Colloques en ligne

Martine Yvernault

Plaider pour la paix dans The Tale of Melibee de Geoffrey Chaucer et In Praise of Peace de John Gower

Pleading for Peace in Geoffrey Chaucer’s The Tale of Melibee and John Gower’s In Praise of Peace

1Geoffrey Chaucer et John Gower furent liés par une solide amitié et leurs vies présentent des similitudes indéniables. Ils étaient tous deux poètes et grâce à ce statut, à travers leurs écrits et leurs sources, ils purent donner un éclairage pertinent sur les changements politiques et sociaux à la fin du Moyen Âge1. Ces sources devinrent des références reconnues du fait du développement de l’alphabétisation (« burgeoning literacy2 ») dans des sociétés qui se privatisaient et parce que les auteurs, souvent très proches du pouvoir politique et économique, appartenaient aussi au monde des affaires, des marchands et des propriétaires terriens (Chaucer étant plus impliqué dans l’administration royale à travers ses fonctions d’administrateur des douanes et de diplomate). Tous deux écrivent dans un contexte économique, politique et social chaotique qui semble être une longue litanie de maux : les guerres opposant les royaumes de France et d’Angleterre et la revendication anglaise des terres françaises ne cessent pas avec l’accession au trône du fils de Jean de Gand, Henry IV ; les mauvaises récoltes, les épidémies et les séquelles de la peste noire ; l’instabilité sociale dont un des accès les plus aigus fut la révolte paysanne qui déferla sur la Cité de Londres en 1381 ; l’instabilité politique enfin, sous le règne de Richard II, conduisant au ‘Merciless Parliament’ en 1388, puis à l’inévitable déposition de Richard II suivie de l’accession de Bolingbroke, Henry IV, l’un des cinq Lords Appellant à l’origine de la déposition du roi. La période du dernier quart du XIVe siècle est donc impitoyable et, dans ce contexte sombre et féroce, l’éloge de la paix chez Gower et l’appel à la pacification et au pardon lancé par Prudence à son époux Mellibée chez Chaucer résonnent d’une manière significative3. Ce sont des échos du temps politique exprimés de manière littéraire, certes, mais qui traduisent l’urgence de privilégier des solutions pacifiées dictées par la sagesse.

2Dans ce contexte, le terme « paix » recouvre des sens divers. La guerre traduit le conflit armé à l’extérieur du royaume dans son sens le plus classique chez Gower ainsi que l’hostilité du voisinage, des autres marchands, les attaques contre les artisans étrangers et les attitudes xénophobes fragilisant la paix civile chez Chaucer, qui évoque, lui aussi, la guerre au sens strictement militaire. Chaucer est sensible à l’expression de la révolte et de la violence restituée par les cris, la clameur des paysans en colère, la campagne démentant sa vocation paisible et venant déferler bruyamment sur la Cité de Londres en 13814. Si les deux textes présentent des différences de forme et de fond, ils se rejoignent sur de nombreux aspects relatifs à la manière dont on doit combattre la guerre ou lutter contre la violence. Car, tant pour Gower que pour Chaucer, il s’agit de trouver les armes, ici rhétoriques (les armes des poètes), pour lutter contre la guerre, la dénoncer et la vaincre. D’une certaine façon, les deux textes montrent l’affrontement dialectique et rhétorique entre deux inclinations diamétralement opposées depuis toujours : le désir de guerre (la guerre ou ses funestes parents, le litige, la sédition, la vengeance) et le désir de paix que les deux poètes expriment en plaidant pour la patience au sens boécien, la sagesse, la pitié et le pardon. Le fondement du plaidoyer dans les deux textes est explicitement chrétien comme le confirment les références constantes au testament de paix du Christ laissé aux hommes5, à l’enseignement des Évangiles, à saint Paul. Cependant, certains critiques, notamment David Aers, nuancent le fondement chrétien de Mellibee, en soulignant les références insuffisantes aux sacrements essentiels, en particulier la pénitence6. Gower et Chaucer traitent de problématiques universelles et intemporelles comme les ravages de la guerre qui induisent un questionnement sur le silence de Dieu que l’humain, torturé par la guerre, dénonce sans justification réelle.

3Tout l’intérêt de l’approche de l’hostilité et de la paix dans l’écriture de Gower et de Chaucer réside dans la formulation des arguments. Gower conseille la sagesse à Henry IV et, de même, l’épouse conseille à son époux Mellibée d’être prudent et avisé. Dans les deux textes, les expressions relatives à la tempérance, au conseil, à la délibération magnanime saturent l’argumentation et l’on sait que Gower agit en tant que conseiller du nouveau roi. Si les dangers des entreprises belliqueuses sont franchement énoncés, la défense de la paix – sans doute parce qu’elle repose sur l’enseignement christique – s’articule avec pondération et diplomatie mais aussi une grande fermeté :

PP, str. 9, v. 57-58, 63 : Un roi peut ordonner de partir en guerre (…). La paix est le plus grand des biens sur cette terre. [So mai a kyng of werre the viage / Ordeigne and take (…) / Pes is the beste above alle erthely thinges.]

M, p. 235, 239 : Les batailles sont bien aléatoires (…) celui qui maîtrise son cœur, est doublement vainqueur. [‘The dedes of batailles been aventurouse and nothyng certeyne’ (…) ‘he that overcometh his herte overcometh twies.’]

4Rien n’est assené de manière péremptoire : le roi peut être (« mai ») placé dans une situation telle qu’il doit partir en guerre ; les batailles sont justifiées mais elles n’en restent pas moins aléatoires et elles échappent à la toute-puissance du roi. Chaucer invoque Sénèque pour, en réalité, amener la réflexion sur le terrain spirituel : la seule ‘guerre’ qui soit justifiée et honorable est la défense de la foi, telle que l’Apocalypse (3, 4-5) l’affirme. Il ne s’agit pas de guerre terrestre sanglante mais du combat spirituel de ceux qui ont revêtu l’armure du Christ.

5Chaucer et Gower bataillent, l’un en prose, l’autre en vers, afin de faire triompher paix et sagesse. Leur manière diplomatique et pondérée reflète leur objet : la paix. Cependant, ces précautions traduisent aussi les contraintes qui pèsent sur leur statut de poètes proches des lieux de pouvoir dont ils dépendent. Dans son ouvrage, Poets and Princepleasers, Richard Firth Green montre l’influence du cadre aristocratique dans lequel les poètes médiévaux évoluaient, et surtout pour lequel ils travaillaient en produisant des œuvres répondant à une commande princière7. Cette contrainte de la condition du poète médiéval s’appliqua à Gower. Ce fut également le cas de Chaucer, qui fréquentait les cercles royaux et, comme Gower, partageait les intérêts économiques de la grande bourgeoisie des villes, alors en plein essor. Green cherche logiquement à savoir si la classe bourgeoise médiévale fut, par mimétisme, aussi attirée par les poètes. Selon Green, cette classe montante voulut se concilier les bonnes grâces des poètes surtout parce qu’elle reproduisait le goût et les manières des nobles. Chaucer et Gower sont des deux sphères et cela transparaît dans leur écriture, leurs positions ironiques et satiriques également, et notamment dans The Tale of Melibee qui se situe explicitement dans le cadre urbain et implique des professionnels tels que médecins, chirurgiens, juristes (dont le portrait n’est pas toujours flatteur). La littérature renseigne donc bien sur les domaines historiques, politiques, sociaux et reflète la circulation des influences, les emprunts aux autres poètes européens et, dans le cas de Gower et Chaucer, les langues d’écriture, à la fois l’anglais et le français8. Pour la composition des deux textes, nous identifions plusieurs sources formelles et intertextuelles. John Gower emprunte au Miroir des princes et son éloge de la paix est souvent proche du sermon. Pour son dialogue entre Prudence et Mellibée, Chaucer emprunte à un traité de morale écrit par Albertano de Brescia9 dans la première moitié du XIIIe siècle, le Liber consolationis et consilii traduit en français par Renaut de Louhans sous le titre Le Livre de Melibee et Prudence. Une autre influence majeure est Boèce, sa Consolatio philosophiae que tant Renaut de Louhans que Chaucer traduisirent.

6Les deux parties de notre contribution proposent l’étude des procédés stylistiques utilisés pour dénoncer la guerre, d’une part, et défendre la paix selon des stratégies spéculaires, spectaculaires (dramatiques) et enfin architecturales, d’autre part.

Des mots pour dire les maux de la guerre

7Si In Praise of Peace et The Tale of Melibee traitent de sujets similaires, bien des différences formelles semblent les séparer. La plupart des contes de Chaucer sont dits sur le chemin de Canterbury par des personnages qui renvoient à des professions, des statuts, des classes sociales. Le Conte précédent The Tale of Melibee est dit par le pèlerin Chaucer lui-même. Sir Thopas est une tentative de romance qui tourne court. L’hôte interrompt donc Chaucer qui, selon lui, parle pour ne rien dire et gaspille le temps des conteurs (M, p. 216). Il lui commande un autre conte en prose, « à la fois réjouissant et instructif [(i)n which ther be som murthe and som doctryne] » (M, p. 216) (ce qui n’est qu’une variation de « sentence » et « solas », l’agrément et l’enseignement qu’un conte pertinent se doit de combiner). Gower, lui, livre un éloge de la paix, un « carmen de pacis commendacione » (PP, explicit) qui, dès les premiers vers chante la louange du roi Henry IV qui vient juste d’accéder au trône, restaurant la paix après avoir triomphé du mal : « Tu mala vicisti que bonis bona restituisti » (PP, incipit). La voix des deux poètes est donc l’instrument qui défend la paix, l’ordre, l’enseignement face au chaos; ils opposent l’arme du discours à la confusion des actions guerrières. Gower affirme son soulagement de voir le règne de Richard II enfin s’achever ; le terme « praise » reflète à la fois un exercice lyrique et officiel de louange et l’implication personnelle de Gower dans ce nouveau règne en tant que guide et conseiller intime dont le style emprunte souvent au sermon.

8Le conte de Chaucer est beaucoup plus ambigu. Le terme ‘tale’ peut renvoyer à une histoire, un vrai conte, ou – de manière plus sobre ici – à une démonstration pragmatique qui s’autorise cependant de dire le réel à travers une trame narrative allégorique. La critique a souvent délaissé ce Conte. De fait, le nombre infini de références à des autorités, les débats entre l’épouse Prudence et Mellibée (« un homme qui boit du miel [a man that drynketh hony] » (M, p. 229), nourri aux bienfaits terrestres au point d’en oublier les principes christiques) sont longs et reprennent à l’envi les mêmes arguments. Pourtant c’est cette forme informe, cette prose récapitulative fondée sur la reprise et l’excès saturant le Conte, le paralysant presque qui, en définitive, illustre ce que l’histoire allégorique sous-entend : la cité exacerbe les antagonismes entre les citadins et crée une atmosphère belliqueuse et claustrophobique10 parfaitement restituée par les lourdeurs de la prose. La tragédie qui s’abat sur Mellibée, narrée sous une forme allégorique, raconte un épisode de violence urbaine bien réelle induisant un choix entre la vengeance de l'honneur et un règlement pacifié.

9L’histoire de cette tragédie tient en quelques lignes. Un homme jeune, Melibeus, coule des jours heureux avec son épouse, Prudence, et sa fille, Sophie. Il s’absente un jour pour se distraire à la campagne, laissant épouse et fille dans sa maison bien fermée. Trois de ses ennemis guettent son départ, installent des échelles et pénètrent par effraction dans la demeure. Ils battent l’épouse, battent la fille. Les cinq plaies mortelles qu’elle reçoit sous-entendent déjà la possible lecture chrétienne du drame en rappelant les plaies du Christ, ou a contrario les cinq sens corrompus de Mellibée (M, p. 229). L’histoire, à la fois allégorique et topique (puisqu’elle reproduit une agression plausible dans un cadre urbain) est très brièvement exposée et tout le reste du Conte est occupé par un long débat entre Prudence et Mellibée sur la rupture de la paix civile, familiale et même personnelle. Que faire lorsque la paix n’est plus, que l’effraction de la maison se fait le miroir de la fracture d’une vie paisible, une vie douce comme le miel du nom du protagoniste ?

10John Gower se place sur un plan supérieur, non pas le monde des rues et des demeures privées mais le palais royal auquel il adresse cet éloge de la paix. Si Mellibée bascule dans la déraison, Gower, lui, se pose comme le conseil raisonnable du nouveau roi, chargé de veiller sur la paix du peuple. Son conseil est construit, le ton ferme mais diplomatique et il use d’une rhétorique plus subtile. Gower fait un usage très soigné des figures rhétoriques reconnues telles que la répétition – répétition d’expressions, répétitions et listes de noms, répétitions d’un même terme comme « pes » ou « pité » – ou bien encore l’anthithèse, la formulation interrogative, les apophtegmes11. La prose de Chaucer s’adresse à la cité bruyante et cherche une réponse immédiate à des conflits et des litiges qui affectent un monde marchand en plein essor et soucieux de préserver la stabilité. Gower prend le temps de construire le discours qui prône la paix ; Chaucer respecte la chronologie du litige, son débat, son délibéré et ses échéances, comme un homme de loi, mais son temps est celui des marchands évoqué par Jacques Le Goff, et Mellibée veut aller vite dans la résolution de l’affaire.

11Gower utilise les sources (« olde bookes », PP, str. 14, v. 96) moins pour illustrer son propos que pour le structurer, l’ordonner de manière symbolique. Ainsi les références à Salomon et à Alexandre servent à démontrer la division entre le monde monothéiste et le monde païen, la division entre la sagesse et la guerre, et le poète s’appuie sur la forme dichotomique qui oppose, à l’intérieur de la même strophe, paix et guerre, ordre et désordre.

12Dans les deux textes, nous retrouvons l’imagerie médicale, la référence au corps pur, sain, intact et intègre, une imagerie qui emprunte autant à la médecine qu’à la théologie du salut12. Gower le dit bien : « The pes is sauf » (PP, str. 13, v. 89), la paix signifie autant la sécurité politique que le salut de ceux qui ne détruisent pas l’œuvre de Dieu. Gower renforce cette imagerie à travers les références à la peste, à la corruption du corps malade, voire « cannibalisé [devoured] » (PP, str. 18, v. 125). Il s’agit là d’une vision infernale de la guerre où les humains s’entre-dévorent que l’on retrouvera dans Everyman13 et qui s’affronte à son contraire, la guérison du corps tant spirituel que physique : « La paix garantit l’intégrité de l’âme et du corps [Pes is of soule and lif the mannes helthe] » (PP, str. 12, v. 80). La métaphore médicale est récurrente dans la littérature médiévale et on ne s’étonne donc pas que les premiers conseillers – plus ou moins fiables malgré tout – auxquels s’adresse Mellibée soient des « surgiens » et des « phisiciens ». Ce discours métaphorique sur le corps sain et le corps corrompu est de l’ordre du spectaculaire. Il frappe les esprits mais permet aussi de traduire presque visuellement la contamination en chaîne d’autres corps que le corps physique : l’État, l’Église, la société puisque la nation est construite sur le concept du corps politique. La structuration politique fondée sur ce concept implique la santé de toutes les strates sociales en temps de paix ou, au contraire, la gangrène propagée par le désordre et le conflit : « Lorsque la tête est malade, tous les membres du corps souffrent [Of that the heved is siek, the limes aken] » (PP, str. 38, v. 260). Chaucer propose une variation sur ce thème légèrement différente en faisant s’opposer, dans le débat contradictoire, les anciens au corps éprouvé, plein de retenue, et les jeunes, avocats de la guerre, qui ne connaissent que l’impulsion et la cacophonie (voir M, p. 219, les expressions « faire du tapage [make noyse] », « à haute voix [loud voys] », « crièrent [criden] »). De fait, si le poème de Gower décrit le poète conseiller et le roi de manière intime, comme dans le secret d’un cabinet, Chaucer appelle les figures influentes de la société (chirurgiens, médecins, hommes de loi) au chevet de la paix, il convoque des conseillers en grand nombre. Gower est exclusif, il vise l’enseignement du seul prince tandis que Chaucer est en partie inclusif, il tente d’intègrer les voix concordantes et discordantes dans une forme de débat bruyant, le parlement, déjà expérimenté dans son Parliament of Fowls (Parlement des oiseaux).

13Si les autorités (par exemple Sénèque, Ovide, Paul, Job, Ben Sira) sont beaucoup plus nombreuses chez Chaucer – sans doute parce qu’il traduit et accumule des sources – Gower privilégie le soin stylistique de ses conseils au prince. Les formules qu’il utilise dans chacune des strophes sont brèves, explicites. Ce sont des aphorismes, des formules évoquant des proverbes, rappelant ceux de la Bible et les énoncés sages et réalistes de l’Ecclésiaste (str. 10, 11, 12). Le poète revient sur les mêmes formules et cette reprise, de strophe en strophe, crée un effet de concaténation où la guerre et la paix à la fois s’enchaînent l’une à l’autre dans chaque strophe, se séparent au bout des sept vers, la paix étant le seul terme vainqueur au vers final martelé avec force plosives et dentales (« la paix sera victorieuse [and so the pes schal stonde] », PP, str. 55, v. 385). Si cet enchaînement figure de manière ekphrastique un affrontement de forces contraires liées dans une chorégraphie létale dans chaque strophe apparentée à un terrain de lutte symbolique, la découpe en strophes, par rapport au discours chaucérien en prose, est judicieuse. Visant le conseil au prince, Gower use de la répétition pédagogique, de la concaténation, de la réitération pour stimuler la mémorisation d’un enseignement de la prudence et de la sagesse. Revient ici la même formule, qui se suffit à elle-même comme une évidence de nature tautologique : « La paix est le plus grand des biens sur cette terre [Pes is the beste above alle erthely thinges] » (PP, str. 9, v. 63) ; « La paix est préférable [Betre is the pees] » (PP, str. 10, v. 70) ; « La paix assure la sécurité [The pes is sauf] » (PP, str. 13, v. 89). La mémoire de celui qui reçoit le conseil est ici stimulée à travers la brièveté des strophes, petits fragments simples qui se gardent de tout développement et qui privilégient le ciblage lexical, et la découpe du propos ainsi plus facile à recevoir, ce que Mary Carruthers, rappelant les principes pédagogiques et rhétoriques énoncés par Quintilien, définit comme « memory for words14 ». En définitive, malgré une démonstration longue et abondamment référencée, c’est aussi la simplicité du lexique sur lequel Chaucer, lui, insiste en répétant le terme « avyse », « conseil » (M, p. 218, 222), ou à travers le mode allégorique qui met en scène Prudence et Sophie.

14Annonçant la mise en scène du théâtre médiéval de rue, Chaucer évoque la symbolique architecturale qui peut émerger de la figuration domestique littérale. Gower, lui, met en relief des objets à valeur métonymique. La guerre se résume à l’arme (l’épée, PP, str. 6, v. 39) et la paix est une clé (PP, str. 13, v. 90). L’épée induit la mort, la fermeture de toute perspective, tandis que la paix ouvre l’horizon, est solution, possibilité d’avancement. Gower rend l’imagerie de la guerre à la fois plus efficace et plus funeste encore en effaçant les humains, ou bien en les métallisant, en éliminant toute trace d’épiderme qui suggérerait la vie. Plus de troupes mais des multitudes d’épées et de sinistres lances dressées : « Ther ben the swerdes and the speres dulle » (PP, str. 30, v. 207). L’effacement de l’humain et de l’individualité en temps de guerre est renforcé par la domination des ténèbres (PP, str. 15, v. 102) tandis que la paix retrouvée est traduite par la clarté du jour. L’oscillation entre les régimes nocturne et diurne exprime toute l’instabilité que provoque le conflit et il n’est donc pas étonnant de trouver chez Gower l’image bien connue du navire sans gouvernail (PP, str. 33, v. 230-231, le navire de Pierre, c’est-à-dire l’Église mais aussi toute société sans boussole), qui s’inscrit dans le registre connu des phénomènes météorologiques comme illustrations des périls de la mer réelle et symbolique, surface instable par excellence que Sebastian Sobecki a explorée15. Instabilité toujours dans l’évocation de la balance – terme qui apparaît au vers 263 – qui apparaît surtout dans la découpe des vers dont les hémistiches quelque peu irréguliers sont semblables aux plateaux qui luttent pour se déséquilibrer l’un l’autre : « La paix est toujours là, lorsque la guerre n’est plus. La paix assure sécurité, la guerre nous remplit d’effroi. [Pes hath himself, whan werre is al bestad / The pes is sauf, the werre is ever adrad.] » (PP, str. 13, v. 88-89). L’image de la pesée comparative induit aussi la vision du jugement dernier qui séparera justes et injustes ; peser, c’est aussi ce que le monarque avisé doit faire avant toute décision.

15Enfin, Gower donne à voir le divin en maître de tous les destins tandis que l’humain, bon et paisible, doit être un artisan appliqué de la paix, un tisserand déterminé : « L’artisan tend bien la laine, lorsqu’elle est bien filée, / afin que l’étoffe soit solide et tienne bon, / Sinon elle ne durera pas. [Men sein the wolle, whanne it is wel sponne, / Doth that the cloth is strong and profitable, / And elles it mai never be durable] » (PP, str. 43, v. 299-301) Si la métaphore du tissage pourrait rappeller les Parques de la mythologie, dans le contexte moral et théologique du conseil au monarque de droit divin, la métaphore fait surtout écho aux images textiles du Nouveau Testament et de l’Apocalypse qui évoquent les temps derniers lorsque les soldats du Christ, défenseurs de la paix, laisseront l’armure pour être revêtus de vêtements d’un blanc immaculé16. Chaucer recourt à la même métaphore textile lorsqu’il décrit Mellibée déchirant ses vêtements (M, p. 217).

16Il est possible que Chaucer suive ici Gower dans sa représentation de la paix comme une étoffe bien tissée, mais l’usage que Chaucer fait de l’image du tissu est plus ambigu, plus littéral et réaliste. La déchirure des vêtements rappelle ici les rites de deuil spectaculaires qui eurent cours jusqu’au XIIIe siècle et elle fait surtout écho à la fracture de la maison dont la paix domestique est soudain rompue par l’effraction comme si les murs étaient l’épiderme symbolique qui protège le corps familial ou le corps social17. De toute évidence, In Praise of Peace recourt à des figures de style et à l’arme de la rhétorique. Pourtant la fin de l’éloge de Gower suggère aussi l’urgence d’un discours dégagé de l’enveloppe formelle de l’éloquence. La paix est un ‘sacrement’ et doit s’accepter ainsi, sans qu’il soit besoin de le démontrer. Gower le dit clairement (PP, str. 45). La paix semblerait donc être au-delà de toute argumentation, à la fois de la nature du dogme (puisque la paix christique en est la forme supérieure) et l’alliée du discours simple, qui ne recherche pas la manipulation mais les simples mots – « wordes », vocable neutre et explicite dont le choix est plus subtil qu’il n’y paraît puisqu’il rappelle « swerdes », ‘épées’ (PP, str. 30, v. 207), un terme aux sonorités proches mais au sens radicalement opposé.

17Malgré l’abondance d’illustrations, de références et d’autorités, Chaucer semble aussi privilégier une réflexion sur la paix civile qui, en définitive, évite le discours rhétorique à l’excès. Rappelant le rôle, au Moyen Âge, du langage sémiotique, des gestes codifiés et de la valeur expressive du silence, le sage vieillard fait taire les jeunes belliqueux : « L’un des vieux sages se leva, et d’un geste de la main demanda le silence et qu’on l’écoute. [up roos tho oon of thise olde wise, and with his hand made contenaunce that men sholde holden hem stille and yeven hym audience.» (M, p. 219)18. De la même façon, et même s’il souligne l’importance d’un débat contradictoire sur la vengeance ou la médiation pacifique, Chaucer semble aussi se méfier des échanges verbaux trop ouverts où tous les arguments se mélangent comme dans un « hochepot [hochepot] » (M, p. 225)19. Notons enfin que l’essentiel du débat dans Mellibée est mené par une femme, Prudence, une figure allégorique certes, mais une épouse malgré tout dont la société médiévale a une vision souvent ambiguë. Invoquant Ben Sira, Mellibée remarque « Si une épouse dirige tout, elle s’oppose à son mari [if the wyf have maistrie, she is contrarious to hir housbonde] » (M, p. 220). Mais plus loin, en citant Salomon pour ne pas paraître céder au conseil d’une femme, Mellibée admet aussi :

M, p. 221 : Les paroles dites avec pondération et sagesse sont comme les rayons de miel car elles sont douces à l’âme et soignent le corps. [wordes that been spoken discreetly by ordinaunce been honycombes for they yeven swetnesse to the soule and hoolsomnesse to the body.]

18L’usage du terme « honycombes », rappel du nom de l’époux, semble confirmer que même les femmes peuvent être bonnes conseillères, et leur avis peut être apaisant et lénifiant, une douceur qui s’oppose à la violence qui saisit l’époux et contraste avec l'âpreté du parlement appelé à débattre dans la demeure de Mellibée20.

19Le pouvoir de l’éloquence pour défendre la paix est donc affirmé mais les deux poètes poursuivent aussi un enjeu de visibilité du sens à travers des stratégies autres que la rhétorique comme le spéculaire pour Gower et le spectaculaire pour Chaucer.

Refléter et mettre en scène la paix

20Gower commence par faire l’éloge du nouveau roi, puis l’éloge se transforme en sermon, empreint de considérations théologiques et éthiques, et le sermon glisse enfin vers la forme bien connue du Miroir du prince.

21Henry IV est nommé au début et à la fin de l’éloge mais, entre les deux extrémités du poème, il n’est qu’une figure générique, opaque, comme si le conseil au prince s’adressait à tous les princes comme le montre aussi la strophe finale, v. 379-382. Gower évoque ainsi « a kyng » (PP, str. 10, v. 65), « a worthi knyght » (PP, str. 10, v. 67), « what kyng » (PP, str. 11, v. 75) et la figure du roi suggère d’autres figures comme celle du médecin censé, comme chez Chaucer, protéger des maux de la guerre et veiller aux soins de son peuple. Il ne s’agit pas là de traiter des pouvoirs miraculeux que l’on attribuait aux rois mais d’en appeler à la sagesse prophylactique du monarque devant refermer pour toujours les plaies visibles de la guerre pourtant constamment réouvertes (PP, str. 18, v. 122-123).

22Dans sa dimension spéculaire, l’éloge insiste sur les sens, sur le regard, l’écoute, la considération et l’introspection. « Écoutez bien mes paroles [Tak hiede] » (PP, str. 12, v. 82), recommande-t-il, « regardez [loke] » (PP, str. 20, v. 134) et il souligne les références que le monarque doit prendre en compte. Dans l’expression « Ther myght thou se » (PP, str. 14, v. 97) « ther » renvoie à « olde bokes » (PP, str. 14, v. 96), les auteurs anciens et les grandes figures bibliques qui furent des guides et demeurent des miroirs exemplaires qui reflètent sans ambiguïté les méfaits de la guerre si on les explore bien, si l’on réfléchit bien (« if these olde bokes be wel soght », PP, str. 14, v. 96 ; « Bethenk wel in thi mod », PP, str. 14, v. 101).

23Gower recourt aussi à des exemples de manière allusive ; il s’agit de figures non nommées mais dont le souvenir réapparaît dans le miroir du temps historique ou dans l’émail des reliquaires qui furent façonnés lorsque Thomas Becket fur assassiné dans la cathédrale de Canterbury sur l’ordre d’Henry II. C’est à lui, de toute évidence, que Gower pense sans le nommer : « The werre […] sleth the prest in Holi Chirche at Masse » (PP, str. 16, v. 106-107). À travers les reliquaires, qui furent abondamment produits par les ateliers d’émailleurs de Limoges après ce meurtre, le discours sur la guerre devient ekphrastique et donne à voir un épisode tragique du conflit qui opposa l’archevêque anglais et le roi. L’ekphrasis d’un meurtre ancien, sacrilège puisqu’il fut commis dans un sanctuaire, prend davantage de relief lorsqu’à la fin de l’éloge, Gower conclut : « The pes is, as it were, a sacrament » (PP, str. 45, v. 309).

24L’opacité de la figure d’Henry IV, qui ne dure que le temps didactique du Miroir, et même si le nouveau roi est appelé « Electus Cristi » (PP, incipit), entend souligner l’opacité de toute vie humaine, la mortalité du roi, même si Gower n’omet pas le concept du corps politique et ne remet jamais en cause la filiation divine du roi ainsi que le concept des deux corps du roi. Alors même qu’Henry IV vient de monter sur le trône et qu’il représente l’avenir que Gower, et avec lui le peuple, attendent, le poète introduit le topos du ubi sunt qui relativise toute conquête, tout pouvoir. Où sont les grands guerriers : « Wher be thei now ? » (PP, str. 15, v. 101). Le discours évoque ici l’effacement, la disparition, l’au-delà indéfini, que les poètes comme Dante ont cherché à figurer. Le rythme qui sous-tend ce constat, s’appuyant sur des fragments brefs contenant dentales, plosives et gutturales, résonne comme un glas : « Le jour s’en est allé, la nuit est sombre et morne. [The day is goon, the nyght is derk and fade.] » (PP, str. 15, v. 101) ; « On a versé le sang. [The blod is schad.] » (PP, str. 15, v. 105). Rejoignant les autres topoï de la vanitas et du memento mori, le poète souligne l’éphémère de toute conquête dont la nature provisoire ne fait que stimuler la tentation d’autres guerres.

25Il est ainsi paradoxal, mais si justifié, de donner à voir le contraire du faste royal et l’envers du décor politique si fragile. Alors même qu’Henry IV s’élève vers la hauteur réservée à ceux qui tiennent leur pouvoir de Dieu, Gower introduit des images de déclin et de chute : la fleur qui se fanera (PP, str. 16, v. 108) (peut-être la rose rouge des Lancastre), le chariot de la guerre dont les roues se confondent avec celles de la roue de Fortune pour déplorer l’inexorable cyclicité de la guerre (PP, str. 17, v. 113-116). La conquête n’est jamais acquise et engendre d’autres guerres dans un enchaînement que l’humain n’a jamais su enrayer. À travers les références au memento mori (PP, str. 41, v. 281-285), Gower procède à une dévalorisation des figures de combattants illustres et il conseille au prince une vision rassembleuse du royaume unifié selon les principes du Nouveau Testament. Telle doit être la conduite d’un roi magnanime : « Ne l’oubliez pas, pour l’amour du Christ [Remembre uppon this point for Cristes sake] » (PP, str. 23, v. 156). Le verbe « Remembre » exprime la bonne lecture du miroir qui est tendu au prince ainsi que la prise en compte de l’image d’une humanité croyante réunie dans le corps du Christ et dont la carte d’Ebstorf – vision chrétienne du monde créé – figure l’unité pacifiée par le corps du Christ recouvrant tout l’espace. La référence à un état unifié et pacifié chez Gower renvoie à une conception du royaume conçu comme une vaste demeure (rappelant la demeure divine promise à la fin des temps décrite dans 2 Corinthiens 5, 1), ceint de toutes parts par des frontières protectrices (PP, str. 42, v. 291).

26In Praise of Peace procède ainsi à une dilatation de l’espace politique anglais structuré selon des principes harmonieux tout en suggérant que ce résultat ne peut être atteint que par l’inverse, la focalisation sur la relativité de toute chose et le travail du for intérieur (PP, str. 21).

27Si In Praise of Peace peut être défini comme un Miroir du prince, le Conte de Mellibée se plie moins aisément aux critères de ce genre que Chaucer exploiterait, sans doute parce que Mellibée est un bourgeois. Plus exactement, le Conte de Mellibée peut être envisagé non seulement comme un Miroir mais aussi comme une forme dramatique présentant des similitudes avec le théâtre des moralités (annonçant Le Château de Persévérance, par exemple21).

28Le Conte de Chaucer propose un débat sur la paix et la médiation qui fait penser à un parlement convoquant des conseillers en nombre, une pratique que Prudence réprouve (M, p. 225). 

29Mais ce parlement est inaudible et le lexique du conseil (M, p. 218) s’affronte à la vocifération informe (« crieth », « clatereth », M, p. 220 ; « criden », M, p. 219). Derrière cette réprobation se profile une réflexion sur l’efficacité réelle du débat public dans un monde urbanisé en essor et sur la valeur du débat privé et de la réflexion intérieure, ici le dialogue entre Mellibée et son épouse, qui se rapproche du Miroir. Prudence fait valoir les arguments de paix pour défendre la raison et œuvrer pour le bien (« grete profit », M, p. 236) de son époux. Elle s’inscrit dans un cadre délibéremment privé même lorsqu’elle s’adresse aux adversaires de Melibée ; elle privilégie la réflexion afin de parvenir à une conclusion raisonnable dans cette situation urgente (« took avys in hirself, / thinking how she myghte brynge this nede unto a good conclusioun and a good ende », M, p. 236). L’espace dans lequel elle traite avec les adversaires est privé (« a pryvee place », M, p. 236), un espace en retrait et loin du vacarme public où elle plaide pour la paix, leur faisant valoir les bienfaits de la paix et les maux que la guerre engendre (« and shewed wisely unto them the grete goodes that comen of pees / and the grete harmes and perils that been in werre », M, p. 236). L’adverbe « wisely » traduit bien le conseil et l’enjeu moral et didactique qui caractérisent le Miroir. On peut s’étonner que le Miroir chez Chaucer soit utilisé par une femme mais le plaidoyer pour la paix civile implique ici le foyer familial, la demeure privée sur laquelle la femme règne, usant de ce que David Wallace définit comme « household rhetoric22 » tandis que Gower construit un miroir destiné à un prince afin qu’il gouverne la vaste demeure du royaume.

30On peut aussi s’étonner de ce que la voix forte, si essentielle dans la société médiévale, comme les études de Paul Zumthor l’ont bien montré23, soit supplantée par le dialogue privé entre Prudence et son époux ainsi que par le conseil intime de Gower au nouveau roi qui plaident pour la réflexion intérieure, le silence du coeur. L'objectif est l'intériorisation, la visualisation individuelle des enjeux de la guerre et de la paix pesés dans le for intérieur.

31Tant dans In Praise of Peace que dans The Tale of Melibee, on retrouve de nombreuses références à la vue, à l’introspection par la considération d’images. Il s'agit de faire voir le propos. Chaucer surtout (même si ses pèlerins comptent sur leur voix pour remporter le concours narratif – le « puy » littéraire – ) semble suggérer que d’autres modalités de démonstration sont envisageables notamment à travers la dramatisation et la monstration. Partie d’un récit-cadre se constituant en route, sur le chemin de Canterbury, le Conte, dans certains de ses passages, préfigure le théâtre des moralités. Bien avant Le Château de Persévérance, le début du Conte met en œuvre les caractéristiques qui seront celles du Château de Persévérance ou d’Everyman, par exemple. Tout comme Everyman, brusquement arrêté par Mort, alors qu’il est en chemin pour retrouver les plaisirs de la chair et son or (« fleshly lusts and his treasure24 »), chargée par Dieu d’éclairer son regard aveugle, Mellibée – lui aussi riche et puissant – rentre de la campagne où il est allé se distraire. De même, la description de la maison assiégée de Mellibée, comparée à une forteresse violée, annonce la description du château allégorique du théâtre dont subsiste un dessin dans le manuscrit Macro V. a. 35425, un château représentant la psychomachie, le combat en l’homme entre les forces du mal et les vertus26. Si la maison de Mellibée, semblable à une forteresse assiégée, précède Le Château de Persévérance dans la chronologie littéraire, Robert Grosseteste, lui, donne déjà au XIIIe siècle dans son Château d’Amour une vision moralisée et dramatisée de l’architecture castrale. Le Château d’Amour de Robert de Grosseteste, dont Robert Mannyng de Brunne donne une traduction à la fin du XIIIe siècle ou au début du XIVe siècle, décrit la Genèse, puis la chute de l’homme qui donne lieu à un procès (un débat là encore), entre les quatre filles de Dieu (Vérité, Justice, Miséricorde et Paix), sur le salut qui doit ou pas être accordé à l’homme. Le Christ descend des cieux dans un château fermé de toutes parts et particulièrement imprenable27, dont les trois étages correspondent à la foi, l’espérance et la charité, et dont les quatre tours figurent les vertus cardinales, c’est-à-dire Force, Temperance, Justice et Prudence28. Dans sa représentation théologique ou profane (souvent reproduite dans l’art), le thème du château moralisé assiégé peut avoir inspiré Chaucer, surtout dans un conte allégorique, et ajouté une dimension dramatique à la narration. Dans Le Château d’Amour comme dans Mellibée, la paix comme une demeure est clairement illustrée, depuis la maison dans la cité, jusqu’au palais du roi, et enfin la demeure du divin. En définitive, la paix finit par être trouvée par l’homme qui sonde son cœur aussi conçu comme une demeure.

32La maison de Mellibée était pourtant inviolable (« the dores weren faste yshette », M, p. 217) et les échelles dressées contre les murs rappellent l’assaut – réel ou allégorique – contre une forteresse; ici, elles dramatisent une bataille livrée contre l’intime dont le franchissement des fenêtres constitue l’ultime étape. Les fenêtres figurent le seuil, la frontière entre le monde intérieur domestique et la sphère publique où se tiennent les trois ennemis, et plus loin la multitude de conseillers appelés non pas à combattre mais à débattre (ce qui revient en définitive au même), certains justes, d’autres hypocrites. L’espace domestique ainsi dépeint (la demeure et ses hauts murs, M, p. 217) évoque aussi la verticalité des échafaudages utilisés par le théâtre de rue et l’horizontalité de l’espace dramatique, qu’il soit locus ou platea, de la cité environnante. Tant chez Chaucer que chez Gower, la représentation de la maison ou de la nation comme une forteresse allégorique s’appuie sur de nombreuses références à l’expression de la paix comme une demeure.

33Les descriptions architecturales sont fréquentes dans l’œuvre de Chaucer. The Knight’s Tale (Le Conte du Chevalier), par exemple, donne des représentations de tours, de lices, et l’on se souvient que Chaucer fut contrôleur des grands chantiers royaux. L’architecture dans The Tale of Melibee comme dans In Praise of Peace est donc autant une réalité dont on a des représentations identifiables qu’un instrument allégorique inscrit dans le débat qui oppose la violence et la paix. Chez Chaucer l’architecture prend la forme concrète d’une vraie demeure qui oppose le monde organisé du marchand à la campagne, la sécurité domestique aux périls qui surgissent dès lors que le marchand est ailleurs, ici comme dans The Shipman’s Tale (Le Conte du Marin). Gower conçoit également le royaume en paix comme une maison sûre qui protège son peuple. L’approche de Chaucer est cependant plus polysémique: Mellibée est un bourgeois puissant qui peut être un marchand, mais c'est aussi une figure de prince rendant la justice. Sa maison est donc à la fois une demeure particulière en ville et le lieu, logiquement plus vaste, où va être convoquée (« assembled », M, p. 218) une forme particulière de parlement (« a greet congregacion of folk », M, p. 218). Le conte évoque même la « cour » de Mellibée. Il s’agit donc autant d’un palais, où l’on s’agenouille en signe de respect, de soumission et d’hommage rendu à l’autorité29 que d’un tribunal qui met sa décision en délibéré30. Chaucer construit ici une cartographie des lieux publics et privés où l’ordre doit régner. Si ces références diverses aux lieux où l’ordre doit s’appliquer, depuis la maison de celui qui contribue à la prospérité économique jusqu’au palais du prince qui pacifie les conflits en relevant les repentis, permettent d’envisager de multiples cas et situations, le Conte peut donner l’impression d’être un « hochepot », terme ambigu comme cela a été vu. Malgré tout, la conclusion des débats opposant les bienfaits de la paix et les désastres entraînés par la violence repose sur ce que David Wallace définit comme « orthodoxie religieuse31 », c’est-à-dire la recherche du pardon et de la pitié, à l’image du jugement divin miséricordieux. Pour Gower d’ailleurs, la « pitié » (« pité ») est un terme très proche de la paix (« pes »), comme une sœur sur le plan sémantique et euphonique. L’injonction de préserver la paix en mettant en pratique le message christique justifie, dans les deux textes, l’oscillation entre l’extérieur (les guerres externes, la cité et ses dangers, par exemple) et l’intérieur (la paix domestique chez Chaucer, le royaume comme « hom » chez Gower). Mais l’intérieur le plus précieux est, en définitive, l’être, soi-même comme une demeure pacifiée où la vraie conquête est l’empire sur soi-même ainsi que Prudence le conseille vivement (M, p. 239).

34Les deux textes convergent ainsi à la fin en donnant une conclusion de nature eschatologique, qui évoque la fin dernière qui attend tout homme. La paix relie et met en adéquation trois sens du royaume qui devraient être indissociables : le gouvernement politique avisé, la bonne gouvernance de soi-même, deux prérequis pour accéder au seul gouvernement qui transcende tous les régimes terrestres temporaires: le royaume divin. Gower et Chaucer ont tous deux une vision domestique de la paix. La paix domestique est littérale pour Chaucer afin que la cité ait un bon fonctionnement. Gower, lui, propose une vision métaphysique de la paix de la nation. Faisant l’éloge du roi et de son pouvoir de droit divin, Gower rappelle que l’ultime demeure – au-delà du royaume terrestre – est celle du Seigneur, domus ne se distinguant pas de Dominus. La paix est un sanctuaire, un ‘sacrement’ et le roi est celui qui cimente les remparts contre la tentation de la reprise des guerres hors des limites de l’Angleterre qu’Henry IV pourrait avoir à l’esprit, et préserve ses sujets. Ceux-ci, avant d’être ses sujets, sont les enfants de mère Église – une structuration conservatrice fondée sur une approche civile, politique et théologique traduite par la métaphore de la demeure.

35Dans les deux textes retenus pour cette réflexion, la paix est envisagée dans les sphères publique et privée.Toutefois, les deux poètes ont recours à des formes d’expression diverses. Si Gower s’en tient au Miroir du prince, une forme appropriée puisqu’il adresse son conseil au jeune Henry IV, Chaucer conçoit son Conte comme une enveloppe plus souple pouvant accueillir différentes articulations du discours sur la paix et la pacification, non seulement le Miroir tendu par Prudence à son époux, le discours allégorique et métaphorique, mais aussi la dramatisation d’une tragique affaire urbaine.

36Les deux textes (mais surtout l’éloge Gower) oscillent entre l’éthique médiévale fondée sur les valeurs chevaleresques prônant la défense armée de la foi chrétienne et une vision pré-moderne où guerre, conflit, sédition sont préjudiciables non seulement pour le royaume mais aussi pour les citoyens des villes, les marchands et artisans qui se pressent aux portes de la demeure de Mellibée.

37Chaucer semble s’inquiéter de la promiscuité parfois menaçante de la ville qu’il fréquentait pourtant, tandis que Gower se place sur le plan plus intime exigé par le conseil prodigué au prince, en réalité à tous ceux qui ont la mission de gouverner (« Noght only to my king of pes Y write, / Bot to these othre princes Cristene alle », PP, str. 55, v. 379-380). Gower est préoccupé par la mémoire, terme qui revient dans son éloge (PP, str. 23, v. 156 et à la toute fin dans l’explicit). « Remembrance » (PP, explicit) reflète l’enjeu didactique du conseil au prince fondé sur la répétition et l’intériorisation de principes de tempérance et de sagesse afin qu’il s’inscrive dans l’histoire et ne soit pas oublié, afin surtout de préserver l’intégrité de son royaume et de ses sujets conçus comme les membres soudés d’un grand corps. Cette vision politique fondée sur la défense de l’ordre rejoint la vision néotestamentaire qui rassemble les artisans de paix dans le grand corps ecclésial dont le Christ est la tête.

38Ainsi se déploie dans les deux textes une conception totale de la paix qui doit régner dans la nation comme dans chaque humain. Chaucer insiste sur cet aspect à la fin du Tale of Melibee lorsqu’il se met en retrait de la cité et valorise l’homme intérieur en rappelant Salomon (M, p. 231).