Colloques en ligne

Peter Andersen, Fanny Moghaddassi et Muriel Ott

Introduction au volume Fiat Pax – désir de paix dans les littératures médiévales

1Si le Moyen Âge occidental est marqué par des crises profondes qui engendrent parfois la guerre, il est aussi traversé de voix qui mettent en question la guerre et soulignent la prééminence de la paix, notamment dans le cadre conceptuel chrétien. Les actes issus du colloque Fiat Pax – désir de paix dans les littératures médiévales prêtent attention à ces voix et étudient les tensions et les négociations et réflexions que celles-ci engendrent entre désir de paix et désir de guerre dans la littérature médiévale.

2Le Moyen Âge occidental a souvent été représenté comme une longue période obscure, agitée en permanence de guerres, de violences sanguinaires, de brutalités aussi variées qu’innombrables, incontrôlées et incontrôlables. Cette vision fantasmatique a largement été démythifiée par les historiens qui ont mis en évidence les liens entre le pouvoir et la violence, précisé les heurts entre les injonctions des clercs à la paix et les visées de l’aristocratie laïque, dégagé les mécanismes et les rituels des règlements des conflits et documenté la lente évolution vers une société où des États et leurs institutions exercent le contrôle de la violence.

3Il n’en demeure pas moins que de très nombreux récits médiévaux, en particulier dans le domaine épique, se sont attachés à retracer dans le détail des guerres et à célébrer les exploits des héros, les luttes victorieuses contre les ennemis de la foi chrétienne ou les hostilités entre des clans rivaux. Chanter les héros, c’est glorifier la guerre, voire la joie de la guerre, selon une dynamique bien étudiée.

4Les actes du présent volume se proposent par contraste d’examiner, dans des œuvres littéraires qui souvent racontent la guerre, les voix et les voies de la paix. Ce que l’on pourrait, cum grano salis, qualifier de pacifisme est en effet assez peu étudié : rares sont encore les études qui prennent véritablement en considération les voix de la paix ou se consacrent à la résolution pacifique des conflits dans les textes littéraires. Les textes littéraires qui s’attachent à la paix la décrivent assez rarement en tant qu’état (du reste souvent rompu dès le début du récit), mais la représentent plus fréquemment comme un objectif, qui suppose la mise en place de séries d’actes sociaux (ambassades, négociations, éventuelles trahisons), de discours, de gestes, de rituels, mais aussi comme un but qui peut être contredit, refusé, combattu. La paix offre ainsi un important potentiel narratif, qui, dans certains textes, concurrence la glorification de la guerre. C’est à ce potentiel narratif et aux stratégies – notamment argumentatives – des partisans de la paix que les actes s’intéressent. Dans la littérature comme dans la réalité en effet, les affrontements militaires sont toujours précédés de délibérations où les différentes options sont débattues.

5Ce volume résulte d’un colloque qui s’est tenu du 16 au 18 juin 2022 à Strasbourg. Réunissant vingt conférenciers de six pays, il a été organisé par Peter Andersen (UR 3400, ARCHE), Fanny Moghaddassi (UR 2325, SEARCH) et Muriel Ott (UR 1337, Configurations littéraires), trois membres de LETHICA, Institut Thématique Interdisciplinaire (ITI) labellisé par l’Université de Strasbourg, le CNRS et l’Inserm. Cette structure de recherche et de formation vise à créer de nouvelles passerelles et synergies entre les études en arts, en littérature et en sciences humaines, et les études en sciences de la vie et de la santé. Le colloque s’est inscrit dans la thématique des « révolutions morales » et dans la perspective de recherche des « approches historiques ». L’axe historique, dirigé par Enrica Zanin, maîtresse de conférences en littérature comparée à l’Université de Strasbourg, part de l’idée que de nombreuses questions concernant l’éthique, la littérature et les arts ne peuvent être véritablement comprises que par l’analyse approfondie de leur contexte et de leur évolution historique. Au Moyen Âge, les arts en Europe et au Moyen-Orient étaient considérés comme une partie de l’éthique, procurant à la fois plaisir et profit. L’éthique n'était pas une discipline déontologique mais plutôt un eudémonisme : au lieu de fixer des règles morales, elle visait à expliquer comment mener une vie bonne. Les textes prônant explicitement ou implicitement la paix étaient, dans le contexte médiéval, en rupture radicale avec ceux, plus nombreux, qui glorifiaient la guerre, et constituaient à bien des égards une révolution morale. Les organisateurs et les conférenciers ont porté une attention particulière à l’ancrage éthique du thème de la paix dans ces deux axes de LETHICA. Les textes narratifs médiévaux, marqués par une culture de l’honneur et la sublimation de l’héroïsme, présentent en effet un terreau fécond pour une réflexion sur les enjeux éthiques de la paix.

6Le comité scientifique se composait de ces trois membres de LETHICA et de trois membres externes à l’Université de Strasbourg, Philippe Haugeard, professeur de littérature médiévale française à l’Université d’Orléans, Klaus Ridder, professeur de littérature médiévale allemande à l’Université de Tübingen, et Martine Yvernault, professeure de littérature médiévale anglaise à l’Université de Limoges. Les actes sont le fruit d’un travail collectif au sein de ce comité scientifique qui a été secondé pour la publication par Thomas Mohnike, professeur en études scandinaves à l’Université de Strasbourg, et Jules Piet, doctorant à Strasbourg en études médiévales scandinaves.

7Les vingt contributions de ce volume sont rédigées en trois langues, deux en allemand, six en anglais et douze en français. Elles analysent l’intérêt des auteurs médiévaux pour la paix à travers l’étude de cas particuliers relevant d’une vaste palette d’aires linguistiques et culturelles de l’Europe médiévale. Ces cas sont issus des littératures d’expression allemande, anglaise, arabe, française, nordique et latine. Les contributions explorent les différents univers culturels afin d’appréhender les conceptions multiformes de la paix au Moyen Âge et leurs variations dans le temps et dans l’espace au sein des productions littéraires.

8L’ordre des contributions correspond à celui des conférences. Le colloque a été ouvert par Anthony Mangeon, coordinateur de LETHICA, qui a présenté les axes de ce programme de recherche portant sur la période 2021-2028. Il a laissé la parole au premier président de séance, Klaus Ridder. La première demi-journée a été en grande partie consacrée à l’espace germanophone. Il revint au premier keynote speaker, Patrick del Duca, professeur de littérature médiévale allemande à l’Université de Clermont-Auvergne, d’ouvrir le colloque. Sa contribution porte sur l’alternance entre paix et conflit dans le Willehalm de Wolfram von Eschenbach. Puis, Maryvonne Hagby, docteure en littérature médiévale allemande et enseignante-chercheuse à l’Université d’Osnabrück, s’intéresse au thème de la paix dans la Königstochter von Frankreich de Hans von Bühel dans le contexte de la guerre de Cent Ans. La troisième contribution porte sur la même période dans l’espace francophone : Gisela Naegle, docteure en histoire médiévale et enseignante-chercheuse à l’Université de Gießen, se penche pour sa part sur l’œuvre de Philippe de Mézières. Les deux dernières contributions de la première demi-journée portent sur le même texte, le Ruodlieb. Ce poème latin du XIe siècle est analysé sous un angle juridique et historique par Jenny Benham, senior lecturer en histoire médiévale à l’Université de Cardiff alors que Hans-Jochen Schiewer, professeur de philologie germanique à l’Albert-Ludwigs-Universität (Fribourg-en-Brisgau), se concentre sur les ressorts de la diplomatie en faveur de la paix. Les deux conférences sur le Ruodlieb furent présidées par Isabel Iribarren, professeure d’histoire et de philosophie médiévale à l’Université de Strasbourg.

9Riche de huit conférences, présidées par Philippe Haugeard et Enrica Zanin, la seconde journée s’est focalisée sur l’espace francophone tout en incluant d’autres aires linguistiques. Elle a commencé par la conférence de la seconde keynote speaker, Brigitte Burrichter, professeure de littérature française et italienne à l’Université de Würzburg. Sa contribution aborde le thème de la paix dans l’Historia Regum Britanniae de Geoffrey de Monmouth et le Roman de Brut que Wace acheva en 1155 à partir de ce modèle latin. Quelques années plus tard, Benoît de Sainte-Maure s’inspira d’un autre texte latin, le De moribus et actis primorum Normanniae ducum de Dudon de Saint-Quentin, pour son Histoire des ducs de Normandie : dans sa contribution, Françoise Laurent, professeure de littérature médiévale française à l’Université de Clermont-Auvergne, analyse le message de paix que le duc normand Richard Ier adresse aux Danois dans cette adaptation française. Dans la contribution suivante, Marie-Françoise Alamichel, professeure de littérature médiévale anglaise à l’Université Gustav Eiffel (Paris), aborde les grandes guerres mythiques à travers deux textes de John Lydgate rédigés en parallèle à son Praise of Peace, The Siege of Thebes et The Troy Book. La matière antique est également au cœur de la contribution de Marie-Sophie Masse, maîtresse de conférences en études médiévales allemandes à l’Université de Picardie Jules Verne : elle met en lumière le potentiel littéraire de la paix dans deux romans d’Antiquité d’expression allemande, l’Eneas de Heinrich von Veldeke et le Liet von Troye de Herbort von Fritzlar, tous deux dédiés à Hermann de Thuringe. Les deux contributions suivantes étudient les chemins de la paix dans la Geste des Loherains, cycle épique français analysé d’abord par Gauthier Grüber, docteur en littérature française enseignant à l’Université de La Rochelle, puis par Jean-Charles Herbin, professeur émérite à l’Université polytechnique Hauts-de-France et spécialiste de langue et littérature françaises. La contribution suivante revient sur le contexte de la guerre de Cent Ans : Claire Donnat-Aracil, docteure en littérature médiévale française et recrutée depuis le colloque comme maîtresse de conférences à Université Paris Cité, s’intéresse aux manuscrits commandés par ou pour Jean le Bon entre 1328 et 1350 et à leur représentation de ce prince comme rex christianus et rex pacificus. Dans la dernière contribution de la seconde journée, Peter Andersen, professeur d’histoire et littérature allemandes anciennes à l’Université de Strasbourg, analyse l’évolution de l’olivier et du palmier comme symboles de paix et de victoire depuis l’Antiquité, en portant une attention particulière à leurs fonctions dans la littérature médiévale allemande.

10La troisième journée, présidée par Peter Andersen, Jules Piet et Fanny Moghaddassi, s’est ouverte par une visio-conférence du dernier keynote speaker, Ármann Jakobsson, professeur de littérature islandaise à l’Université d’Islande, retenu à Reykjavik par le covid. Pour la même raison, deux autres conférenciers, Françoise Laurent et Jean-Charles Herbin, avaient remis leur manuscrit aux organisateurs. Dans sa contribution, Ármann aborde les efforts de paix de l’historiographe Sturla Þórðarson dans un contexte de forte tension entre la république libre d’Islande et le roi de Norvège. Les deux contributions suivantes portent également sur la Scandinavie. Francesco Sangriso, docteur en philologie et linguistique germaniques et honorary fellow à l’Université de Gênes, analyse les messages de paix dans la poésie scaldique, notamment celle de la poétesse Jórunn. Pål Berg Svenungsen, associate professor en histoire à l’Université de la Norvège Occidentale (Sogndal), étudie ensuite l’idée de paix dans un texte latin, l’Historia de profectione Danorum in Hierosolymam relatant une expédition qui mena un groupe de Danois et de Norvégiens en Terre Sainte dans le sillage de la troisième croisade. La contribution suivante inverse la perspective et aborde les croisades à partir des sources orientales : Aya Sakkal, maîtresse de conférences en études arabes à l’Université de Strasbourg, se penche notamment sur les récits arabes d’Ibn Shaddād et al-Asfahānī rédigés à l’époque de Saladin. Les trois dernières contributions se focalisent sur la fin du Moyen Âge, en particulier dans l’aire anglophone. Aude Mairey, directrice de recherche en études médiévales anglaises à l’Université Paris I-Panthéon Sorbonne, revient sur John Lydgate et ses efforts en faveur de la paix civile. Carole Bauguion, maîtresse de conférences à l’Université Catholique de l’Ouest (Angers), commente la position d’un poète bilingue, Charles d’Orléans, notamment à propos d’une ballade conservée à la fois en français et en moyen-anglais. Le colloque s’est terminé par une conférence de Martine Yvernault. Sa contribution met en parallèle The Tale of Melibee de Geoffrey Chaucer et In Praise of Peace de John Gower.

11Toutes ces contributions montrent ainsi, à partir d’œuvres littéraires d’une grande variété générique, linguistique et culturelle, que l’idée de la paix a été au cœur des préoccupations des médiévaux. Grâce à ce volume publié en ligne, ces études seront accessibles au monde savant, mais aussi à un public plus large, et pourront dans cette forme d’autant plus aisément alimenter le débat sur la paix dans la littérature médiévale européenne.