Colloques en ligne

Alexia Vanhée

Les collections vidéo de la Bibliothèque nationale de France : une source pour les archives de la littérature

The video collections of the National Library of France: a valuable source for literature archives

1Instauré par François Ier en 1537, le dépôt légal français a une longue tradition qui lui a permis de s’étendre au fil des siècles du livre imprimé à de nouveaux supports : gravures, photographies, musiques imprimées… Cette extension progressive finit par englober également les médias de l’enregistrement : en 1938 le disque, en 1975 la vidéo et en 1992 le multimédia. En 2006, l’instauration d’un dépôt légal du web, partagé entre la Bibliothèque nationale de France (BnF) et l’Institut national de l’audiovisuel (INA), élargit encore la collecte des enregistrements sonores et des images animées aux créations diffusées sur Internet.

2Si la collecte de la radio et la télévision est attribuée à l’Institut national de l’audiovisuel et celle du film distribué en salles au Centre national de la cinématographie (CNC), la Bibliothèque nationale de France est l’institution française en charge du dépôt légal de tous les autres médias audiovisuels : le disque, la vidéo, le multimédia. La collection ainsi développée au fil des décennies constitue un patrimoine audiovisuel exceptionnel, tant par sa volumétrie que par la diversité des objets collectés. Grâce à cette mission, la Bibliothèque nationale de France joue donc un rôle essentiel dans la conservation, le référencement et la mise à disposition des archives audiovisuelles de la littérature en particulier.

La vidéo : une technologie démocratique

3Qu’entend-on par « vidéo » ? Au moment où le législateur confie la collecte de ce type de document à la Bibliothèque nationale de France, en 1975, le dépôt légal du film distribué en salles est assumé par le CNC et celui du film diffusé à la télévision par l’INA. Or, une nouvelle technique d’enregistrement, réservée aux studios de télévision depuis les années 1950, est arrivée dans le quotidien des Français à la fin des années 1960 et devenue un nouvel outil d’expression et de communication dans les années 1970 : la vidéo, qui ouvre la possibilité de tourner non plus sur pellicule mais sur des cassettes contenant des bandes magnétiques.

4À une époque où l’édition vidéo commerciale et le magnétoscope n’existent pas encore, l’instauration d’un dépôt légal aussi précoce, pour un médium non seulement très récent mais qui de surcroît sera longtemps dévalué, peut surprendre. C’est que les experts culturels d’alors voyaient dans la vidéo un moyen de communication à l’échelle locale et d’échanges de points de vue. Cette toute jeune technologie devait permettre une autre communication, plus locale, loin des mass media. La législation anticipe le jour où chacun sera à la fois producteur et récepteur d’images.

5De fait, les débuts du dépôt légal de la vidéo concernent des usages collectifs : associations, militants politiques, ONG, organismes de formation, entreprises, syndicats, centres culturels… tous les supports de communication de la société civile sont susceptibles d’être collectés. Le caractère protéiforme des objets déposés illustre la liberté et la légèreté offerte par la technologie vidéo par rapport au tournage sur pellicule.

6Si c’est à ce jour l'édition vidéo commerciale, arrivée à la fin des années 70, qui est majoritaire dans les entrées par dépôt légal à la Bibliothèque nationale de France – au point d’être collectée presque exhaustivement –, les autres usages continuent à être collectés. On compte ainsi 10 000 à 12 000 titres déposés par an, dont la moitié de vidéo commerciale.

7Le périmètre de collecte est potentiellement infini, puisqu’il concerne tout film tourné en vidéo et mis à la disposition d’un public en France, y compris en dehors de tout circuit commercial. L’arrivée du numérique n’a fait que renforcer la liberté de création et le nombre d’objets collectables. Dès lors, l’exhaustivité n’est plus soutenable. La Bibliothèque nationale de France s’emploie aujourd’hui à collecter des échantillons de ce que les formes d’expression qui sortent du champ privé peuvent être. Ce travail s’appuie en partie sur les relations tissées au fil des années avec les acteurs de la production audiovisuelle (réalisateurs, producteurs, artistes vidéo), qui, conscients de l’obsolescence des multiples formats de la vidéo analogique comme numérique, se tournent vers la Bibliothèque nationale de France pour faire don de leurs masters et assurer une conservation pérenne de leur œuvre.

8Grâce à cette longue et patiente collaboration, des objets filmiques singuliers viennent enrichir les collections du dépôt légal, dont certains constituent des documents uniques sur la création et la réception littéraires, comme en témoignent les trois exemples ci-après.

Jacques Kebadian filme Pierre Guyotat

9Assistant de Robert Bresson sur les tournages d’Au hasard Balthazar (1965), Mouchette (1967) et Une femme douce (1969), Jacques Kebadian, né en 1940, passe à la réalisation avec son premier film, Trotsky, en 1967. Fils d'Arméniens émigrés en France, il a réalisé une importante série de documentaires liés à la mémoire arménienne, ainsi que plusieurs films militants pour la défense des grévistes et des sans-papiers.

10Un autre aspect important de son œuvre est l’attention portée au processus de la création artistique, grâce à laquelle il a renouvelé l’approche du film d’artiste. Jacques Kebadian a ainsi accompagné plusieurs de ses proches et amis artistes : le sculpteur Jean-Robert Ipoustéguy (Ipoustéguy, l’âge de la décision, 2000) ; la collaboration entre le scénographe André Acquart et l'architecte Patrick Bouchain autour de la pièce Les Paravents de Jean Genet en 1966 (La Bataille des Paravents, 2006) ; ou encore son propre fils, l'artiste Itvan Kebadian (Une Journée avec Itvan, 2010).

11Dans ce domaine, sa collaboration la plus singulière est assurément celle qu’il a nouée avec l’écrivain Pierre Guyotat. Pendant plus de dix ans, Jacques Kebadian a filmé l’auteur de Tombeau pour cinq cent mille soldats pendant qu’il faisait des lectures dans des lieux publics. Cette complicité franchit un pas supplémentaire au moment de la création du livre autobiographique Arrière-fond (2010), entre le 13 mars et le 29 septembre 2009, quand Pierre Guyotat autorise Jacques Kebadian à filmer en continu ses séances de travail. Ce dernier dira : « j'ai eu la chance de partager cette intimité de la création pendant 40 jours1 ». À l'image, Guyotat dicte à une amie le texte qu'il compose au fur et à mesure des séances. On assiste en direct aux fulgurances comme aux tâtonnements, jusque dans les corrections informatiques. Les techniques de travail – l’usage oral des astérisques, les phases de relecture – sont également données à voir. Le corps, le regard, la gestuelle de l’écrivain incarnent ses phrases qu’il énonce dans un parler très particulier, proche de l’incantation, ce que Jacques Kebadian décrit comme le « geste hypnotique du texte qui est en train de se rythmer2 ». Pour autant la caméra n’est pas qu’une boîte d’enregistrement. Jacques Kebadian ne se fait complètement pas oublier, et il n’est pas rare que Guyotat s’adresse à lui pour commenter son propre texte. Les sessions ont une durée moyenne de trois heures, oscillant de 39 minutes pour la plus courte à 4 heures et 40 minutes pour la plus longue. Une version montée de 85 minutes a été diffusée en 2011 par la Bibliothèque publique d’information sous le titre Guyotat en travail. Mais la matière filmée est bien plus importante : plusieurs dizaines d’heures de matériau brut à peine monté, au plus près de la création littéraire.

La série Lire de Gérard Courant

12Gérard Courant, réalisateur et producteur indépendant français né en 1951, débute en 1978 ce qui deviendra son film le plus célèbre : Cinématon. Selon les propres termes de Gérard Courant, « Cinématon est une série cinématographique de portraits filmés montrant une personnalité des arts, de la culture ou du spectacle, en un seul gros plan fixe et muet de trois minutes et demie, dans lesquels elle est libre de faire ce qu'elle veut.3 » Le projet, toujours en cours en 2021, compte plus de trois mille portraits d’individus de tous horizons pour une durée de plus deux cents heures. De ce grand projet sériel, le plus connu de son auteur, sont nés plusieurs projets dérivés dont, en 1986, Lire. Toujours en cours en 2021, cette « série cinématographique de portraits filmés montre, en un seul gros plan-séquence fixe et sonore de 3 minutes 20 secondes, un écrivain qui lit le début de son dernier livre publié4 ». La série, qui a reçu en 1993 le Prix Alfred-Verdaguer décerné par l’Académie Française, compte plus de cent cinquante portraits. Pourquoi trois minutes et demie ? C’est la durée d’une bobine en Super-8, le format dans lequel Gérard Courant a tourné ses premiers Lire à partir de 1986. Depuis 2006, le numérique a remplacé la pellicule, mais la contrainte est restée.

13La plupart des auteurs qui se prêtent au jeu sont des amis et relations personnelles de Courant. Les noms d’Alain Malraux, Louis Calaferte, Pierre Gripari, Catherine Millet, Jean-François Bory ou Morgan Sportès côtoient d’autres noms moins connus. Certains, comme Philippe Sollers ou François Taillandier, reviennent plusieurs fois. La grande force de la série est de donner à lire tous les genres littéraires, y compris des essais. Les critiques de cinéma, sans doute pour des raisons d’affinités personnelles, sont particulièrement bien représentés.

14Si Cinématon et Lire peuvent paraître proches par leur dispositif – plan fixe, durée de moins de quatre minutes – les deux projets sont très différents dans leur essence. Le cadre de Lire se révèle beaucoup plus contraignant que celui du Cinématon, où la personne à l’écran conserve le choix de son moyen d’expression. À cet égard, la série Lire se situerait presque à l’opposé du projet de Jacques Kebadian, où la caméra et le temps de tournage s'adaptaient indéfiniment aux phases créatrices de Pierre Guyotat. Dans Lire, il n’est pas rare que la limite de temps coupe la lecture au milieu d’une phrase. Surtout, les auteurs sont plus ou moins à l’aise. Filmés chez eux, en extérieur ou devant un fond neutre, ils n’ont plus que leur posture, les regards à la caméra et surtout leur voix pour faire la différence. Certains jouent avec le dispositif, livrant presque un numéro d’acteur - Jean-Pierre Bouyxou dans Lire 85 – d’autres, parfois plus célèbres, apparaissent terriblement plats, rappelant que l’auteur n’est pas toujours son meilleur liseur.

15Alors que Cinématon offre une fenêtre d’expression libre, Lire se veut davantage un dispositif d’enregistrement démocratique qui remet tout le monde, auteurs connus et moins connus, romanciers et essayistes, sur un pied d’égalité. L'historien du cinéma Raphaël Bassan voit dans cette série un « corpus documentaire » où « dates, endroits et titres des films ou des fragments correspondent toujours rigoureusement à la réalité – celle des personnages (leur fonction), des lieux et des horaires de tournage5 ». Cette mise en scène de la lecture, en mettant bout à bout ces voix d’écrivains, propose ainsi un panorama horizontal et sans hiérarchie de valeur de la vie littéraire de 1986 à nos jours.

Proust lu de Véronique Aubouy

16Réalisatrice à l’œuvre protéiforme, Véronique Aubouy, née en 1961, est auteure de fictions et de documentaires, mais aussi d’objets vidéo atypiques (performances et installations). En 2002, alors qu’elle a déjà plusieurs réalisations à son actif, elle est première assistante de réalisation auprès de Frederick Wiseman sur La Dernière Lettre, film singulier, à mi-chemin entre la fiction et le documentaire, la littérature et le théâtre filmé. Membre de la commission des écritures et formes émergentes de la SCAM depuis 2011, elle porte une attention toute particulière au dialogue entre les différents modes d’expression artistique.

17Un jour, le 20 octobre 1993, elle entreprend la lecture filmée de À la Recherche du Temps perdu de Marcel Proust.6 Ce sera Proust lu, film hors normes, aussi monumental que la Recherche elle-même : une durée estimée de 150 à 200 heures, 2000 lecteurs, une fin de travail prévue pour 2050.

18Le projet obéit à une structure simple : il enchaîne des séquences d'environ six minutes, dans lesquelles une personne lit deux pages de la Recherche, en suivant l'ordre des pages du livre, et dans un lieu que la personne a elle-même choisi. Chaque module s'ouvre par un écran noir sur lequel vient s'inscrire le nom du lecteur, le lieu et la date ; puis son visage apparaît, silencieux, fixant la caméra avant de commencer sa lecture.

19Véronique Aubouy, qui qualifie le projet d’autobiographique, s'est d'abord adressée à ses proches, puis à des proches de ces proches, élargissant progressivement le cercle à tous les horizons, à tous les milieux et à toutes les strates de la société, pour dessiner, au-delà de l'objet littéraire et cinématographique, un véritable portrait en creux des lecteurs de la Recherche : « Chaque lecture est un portrait, en fait, parce que chaque lecteur vient avec son univers. Il choisit le lieu et les circonstances dans lesquels il est filmé et s'approprie la lecture. »7 On lit donc Proust chez soi ou en voiture, dans un jardin ou dans une gare. Dans Proust lu n° 210, filmé le 1er décembre 1999, le pianiste Alexandre Tharaud choisit d’accompagner sa lecture de quelques notes de piano.

20D’autres noms connus se glissent parmi les lecteurs anonymes8 : comédiens bien sûr (Mathieu Amalric, n° 11, 7 novembre 1993 ; Annie Girardot, n° 42, 12 janvier 1994 ; Bernadette Lafont, n° 423, 13 juillet 2003) mais aussi réalisateurs (Bertrand Bonello, n° 33, 17 décembre 1993 ; Frederick Wiseman, n° 87, 14 juillet 1994), écrivains (Geneviève Brisac, n° 651, 23 octobre 200  ; Bernard Heidsieck, n° 774, 16 juin 2009 ; Daniel Pennac, n° 1233, 17 mars 2018) et même homme politique (Noël Mamère, n° 1036, 2 septembre 2014). Il n’est pas rare que les lecteurs soient sollicités en famille et que parents et enfants se succèdent dans une lecture collective.

21Il y a là pour le chercheur un réservoir inépuisable de sources sur l’appropriation de l'œuvre de Proust par ses lecteurs. Mais le projet filmé rejoint aussi le projet littéraire par son expérience de la durée. Improjetable dans les cinémas, Proust lu a circulé sous forme d’installation dans les musées (à la Villa Médicis, au Grand Palais, à la Biennale d’art contemporain de Lyon). Véronique Aubouy revendique cette nouvelle approche de la durée : « ma manière préférée de le montrer est la projection non-stop. On installe une salle de cinéma, enfin, une salle vide, avec des coussins et de la moquette. Les gens sont dans un abandon parce que je leur raconte cette belle histoire : ils s'allongent, regardent, entrent, sortent9 ». Le texte de Proust apparaît alors comme une performance artistique, une création plastique évolutive et collective, travaillée conjointement par la réalisatrice et par ses lecteurs. Commencé en 1993, le film a également évolué avec les technologies. D’abord tourné en analogique, il se poursuit aujourd’hui en numérique.

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22Ces trois exemples de projets au long cours, conservés dans leur intégralité au Département Son, vidéo, multimédia de la Bibliothèque nationale de France et signalés dans son catalogue général, montrent combien le support vidéo tel qu’il est collecté depuis 1975 tient toutes ses promesses. Souple, léger, démocratique, en marge des circuits de diffusion commerciaux, il rend possible le surgissement d'œuvres atypiques qui, en renouvelant l’échelle temporelle des films, créent de nouvelles formes d’archives pour les chercheurs en littérature du XXIe siècle.