de part et d’autre du cadre ; au-dessus du cadre se trouve l’inscription « Lavine », et à la partie supérieure gauche du cadre est accolée la représentation d’une tour en miniature. Les éléments de décor étant rares dans l’ensemble des illustrations du codex, il est significatif que soit représenté, ou plutôt suggéré, l’espace de la tour d’où sort Lavinia en ce moment précis qui fait l’objet de l’illustration. C’est ce faisant la limite entre cet espace, privé, et l’espace extérieur public qui est mis en exergue : le cadre de la porte, plus précisément sa partie droite, se trouve au centre et divise l’image en deux parties égales. Cette composition rigoureuse, elle-même mise en valeur par le fond vert foncé rectangulaire situé au milieu de l’image – selon un procédé récurrent dans le manuscrit – attire l’attention sur le franchissement du seuil de la porte qui est aussi le franchissement du seuil de la paix : c’est la menace de rupture de la trêve que manifeste la flèche brandie à la verticale par Lavinia, flèche vers laquelle se tourne son regard tout comme celui de l’archer.

19Cette menace s’exprime en outre dans le texte des phylactères – par lesquels du reste ce codex innove dans le contexte de la tradition manuscrite de langue allemande de l’époque43. On lit sur celui que tient Lavinia : « Si tu veux un jour obtenir récompense de ma part, tire la flèche parmi ceux qui se trouvent dans le fossé. [wil dv iemer lon von mir haben. schivͦz di strale vnder di in dem graben] ». Celui que tient l’archer indique : « J’aurais grand-peur de le faire, car nous sommes en temps de trêve et de concorde. [Daz wære mir angistlich ze tvͦn. wan iz ist fride vnd svͦn.] ». Le marqueur lexical vride, ici renforcé par la coordination avec le substantif svͦn qui le redouble, constitue un signal qui se comprend à la lumière de la représentation visuelle de la menace de la paix symbolisée par la flèche que brandit Lavinia. L’image visualise de manière condensée l’intrication romanesque entre la thématique amoureuse et celle de la trêve, révélant à son tour, dans la réception manuscrite du texte, le potentiel littéraire de la paix dans l’esthétique des romans vernaculaires.

Conclusion

20« Nû hôret eine ander rede! » : le commentaire du narrateur de l’Eneasroman, au seuil du récit des amours entre le Troyen et la princesse italique, résume finalement à lui seul le potentiel littéraire que recèle la paix dans les romans d’Antiquité médiévaux en langues vernaculaires. La suspension temporaire des hostilités, sous la forme des trêves, génère en effet des modes d’écriture spécifiques qui contribuent à la constitution d’une nouvelle esthétique, que ce soit le mode descriptif ou le discours amoureux. Dans le Liet von Troye, cette esthétique romanesque héritée du Roman de Troie s’allie à une poétique de la brevitas inspirée de Darès, et plus généralement d’une tradition latine et médio-latine de la matière de Troie : c’est bien cette poétique hybride que cristallise le motif de la trêve en générant la galerie de portraits au début du récit, mais en s’associant de plus en plus fréquemment, au fil du texte, au topos de l’abbreviatio, le narrateur étant impatient de reprendre le cours de son récit comme les combattants le sont de reprendre les hostilités. Dans l’Eneasroman, la trêve génère le discours amoureux hérité du roman anglo-normand, l’intrication entre l’une et l’autre se manifestant dans le motif de la flèche de Lavinia : à travers son traitement littéraire comme à travers son traitement pictural dans le manuscrit de Berlin, celui-ci montre comment l’esthétique du roman vernaculaire se constitue et s’affirme, entre le récit des faits guerriers hérité de Virgile et le surplus de texte et de sens dû aux auteurs médiévaux.