Colloques en ligne

Aude Mairey

La paix civile chez John Lydgate (années 1420-1430)

John Lydgate and Civil Peace (1420s-1430s)

1Il n’est plus à démontrer que de nombreux poètes anglais de la fin du Moyen Âge ont pris fait et cause pour la paix. Mais plutôt que de la paix, il faut parler des paix. J’ai montré ailleurs, à la suite, notamment, de Jean-Philippe Genet et de Benjamin Lowe que l’on pouvait distinguer la paix extérieure et la paix intérieure, ou paix civile, même si viennent s’y superposer d’autres catégories comme la paix spirituelle ou la paix pragmatique1. Je souhaite désormais, dans le prolongement de cette précédente réflexion, me pencher sur l’importance de la paix civile dans la littérature anglaise du xve siècle, période turbulente s’il en est – entre l’usurpation des Lancastre en 1399 qui a eu de profondes conséquences et les guerres civiles de la seconde moitié du siècle qui ont conduit à l’établissement des Tudor en 14852. J’envisagerai plus précisément une période spécifique, située entre ces deux pôles, la minorité d’Henri VI de Lancastre entre 1422 et 1437 et qui fut, sinon une période de guerre civile, du moins une période troublée, hantée par la peur des divisions et du désordre ; et un poète en particulier, John Lydgate (v. 1370-v. 1450), dont l’œuvre fut extrêmement riche.

2Lydgate en effet, également évoqué dans ce volume par Marie-Françoise Alamichel, a déployé dans nombre de ses œuvres contemporaines une méditation sur les problèmes causés par la division et sur les moyens d’atteindre la concorde, par l’intermédiaire, notamment de l’histoire de Thèbes, ou encore par celui de l’histoire romaine. J’ai retenu principalement le Siege of Thebes (ci-après Siege), composé en 1421-1422, le Serpent of Division (ci-après Serpent), la seule œuvre en prose de Lydgate, composée en 1422-1423, la Fall of Princes (ci-après Fall), œuvre monumentale composée dans les années 1430 ainsi que les Lives of St Edmund and Fremund, composées en 1434.

3Comment Lydgate se présente-t-il comme le poète de la paix civile durant la minorité, et ce en dialogue avec ses destinataires induits, certains membres de la dynastie lancastrienne – même s’il a été lu plus largement, au moins pour ce qui concerne les poèmes ? J’envisagerai dans un premier temps le choc provoqué par la mort d’Henri V et l’accession au trône d’un bébé de neuf mois, Henri VI, inscrit dans le Siege et le Serpent, avant de m’intéresser aux prolongements des années 1430, en particulier par l’exploration de la Fall. Enfin, j’évoquerai les solutions proposées par Lydgate dans son œuvre hagiographique et, à nouveau, le Siege, lesquelles ont à voir, aussi, avec l’affirmation d’une littérature en anglais.

L’angoisse de la division

4Les minorités royales sont toujours délicates au Moyen Âge, on le sait, mais celle d’Henri VI, qui monte sur le trône à neuf mois, après la mort de son père Henri V le 31 août 1422, suivie par la mort du roi de France Charles VI en octobre de la même année, juste après le traité de Troyes de 1420 qui fonde la double monarchie franco-anglaise, est assurément un défi de grande ampleur, et ce d’autant plus que les frères d’Henri V, Jean de Bedford et Humphrey de Gloucester, désormais les personnages les plus puissants du royaume, connaissent des désaccords. Le testament d’Henri V étant ambigu, il est finalement décidé au parlement de décembre 1422 que le duc de Bedford sera protecteur et défenseur du royaume mais que lors de ses absences – qui seront de fait nombreuses car il est aussi régent de France –, son frère Humphrey le remplacera. Un gouvernement conciliaire est également constitué de manière formalisée, ce qui, comme l’a souligné David Grummitt, est original3. Quant au jeune roi, il est doté d’une persona publica formelle, maintenant ainsi la fiction de l’incarnation royale du pouvoir. Humphrey, toutefois, est déçu et nourrit des rivalités politiques, particulièrement contre l’évêque de Winchester Henri Beaufort, membre d’une branche illégitime, mais puissante, des Lancastre. Ils en viennent pratiquement aux armes en 1425, à tel point que le duc de Bedford doit rentrer en Angleterre pour apaiser le conflit, au moins pour un temps, alors que la guerre en France continue de faire rage. Malgré la façade d’une unité affichée, les tensions sont donc palpables.

5En 1422, John Lydgate est un poète largement reconnu, comme l’a montré par exemple Derek Pearsall4. Il a déjà composé de nombreux poèmes, dont le célèbre Troy Book pour Henri V, entre 1412 et 1420. Durant la période de la minorité, il écrit beaucoup, dont nombre d’œuvres de circonstances, pour la noblesse et la gentry comme pour les élites urbaines. Maura Nolan a montré combien il était inscrit dans la constitution d’une culture « publique », quand bien même le public visé était sans doute plus restreint que celui d’un Geoffrey Chaucer ou d’un William Langland, écrivains majeurs des dernières décennies du xive siècle5. C’est au tout début des années 1420 qu’il compose un de ses rares textes sans patronage affiché, le Siege, premier récit complet, comme l’a rappelé Marie-Françoise Alamichel, de l’histoire de Thèbes en anglais et qui insiste fortement sur l’impact destructeur des luttes fratricides entre les deux fils d’Œdipe et de Jocaste. Or, selon James Simpson, le Siege (ou Destruction comme il préfère appeler le poème) aurait été écrit après la mort d’Henri V, et constituerait un avertissement aux frères de ce dernier, arguant notamment que si ce n’était pas le cas, le pouvoir de prédiction de Lydgate aurait été exceptionnel6. Il est clair en tout cas que c’est un poème très largement tourné vers les conséquences de la discorde mais qui, on le verra dans le troisième point, réfléchit également sur les possibles solutions à cette dernière.

6À peu près au même moment, et très probablement après l’accession au trône d’Henri VI, le moine bénédictin compose sa seule œuvre en prose, le Serpent, un texte moins diffusé (et d’ailleurs assez peu étudié) mais sans doute plus connu que les quatre manuscrits conservés ne le laissent présager7. Le Serpent relate, là encore pour la première fois en anglais, la vie de César, ou du moins, sa vie à partir du début du triumvirat avec Marcus Crassus et Pompée, jusqu’à son assassinat, à partir de différentes sources, notamment françaises8. Comme son nom l’indique, il insiste là aussi très fortement sur les conséquences de la discorde civile qui gangrène Rome, particulièrement entre César et Pompée qui ont aussi, ne l’oublions pas, des liens familiaux puisque le second a épousé la fille du premier, Julia. L’image du serpent fait évidemment penser au serpent de la chute, mais peut-être aussi, selon Maura Nolan en tout cas, au serpent évoqué dans le Siege, qui tue un enfant et provoque une division temporaire (Siege, livre III, v. 3188-3519). Dès le début du texte, dans tous les cas, les causes et les conséquences de la division sont claires :

Serpent, p. 49-509 : Mais dès que la fausse cupidité apporta l’orgueil intérieur et la vaine ambition, le serpent nocif de la division a éclipsé et fait pâlir leur valeur ; on en conclut véritablement, comme dans le sens, que chaque royaume, par la division, est mené à sa destruction. Car l’orgueil présomptueux du parti de Julius et la cupidité nocive mêlée d’envie du parti de Pompée ont rendu la cité de Rome bien détruite et dévastée. (…) Et finalement, les fausses divisions entre eux leur fut plus désastreuse et ont causé plus de ruine pour leur ville que lorsqu’ils ont bataillé contre le reste du monde, ainsi que cette petite histoire le relatera de manière concise. [But als sone as fals covitise broughte inne pride and vayne ambicion, the | contagious Serpent of Division eclipsed and appalled theire worthines; concluding sothely as in sentence that every kingdome be division is conveied to his distruccion. For the surqvidous pride on the party of Julius, and the contagius covetise entremelled with envye on the party of Pompye, made the famous citie of Rome ful waste and wilde. (…) And finally the fals division amongs themsilffe was more importabill vnto hem, and cavsed more rvyne of her tovnne, thanne when they had werre with all the worlde; lyche as this litil story compendiously shal devise.]

7L’envoi, en vers, est pour sa part très clair, en soulignant le lien du récit narré avec la situation contemporaine, soutenu par l’Évangile de Luc (11, 17) :

Serpent, p. 67 : Le Christ lui-même a noté dans les écritures que toutes les terres et toutes les régions qui sont divisées ne peuvent perdurer, mais sont rapidement tournées vers la désolation ; ce pourquoi, vous, seigneurs et princes de renoms, si sages, si valeureux et si vertueux, faites de Pompée et de Jules César un miroir devant votre raison. Aucun homme ne peut réparer le mal fait par la mort ; contre son coup, il n’y a pas de salut. Il est très difficile de s’assurer de la fortune, sa route tourne trop souvent en haut et en bas. Et pour éviter la discorde et les dissensions, ne soyez pas opposés entre vous, rappelez-vous toujours, dans votre discernement, Pompée et Jules César. [Criste hymselfe recordith in scripture / That euery londe and euery region / Whiche is devided may no while endure, / But turne in haste to desolacion; / For whiche, ye lordes and prynces of renowne, / So wyse, so manly, and so vertuous, / Maketh a merowre toforne in youre resoun / Of Pompey and Cesar Iulius. / Harme don bi dethe no man may recure, / Ayeins whose stroke is no redempcion, / Hit is full hard in fortune to assure, / Here whele so ofte turnith vp and downe. / And for teschewe stryf and dissecion / Within yowereself beth not contrarious, / Remembring ay in yowre discrecion / Of Pompey and Cesar Iulius.]

8Même si le texte a probablement été écrit pour Humphrey de Gloucester, on voit bien qu’il n’en est pas l’unique destinataire. Et le parallèle entre les Romains et les contemporains du poète est d’autant plus net que Lydgate a effectué un ajout remarquable par rapport à ses sources : l’épisode de la conquête de la Bretagne par César (Serpent, p. 50-51), qui n’est tombée qu’à cause de la discorde entre ses gouvernants, et non par la grandeur du général romain, épisode sans doute tiré de la chronique la plus diffusée en Angleterre, celle du Brut10.

9Il a déjà été remarqué que le concept de division tel qu’il apparaît ici est vraisemblablement inspiré du prologue de la Confessio amantis de John Gower, composée à la fin du xive siècle11, et qui est centré sur cette notion, non seulement au sein du royaume et de la société mais aussi de l’Église (c’est l’époque du Grand Schisme) et plus généralement de l’histoire de l’humanité toute entière, revisitée dans le cadre de l’interprétation par Daniel du rêve de Nabuchodonosor ; or, le point de décadence majeur est, selon Gower, la chute de Rome. Et en fin de compte, c’est bien l’homme qui est la cause des divisions, en vertu de l’intrication ultime entre macrocosme et microcosme. Il existe cependant une différence de taille entre les deux auteurs, concernant le rôle de la Fortune, plus important chez Lydgate que chez Gower, pour lequel l’homme est tout entier responsable de son destin. Le moine bénédictin ne minimise pas cet élément, mais reconnaît pour sa part l’influence majeure de la dame, issue bien évidemment du concept boétien. Quel meilleur exemple que celui d’Henri V, frappé par la mort alors qu’il était, apparemment, au sommet de sa gloire et de la roue de Fortune12 ?

10Le Serpent est donc un texte important, d’une part parce qu’il est un témoin majeur de la réflexion de Lydgate sur les causes des dissensions à un moment-clé de l’histoire de l’Angleterre, et d’autre part parce qu’il conforte, peut-être plus encore que le Siege, l’attachement du poète à l’histoire antique non seulement pour mener cette réflexion mais aussi pour elle-même, dans un mouvement qui s’apparente, selon Andrew Galloway par exemple, à un « humanisme vernaculaire13 », ici manifesté en prose, ce qui est remarquable dans une période où la versification, notamment pour parler de politique (au sens le plus large du terme), est généralement préférée14. Et le Serpent est d’autant plus intéressant qu’il n’est pas une œuvre de propagande basique ni un exemplum sans nuances. En effet, César est présenté de manière parfois contradictoire. Il est certes dévoré par son orgueil, comme le suggèrent les premières lignes du texte citées plus haut, mais, contrairement à Pompée qui apparaît comme un odieux personnage, il est qualifié à de nombreuses reprises de manly man, un qualificatif généralement élogieux chez Lydgate, notamment dans le Troy Book. Par ailleurs, César lui-même insiste sur le fait qu’il mène une guerre juste, même si ses arguments peuvent paraître fallacieux. Ainsi s’adresse-t-il à ses chevaliers après le passage du Rubicond :

Serpent, p. 58 : ‘Je laisse ici toutes les anciennes considérations effectuées entre Rome et moi, et je laisse ici toute l’amitié d’ancienne antiquité ; je suis seulement les traces de la fortune et, de toute intention, je commence une guerre juste puisque je ne peux pas atteindre mon titre de droit par la seule médiation de la paix exprimée de mon côté.’ [‘Here I leve behynde all the olde consideracions made bitwixte Rome and me and here I leve all the frendschip of olde antiquite and onely folowe the tracis of fortune and of hole entente I begyn a rightful werre, for cause onely that bi mediacion of pees proferid on my side I may nat atteyne my title of right.’]

11Finalement, s’il reconnaît la victoire de César dont on notera au passage qu’il s’en remet à la fortune, Lydgate insiste sur le fait que ce dernier, au plus haut de la roue (comme Henri V), finit par tomber, assassiné. Maura Nolan a bien montré la manière dont le poète adaptait et manipulait ses différentes sources, en particulier ses deux principales sources françaises du xiiie siècle, Li Hystoire de Julius Cesar de Jean de Thuin et Les Faits des Romains15. Mais au-delà, on voit à quel point cette œuvre complexe permet une réflexion sur les causes de la discorde civile, offerte à un acteur anglais, Humphrey, un brin fomenteur de troubles, et plus généralement aux gouvernants de la double monarchie.

12Un homme au moins ne s’y est pas trompé, le Londonien John Vale, secrétaire de Thomas Cook, un puissant marchand qui fut, entre autres, maire de Londres. Dans les années 1470, Vale a compilé et copié, sans doute à la demande de son patron, un manuscrit, le British Library Additional 48031A, appelé le John Vale’s Book16, à la teneur profondément politique, regroupant notamment des manifestes d’avant et pendant les guerres des Roses, des traités comme le Governance of England de Sir John Fortescue (un des plus importants, si ce n’est le plus important traité politique de la période), des matériaux, donc, pour réfléchir aux troubles internes et à leurs causes. Et l’on y trouve aussi le Serpent de Lydgate, dans une version un peu différente de celle des autres manuscrits, ce qui suggère une circulation plus large que celle des quatre copies connues.

13Quelques années plus tard, l’histoire romaine, plus encore que l’histoire thébaine, est à nouveau mobilisée par Lydgate pour réfléchir sur les problèmes causés par les dissensions civiles, dans un autre texte destiné à Humphrey de Gloucester et dans la composition duquel ce dernier est d’ailleurs intervenu, la Fall.

L’infortune des royaumes divisés

14La Fall of Princes, adaptée du De casibus virorum illustribus de Boccace par l’intermédiaire de la version française de Laurent de Premierfait, est un des poèmes les plus importants de Lydgate (et l’un des plus diffusés, malgré sa taille imposante) qui raconte donc la chute de nombreux personnages, masculins et féminins, d’Adam et Ève à l’époque de Boccace, avec de nombreuses digressions sur des sujets variés, et pas seulement moralisateurs17. L’œuvre, commanditée par Humphrey de Gloucester, a été composée entre 1431 et 1438, soit durant la seconde partie de la minorité d’Henri VI, et durant une décennie particulièrement difficile pour les Anglais, au sein de leur royaume d’une part, plongé dans de grandes difficultés économiques, secoué par les rivalités politiques et par le fait que les actes du jeune roi apparaissent déjà comme hésitants et peu aptes à apaiser les tensions ; dans le royaume de France, d’autre part, un des événements les plus marquants de la période étant sans doute la défection du duc de Bourgogne, qui fait sa paix avec Charles VII de France en 1435.

15Outre l’ajout d’autres sources pour compléter parfois le propos de Boccace, une des innovations majeures de Lydgate, sur la suggestion, selon ses dires, de Humphrey de Gloucester (Fall, prologue du livre II, v. 134-161), est l’ajout d’envois à la suite de nombreuses histoires, généralement moralisateurs mais non dénués pour autant de réflexion en lien avec la situation contemporaine – on en compte plus d’une soixantaine18. Je me concentrerai sur ces derniers, dans la mesure où ils sont très clairement démarqués de leur source. Le thème de la division, particulièrement celui des luttes fratricides, apparaît dès le livre I avec en premier lieu un résumé de l’histoire de Thèbes (non sans une référence au Siege) accompagné de l’un des premiers envois, où il est à nouveau fait référence à l’Évangile de Luc.

16La présence majeure de l’histoire romaine, liée à sa source principale mais encore amplifiée, joue un rôle pivot dans la réflexion du poète sur la paix civile, même s’il faut souligner que d’autres épisodes de l’histoire antique, perses notamment, s’y prêtent aussi. Dès le récit des origines de Rome, à la fin du livre II, Lydgate ajoute un long envoi sur sa chute, dont voici le début :

Fall, livre II, v. 4460-4466 : Rome, rappelle-toi ta fondation et de quels gens tu as pris ton début : ta construction fut initiée par de fausses dissensions, par le massacre, le meurtre et le vol outrageux, qui nous ont donné une forme de savoir – un faux début, les auteurs le déterminent, se transformera en ruine. [Rome, remembre off thi fundacioun, / And off what peeple thou took[e] thi gynnyng: / Thi bildyng gan off fals discencioun, / Off slauhtre, moordre & outraious robbyng, / Yevyng to vs a maner knowlechyng, – / A fals begynnyng, auctours determyne, / Shal be processe come onto ruyne.]

17On le voit, Rome semble ici condamnée en raison ses origines mêmes, marquées, là encore, par une lutte fratricide entre Romus et Rémulus. Une grande partie des épisodes suivants, égrenés au long des livres III à VII, est centrée sur les dissensions jusqu’à la chute de la ville. On peut citer les histoires de Coriolan au livre III, de Marcus Manlius au livre IV, des Gracques au livre V, de Marius Gaius au livre VI … et bien sûr les luttes au temps de Pompée et de César. Le Serpent est d’ailleurs largement repris dans le passage très détaillé sur ces dernières, toujours au livre VI. Et si les deux envois de ce long récit, l’un plus axé sur Pompée et l’autre plus axé sur César, diffèrent sur la forme de celui du Serpent, ils disent à peu près la même chose – Lydgate insistant toutefois encore plus clairement sur le fait que c’est la stance guerrière de César qui a finalement provoqué sa chute. L’histoire romaine n’a donc rien perdu de sa portée dans les années 1430.

18L’importance de la Fortune, thème clé de la Fall, est par ailleurs davantage mise en avant que dans le Serpent : au début du livre VI par exemple, lorsqu’elle dialogue directement avec Boccace et, alors que ce dernier lui demande de l’aider à continuer son livre, elle cite plusieurs exemples de Romains qui seront repris dans la suite du livre, Gaius Marius et Pompée. Elle insiste toutefois sur le fait qu’elle n’est pas seule en cause dans leur chute mais que ces mêmes Romains y ont largement contribué – selon elle, notamment, Gaius est un tyran assoiffé de sang…

19Mais elle évoque aussi des personnages qui n’apparaîtront pas dans la suite du texte et qui montrent les limites de l’empathie de Lydgate, après Boccace, pour le « peuple » ; le plus notable est celui de Spartacus (Fall, livre VI, v. 750-840). Car Fortune dit bien qu’elle s’est retournée contre les révoltés, et contre Spartacus en particulier parce que c’est un « rustre », en écho à plusieurs autres références contre le « peuple », dans les histoires de Coriolan ou encore de Marcus Manlius. Dans l’envoi sur ce dernier, par exemple, Lydgate souligne qu’il ne faut pas faire confiance à la « communauté [comounte] » (Fall, livre VI, v. 681). Même si le peuple doit être protégé, il n’a pas voix au chapitre : la révolte « populaire » n’a aucune légitimité et n’est donc pas véritablement incluse dans la réflexion sur les causes des dissensions internes – elle apparaît surtout comme un symptôme des dissensions existantes entre les grands.

20Il n’est sans doute pas fortuit que le Serpent et la Fall soient tous deux adressés à Humphrey de Gloucester. Si ce dernier a joué un rôle majeur dans le développement d’une littérature vernaculaire teintée d’humanisme et qu’il a contribué à introduire ce dernier en Angleterre19, il était très controversé sur le plan politique, et nombre de ses actes ont été peu propices pour établir l’harmonie dans le royaume. Il a d’ailleurs fini assassiné en 1447, ce qui n’a pas peu contribué à l’éclatement des guerres civiles après 1450. Lydgate, là encore, ne fait donc pas œuvre de simple propagandiste. La place des divisions internes dans la Fall, encore amplifiée par rapport à sa source, le montre amplement.

21Quoi qu’il en soit, le lien des nombreux épisodes de dissensions présents du début à la fin de la Fall, non seulement à propos de Rome, mais aussi de Thèbes et de Perse, on l’a vu, et de la Bretagne, là encore – l’histoire d’Arthur est en effet surtout contée en relation avec la trahison de Mordred au livre VIII (v. 2261-3206)20 avec une amplification de Lydgate par rapport à sa source –, ce lien donc, avec la situation présente et même postérieure, a été perçu par certains de ses contemporains. On sait en effet que John Vale, encore lui, a commandé une imposante anthologie poétique dans le troisième quart du xve siècle regroupant de nombreux poèmes courts de Lydgate, mais aussi de Chaucer. Or, le manuscrit (British Library, Harley 2251) comprend une anthologie dans l’anthologie, c’est-à-dire une cinquantaine d’extraits de la Fall, principalement des envois regroupés en deux grandes parties, la première surtout consacrée aux problèmes politiques – et de nombreux envois sur l’histoire romaine sont repris, en tout cas tous ceux des livres II à V – et la seconde davantage à la critique des femmes21. L’accent a généralement été mis, sur cette dernière22. Mais dans les contextes à la fois généraux et spécifiques que l’on a évoqués à propos du Serpent et du manuscrit composé par Vale lui-même, les regroupements de la première partie ne sont certainement pas anodins pour ce dernier. Là encore, donc, la réception de l’œuvre de Lydgate est profondément inscrite dans un contexte politique précis. Celui qui a compilé ces extraits – que ce soit le libraire ou Vale lui-même – n’a toutefois pas retenu les éventuelles solutions proposées par Lydgate. Or, ce dernier s’y est largement intéressé.

Quelles solutions pour la paix ?

22Si, dans le Serpent, seules les divisions et leurs conséquences sont réellement abordées, il n’en est pas tout à fait de même dans le Siege et dans la Fall. La clé réside d’abord, selon Lydgate, chez les gouvernants eux-mêmes. On est là, sans doute, dans la lignée des miroirs au prince issus de la matrice du De regimine principum de Gilles de Rome, y compris poétiques, qui sont nombreux en Angleterre durant cette période – que l’on songe par exemple au Regement of Princes de Thomas Hoccleve, composé vers 1411-1412. Dans la Fall, par exemple, Lydgate répète à l’envi, notamment dans ses envois, que les princes (et les princesses) doivent gouverner avec sagesse et raison. Ainsi se termine l’envoi sur Thèbes, dans le livre I :

Fall, livre I, v. 3837-3843 : Princes, princesses, vous qui avez la souveraineté sur le peuple, et la domination, si vous souhaitez vivre longtemps dans la félicité, chérissez vos sujets, ne commettez pas d’extorsions, et considérez la sagesse et la raison ; comme cette tragédie vous le révèle, les royaumes divisés ne peuvent perdurer. [Pryncis, Pryncessis, which han the souereynte / Ouer the peeple and domynacioun, / Yiff ye list lyue longe in felicite, / Cherisshith your subiectis, doth noon extorsioun, / And aduertisith off wisdam and resoun, / As this tragedie doth to you discure, / Kyngdamys deuyded may no while endure.]

23Les gouvernants doivent donc aussi « chérir » leurs sujets, ce qui ne veut pas dire qu’ils doivent s’en remettre à eux, comme on l’a vu. Cela se retrouve en creux dans le Serpent lorsque Lydgate évoque les peurs et les incertitudes du peuple de Rome, qui se retrouve acculé face aux divisions de ses chefs. De plus, princes et princesses doivent évidemment être de bons croyants – dans l’envoi sur la chute de Rome à la fin du livre II, Lydgate indique clairement que cette chute est aussi liée au paganisme et aux faux dieux de la cité.

24On retrouve des échos de l’importance de la bonne conduite des gouvernants dans bien d’autres œuvres de Lydgate, y compris dans des œuvres dévotionnelles. C’est le cas, notamment des vies de deux saints, Edmund (un roi anglo-saxon qui fut martyrisé par les Vikings) et Fremund (son fils), composées en un opus unique pour le jeune Henri VI à l’occasion de sa venue à l’abbaye de Lydgate, Bury St Edmunds, en 1434, qui intervient donc pendant la composition de la Fall et avant la majorité du jeune roi. Plusieurs auteurs, tels Robert Edwards ou Jennifer Sisk, ont noté l’ambivalence inhérente à cette œuvre, et le fait que plusieurs modèles de sainteté sont présentés23. Plus récemment, Stephen Reimer a montré qu’Edmund, dans le livre I, était représenté comme un roi idéal, menant un royaume bien ordonné, dans lequel toute discorde était chassée (livre I, v. 944)24. Cela est d’autant plus significatif, me semble-t-il (et Reimer ne le note pas) que le prologue commence par une évocation d’un serpent, encore lui, même si c’est en l’occurrence celui d’Adam et Ève :

Lives of St Edmund and St Fremund, Prologue, v. 1-6 : Cet Edmond béni, roi martyr et [source de] croissance, avait en lui trois vertus, par sa grâce un prix souverain, par lequel il fit disparaître tout le venin serpentin. Adam fut, par le serpent, banni du paradis, Ève aussi, parce qu’elle n’était pas sage, mangea une pomme. [Blessyd Edmund, kyng martir and byrgyne, / Hadde in thre vertues by grace a souereyn prys, / Be which he venquysshed al venymes serpentyne. / Adam baserpent banysshed fro paradys. / Eua also, because she was not wys, / Eet off an appyl.]

25Edmund est donc celui qui dissipe le venin du serpent. Et s’il est un martyr, c’est bien qu’il a été horrifié par la guerre qu’il a d’abord menée, du fait même de l’envie des Vikings de conquérir son royaume bien ordonné. Les liens avec les textes précédemment cités apparaissent clairement.

26Un autre personnage fondamental, antique et mythique celui-là, est particulièrement cher à Lydgate car il porte haut l’image de l’harmonie et de la concorde, qui ne peut venir que de la musique et de la rhétorique, au sens le plus philosophique du terme. Il s’agit d’Amphion, le roi fondateur de Thèbes dans le Siege, alors que, on le sait, dans toutes ses sources, y compris antiques, c’est bien Cadmus qui est le fondateur de la cité, Amphion n’ayant fait qu’ériger ses murs. Le début du livre I du Siege lui consacre un long éloge, qui commence ainsi :

Siege, livre I, v. 200-209 : Lisez leurs livres et vous y trouverez comment ce roi, ce prudent Amphion, avec douceur et un son mélodieux, et l’harmonie de son doux chant, construisit la cité qui fut dès lors si forte, par la seule vertu de ses tons intenses qu’il produisit avec la harpe de Mercure, dont les cordes n’étaient pas touchées doucement, et par lesquelles les murs furent élevés d’un coup, sans la façon d’aucune main humaine. [Rede her bookes and ye shal fynde it so, / How this kyng, thys prudent Amphyoun, / With the swetnesse and melodious soun / And armonye of his swete song / The cyté bylt that whilom was so strong, / Be vertue only of the werbles sharpe / That he made in Mercuries harpe, / Of which the strenges were not touched softe, / Wherby the walles reised weren alofte, / Withoute craft of eny mannys hond.]

27La plupart des chercheurs qui ont évoqué Amphion ont insisté sur les vertus des mots et de la rhétorique plus que de la musique, en occultant parfois cette dernière – c’est le cas, par exemple, de Samuel McMillan dans son article très récent (2021) sur l’appropriation d’Amphion (et de Chaucer) par Lydgate25. Mais la musique et la rhétorique sont liées par Philosophie dans un ouvrage fondateur pour les poètes anglais de la période, la Consolation de philosophie de Boèce, au début du livre II :

Consolation de philosophie, p. 80-83 : Que vienne donc à mon aide la douce persuasion de la rhétorique qui ne s’avance sur le droit chemin que quand elle ne s’écarte pas de mes principes et quand la musique propre à mon foyer lui répond sur des airs tantôt légers, tantôt graves. [Adsit igitur rhetoricae suadela dulcedinis, quae tum tantum recta calle procedit cum nostra instituta non deserit, cumque hac musica laris nostri vernacula nunc leviores nunc graviores modos succinat.]

28Dans la Fall, d’ailleurs, Lydgate y revient : au début du livre VI, lors de la conversation entre Boccace et Fortune que nous avons déjà évoqué, le premier évoque à nouveau Amphion pour évoquer l’importance de la philosophie et de la musique pour la concorde de la société (v. 327-427). Or, il n’évoque pas ici la rhétorique et souligne que :

Fall, livre VI, v. 351-354 : L’accord dans la musique induit la mélodie ; où il y a de la discorde, il y a de la diversité. Et où il y a la paix, il y a une politique prudente dans chaque royaume et dans les grands pays. [Accord in musik causith the mellodie; / Wher is discord, ther is dyuersite, / And wher is pes is prudent policie / In ech kyngdam and euery gret contre.]

29Le lien entre la paix civile et la musique est ici particulièrement évident et il est renforcé par la vertu de la prudence, essentielle pour Lydgate26, et qui s’applique d’ailleurs, on le voit, à Amphion. Cette insistance sur la musique est caractéristique de l’œuvre du moine, même si l’on peut à nouveau, peut-être, y voir une discrète influence de John Gower qui conclut son prologue de la Confessio amantis par une ode à Arion, autre grand musicien devant l’Éternel et qui aurait charmé des pirates grâce à sa lyre, représentant ainsi une possibilité de rédemption pour une société désordonnée, grâce à l’harmonie27.

30Mais Lydgate n’oublie évidemment pas la rhétorique qui, comme je l’ai évoqué ailleurs, ne se réduit pas à la simple éloquence mais possède une véritable dimension philosophique28. Et l’on en revient à Rome, avec Cicéron. Toujours au livre VI, l’histoire de ce dernier, fort détaillée, est longuement contée et une large digression sur la rhétorique, parée de toutes les vertus, y est insérée. Cette fois, Amphion y est effectivement associé, mais la musique est encore jouée en fond :

Fall, livre VI, v. 3487-3493 : Ainsi le langage des rhétoriciens est un bel objet pour l’écoute des hommes, avec un chant mélodieux des musiciens qui apportent un grand réconfort à toute présence élevée. Amphion, par exemple, avec chant et éloquence, a construit les murs de la cité de Thèbes – il avait de la rhétorique une grande sagacité. [So the langage of rethoriciens / Is a glad obiect to mannys audience, / With song mellodious of musiciens, / Which doth gret counfort to euery hih presence. / Bexaumple as Amphioun, with song & elloquence / Bilte the wallis of Thebes the cite, / He hadde of rethorik so gret subtilite.]

31Cette digression n’est évidemment pas désintéressée. Lydgate s’inscrit très clairement dans la lignée de Cicéron (et de Boccace bien sûr), voire d’Amphion, qui est un poète-roi ou un roi-poète, comme on préfère29. Les poètes sont, selon lui, indispensables au bon gouvernement et à la concorde civile, non seulement parce qu’ils sont des conseillers avisés, mais aussi parce qu’ils perpétuent la philosophie, la rhétorique et la musique, pour apaiser les passions et les âmes.

32En conclusion, les œuvres évoquées, composées par Lydgate durant la période de minorité d’Henri VI, adressées pour au moins deux d’entre elles au turbulent Humphrey de Gloucester, s’intéressent donc de près aux causes, aux modalités et aux conséquences des dissensions internes, en particulier dans le cadre de l’histoire antique, avec de clairs échos par rapport à la situation contemporaine de l’Angleterre – échos encore entendus plus tard après deux décennies de guerres civiles. Mais elles ont aussi pour but d’inscrire les poètes, et particulièrement les poètes écrivant en anglais, en tant qu’acteurs légitimes pour réfléchir à la condition politique de leur société, de manière à la fois générique et pragmatique, et ce plus encore dans les temps troublés même si, en définitive, le poète se retrouve confronté à son impuissance.