Colloques en ligne

Jean-Charles Herbin

Les étroits sentiers de la paix dans la Geste des Loherains

The Narrow Paths for Peace in the Geste des Loherains

1La Geste des Loherains (ci-après la Geste) désigne un cycle épique composé de six chansons datées des xiie et xiiie siècles, mais dont certains épisodes ont toute chance d’être beaucoup plus anciens1. L’action est censée se passer avant Charlemagne, mais on devine que le règne de référence est plutôt celui de Charles le Chauve. La Geste s’attache à la rivalité de plus en plus cruelle et destructrice qui oppose les deux grands lignages des Loherains et des Bordelais-Flamands, affrontement culminant dans Anseÿs de Gascogne, qui, à partir des meurtres de Fromondin, de Gerbert, puis de Bauche le Cors, relate trois guerres, dont une quasi mondiale, aboutissant à la ruine du royaume de France et à la destruction du royaume de Gascogne.

2Si notre langue a acclimaté depuis une époque récente l’expression « sur le sentier de la guerre », qui provient du domaine nord-américain2, elle n’a rien lexicalisé pour désigner les voies de la paix. En vérité, il vaudrait mieux – au risque d’être à nouveau anachronique – parler ici d’autoroutes de la guerre et d’étroits sentiers de la paix, tant l’action épique de nos chansons roule plus volontiers sur les conflits sanglants opposant des chevaliers bardés de fer que sur les démarches réfléchies de clercs de bonne volonté. Comme le constatait François Suard à propos de la Geste, « [l]es poèmes ne cessent de souligner la puissance du destin et de montrer le caractère inévitable des affrontements, la fragilité des espoirs de paix » (Suard, 1992, p. 7).

3C’est pourquoi, tout en examinant de plus près les forces en présence dans la perspective du bellicisme démesuré des uns face au pacifisme tout relatif des autres, nous voudrions brosser rapidement ce que l’on pourrait appeler le tableau psychologique de l’aristocratie laïque qui se donne à voir dans la Geste.

4Dans un second temps, nous envisagerons la question en fonction des différents types d’affrontements qui occupent les vers de nos chansons et des différentes manières de parvenir à la paix.

5Enfin, nous essaierons de comprendre pourquoi, malgré l’existence d’intermédiaires bien identifiés, il est si difficile pour les poètes d’évoquer longuement la paix.

La guerre : une occupation aristocratique parmi d’autres

6Il est clair que dans les chansons de geste, et en particulier dans la Geste des Loherains, la guerre n’est jamais donnée comme une horreur absolue, bien au contraire, par des « chevaliers qui ne désirent rien tant que d’en découdre.., car tout cœur noble aspire à l’honneur par-dessus tout3 ». Pour des chevaliers dignes de ce nom, il n’est pas question de « mourir sur leurs lits lâchement comme des vaches dans leurs étables4 » ; en vérité, « vous n’entendrez jamais chanter une chanson à la gloire de ceux qui vivent si longtemps que l’on finit par les retrouver morts dans leur lit5 ». Dans la mentalité aristocratique – qui est celle que les poètes prennent en compte à peu près exclusivement –, la guerre est parée de maintes vertus. Elle permet notamment de défendre l’honneur du lignage, c’est-à-dire d’affirmer son existence6 et de « [son] droit maintenir » (Garin 8119), et d’en souder les éléments dans une action commune, ainsi que de reconnaître les héros du lignage et de les donner à connaître aux autres lignages et à la postérité, la pire crainte étant que « Male cançun de nus chantét ne seit7 » (Chanson de Roland 1014, ou encore 1466) ; les poètes emploient parfois le mot « tournoi » pour désigner une véritable bataille lors de laquelle un chevalier nouvellement adoubé doit faire ses preuves, ainsi pour Fromondin devant Bordeaux assiégée dans Garin :

Garin 8191-8194 : Envoyez un messager au roi pour lui demander qu’un tournoi ait lieu demain matin, dans lequel nous éprouverons comment votre fils Fromondin saura attaquer, esquiver et faire face à ses mortels ennemis. [mandez au roi le tornoi le matin, / s’esproverons vostre fil Fromondin, / comment savra ne torner ne guenchir, / në encontrer ses mortex anemis.]

7Pas question de rendre le nouveau chevalier sensible à son devoir de chrétien envers le menu peuple, comme le voudrait un certain idéal romanesque, mais de lui asséner la principale injonction qui pèse désormais sur ses épaules :

Garin 8454-8459 : Tu n’es ni un valet, ni un pauvre hère ! Tu seras un comte de haut rang si tu vis assez longtemps. Sois donc vaillant et audacieux, cruel et violent contre tes ennemis ; donne les riches fourrures aux pauvres chevaliers : c’est en agissant ainsi que tu pourras monter en prix. [Tu nen es mie ne garçons ne frarins ! / Hauz quens seras, se tu longuement viz. / Or soies preuz et conquerranz toz dis, / fel et estolz contre tes anemis ; / as povres homes8 donez et vair et gris : / par ceste afere porroiz monter en pris.]

Dans le même ordre d’idées :

Mort Garin 528-530 : Quel malheur pour toi, Guillaume, ami cher, toi qui étais féroce et cruel à l’encontre de tes ennemis, mais réservé et humble à l’égard de tes amis ! [Con marz i futes, Guillaumes, doux amis, / Fiers et estranges envers tes enamis, / Chiers et humiles et douz [a] tes amis !]

Mort Garin 3030-30329 : Quel malheur pour toi, noble comte palatin, toi qui étais féroce et cruel à l’encontre de tes ennemis, doux et humbles à l’égard de tous tes amis ! [Com mar i fustes, gentis cuens palezzins, / Fiers et estranges envers tes enamis, / Douz et humiles envers toz tes amis !]

8Au fond, même si elle suspend ces autres occupations de la noblesse, la guerre ne diffère pas fondamentalement de la chasse ou de la prédation animale et de l’activité amoureuse, comme l’illustrent volontiers des comparaisons récurrentes10 :

Mort Garin 2193-2195 : Aubri le Bourguignon chevauchait devant tous les autres, bruissant comme un gros aigle, un oiseau féroce qui ne fait qu’une bouchée des autres oiseaux. [Devant ax toz Aubris le Borgoignons ! / Autresi bruit cons uns allerïons, / .i. fiers oiseaux que les autres confont.]

Anseÿs 1939-1944 : Pas une parole, pas un mot ne furent échangés : comme le loup enragé et affamé se jette parmi les brebis pour saisir sa proie ou comme le faucon s’abat, poussé par la faim, sur les perdrix, autant que leurs chevaux peuvent galoper sous eux, les mortels ennemis se jettent l’un sur l’autre. [Onques n’i ot parole ne devis : / Si com li leus esragiés et famis / Por proie prendre quant se fiert es brebis, / Ne com faucons familleus es pietris, / Tant com cevaus puet des[o]us aus venir, / Fiert li uns l’autre des morteus anemis.]

Anseÿs 5611-561211 : De même que l’alouette fuit devant le faucon, les Lombards et les Bourguignons s’enfuient de lui. [Si com l’aloe fuit devant le faucon / Fuient de lui Lombart et Borgegnon.]

Et pour le domaine courtois :

Anseÿs 6879-6880 : Plus désireux de la bataille et de la mêlée générale que l’amant ne peut l’être de voir son amie en privé. [Ki plus desirent et bataille et menlee / Quë uns amans s’amie a recelee.]

Ou encore :

Garin 8645 : Il convoite son adversaire plus que la femme ne désire son mari. [plus le covoite que fame son mari.]

Et dans la Prose d’Anseÿs de David Aubert :

Prose d’Anseÿs 7-55 ; 19-34/36 ; 26-25/27 : Alors entrèrent sur le champ de bataille Anseÿs, Hervault, Guiré, plus désireux d’en découdre que l’amant ne désire son amante (…) désirant l’affrontement autant que l’amant désire son amante (…) et ils désiraient d’en découdre et de s’affronter autant que l’amant désire un baiser de son amante. [et se mirent a plaine champaigne contre Ansseïs, Hervault, Guirés et plenté d’autres, quy plus desiroient la bataille que l’amant ne fait s’amie (…) desirant la jouste autant que l’amant fait l’amye (…) et plus desiroient la jouste et le hutin que l’amant ne desire ung baisier de s’amie.]

9De plus, la guerre est une activité hautement ritualisée et reliée au cycle des saisons, c’est-à-dire à la Nature. Ce n’est pas un hasard si nombre de combats ou reprises des hostilités au printemps correspondent dans nos chansons au développement du motif de la reverdie :

Mort Garin 3809-381512 : C’était au mois de mai, par une forte chaleur, les arbres se chargent de feuilles et de fleurs, les oiseaux, petits et gros, chantent, que le vieux Fromont revient de la cour [du roi Yon] ; il revient à Bordeaux, ville de son lignage. Ayant gravi l’escalier qui mène à la plus haute salle, il trouve son fils Fromondin affligé et contrarié. [Ce fu en may, que granz fu la chalor, / Cil arbres chargent de fuilles et de flors, / Li oisés chantent, li granz et li menors. / Li viauz Fromonz repaire de la cort, / Vint a Bordele, qui fu son ancessor. / Les degrez monte sus ou palais hautor, / Fromondin trueve dolanz et corroçous.]

10Il est à noter, comme l’apprendront à leurs dépens le duc Bégon et l’évêque Lancelin, que l’on peut être tué à la chasse aussi bien qu’à la guerre. Et la guerre, à la belle saison, reprend ses droits sur la chasse…

11Dans la guerre, on distingue bien des fous et des sages, mais rien n’est jamais définitif. Ainsi, un dangereux psychopathe comme Bernard du Naisil, qui ne rêve que combats, meurtres, trahisons, destructions et pillages, se trouvant à l’article de la mort, revêt pour la seconde fois la bure du moine, quitte à se défroquer sitôt guéri. Il a d’ailleurs si bien éduqué son fils Fauconnet que celui-ci, entendant son père qui, sur le point d’être décapité et mis en pièces par ceux qui l’ont fait prisonnier, lui demande de rendre aux assaillants le château du Naisil, répond :

Garin 4255-4260 : Seigneur, dit Fauconnet, vos paroles sont vaines ! En vérité, si j’avais un pied au Paradis et l’autre au château de Naisil, je retirerais mon pied du Paradis et je m’enfermerais dans le château de Naisil, prenant avec moi bon nombre de mes amis. [Sire, dit Fauconnez, por noiant l’avez dit ! / Certes, se je tenoie .i. pié en Paradis / et l’autre pié tenoie el chastel de Nesil, / si retrairoie je celui de Paradis, / et enteroie, pere, el chastel de Nesil, / environ moi prendroie asez de mes amis.]

12On retrouve le même entêtement, formulé à peu près dans les mêmes termes, dans la bouche de Fromondin refusant d’admettre que son beau-frère Hernaut puisse prétendre gouverner ses fiefs après que lui-même a été contraint de se faire moine :

Gerbert 9371-937413 : Si j’étais à moitié au Paradis et que je voyais l’Enfer grand ouvert [devant moi], plutôt que d’abandonner mon fief au comte Hernaut, je préfèrerais prendre mes quartiers en Enfer. [S’en Paradiz estoie la moitié / Et je veïsse Enfer desverroillié, / Ainz que laisase au conte Hernaut mon fié, / Miex ameroie en Enfer herbergier.]

13En clair, nos héros épiques préfèrent la guerre en ce monde à la paix éternelle que leur offrirait le Paradis…

14Nous ne ferons qu’évoquer ici, l’ayant déjà sollicité plus haut et examiné ailleurs14, le discours mortifère hallucinant que tient le roi Gérin avant la bataille décisive en Santerre, dans lequel il déclare notamment :

Anseÿs 16774, 16776, 16778, 16780-16781, 16786-16787, 16791-16793 : Qu’aujourd’hui la chevalerie soit mise à l’honneur (…), et sachez-le bien dès maintenant, un chevalier qui meurt dans sa maison (…) n’est ni un vrai chevalier ni un noble digne de ce nom, et sa mort n’a pas plus de valeur que celle d’un mouton ! (…). Un vrai chevalier ne doit pas chercher l’occasion de repos, mais au contraire se plonger sans répit dans la guerre jusqu’au cou (…). Par nature, un chevalier ne doit pas vivre longtemps après avoir été adoubé, sauf s’il y parvient en guerroyant.

15Un personnage comme Bauche le Cors, qui mourra saintement, toujours prêt à trouver un moyen pour éviter la guerre, refuse toutefois l’humiliation de l’exil, malgré l’intervention de l’archevêque de Reims et les exhortations des quatre saintes personnes que sont saint Léger, saint Guénolé, saint Valéry et saint Sylvestre. Bauche est un bel exemple de la limite que nos chevaliers mettent à leur humilité : tout en assurant le roi qu’il tient à la paix, il se sent quand même obligé d’ajouter que ce n’est pas parce que le roi lui ferait peur le moins du monde, dernière parole qui ruine, au fond, la crédibilité de son désir de paix.

16Nos personnages cèdent toujours à leur désir de vengeance, même après avoir mûrement réfléchi à leur situation de pécheurs en danger de damnation ; le cas le plus emblématique est Guillaume de Monclin, mené dans ses derniers retranchements par les assaillants qui encerclent son château de Valparfonde : alors même qu’il vient juste de terminer une ardente prière à la Vierge Marie, reconnaissant ses fautes et battant sa coulpe, il aperçoit une arbalète chargée, la saisit et tue le jeune Rigaut qui menait l’assaut (Garin 18451-18473)15.

17Dans tout cela, bien peu de compte est tenu du petit peuple, pourtant le premier à souffrir des guerres aristocratiques. Une exception, toutefois, la chanson d’Anseÿs, dans laquelle les belligérants s’engagent à ne pas ravager le pays, mais c’est bien la seule fois que cette idée paraît leur venir16. Encore devine-t-on que cette démarche n’est sans doute pas totalement dénuée d’arrière-pensées relatives aux pertes de revenus que les destructions pourraient entraîner pour le roi et, surtout, pour le comte de Flandres, sur les terres duquel la rencontre décisive doit avoir lieu.

Différents types de guerre, différents moyens d’en sortir

18Nos chansons connaissent trois grands types de guerre : premièrement, les guerres religieuses ou à connotation religieuse ; deuxièmement, les guerres royales, c’est-à-dire dynastiques ou menées au nom du royaume – pour autant qu’on puisse les distinguer des suivantes, l’Empire étant considéré par les Carolingiens comme un bien de famille plus que comme un État (ce qui était encore largement le cas pour le royaume de France à l’époque de saint Louis) ; troisièmement, les guerres privées, c’est-à-dire aristocratiques.

19Pour les premières, qui s’apparentent aux croisades – n’oublions pas que l’Église tolérait les jongleurs qui chantaient de geste parce qu’ils chantaient aussi les vies des saints –, la fin ultime n’est pas la paix à proprement parler, si l’on conçoit celle-ci comme le silence des armes : on ne fait pas la paix avec les ennemis de Dieu, on les extermine ou, dans de très rares cas, on les convertit. Les deux types d’aboutissements se rencontrent dans nos chansons, ainsi avec la conversion du roi Amaudas de Tarascon dans Gerbert (v. 12498-12530) ; ajoutons la conversion du brigand Thierry dans Hervis (v. 4254-4269), dont on peut se demander si c’est un païen qui se convertit ou un Chrétien dévoyé retrouvant le droit chemin. Mais, pour l’essentiel, les affrontements contre les Sarrasins, s’ils admettent quelques joutes exemplaires17, se terminent inlassablement et complaisamment par des massacres joyeux18 :

Garin 234-236 : Que conter ? Que dire ici ? Les Chrétiens en ont tué plus de trois mille, qui gisent à travers la campagne comme des chiens. [Qu’en conteroie, ne qu’en diroie ci ? / Plus de .iii. mil lor en i ont ocis, / parmi cez chans gisent come mastin.]

Garin 347-349 : Ils n’épargnent nullement ceux qui leur tombent sous la main, ils les mettent partout et tous en pièces, plus de dix mille en gisent à travers la campagne. [Cex qu’il encontrent ne vont pas espargnant, / toz les detrenchent, et derriere et devant, / plus de .x. mil en gisent par le chanp.]

Garin 532-53519 : Aucune coiffe, aucun heaume ne peuvent résister à ses coups ; il en abat, tranche et tue un si grand nombre que l’herbe de la colline en est toute sanglante du sang vermeil qui s’écoule des Sarrasins. [Coiffe ne heaume ne poet ses cox tenir ; / tant en abat et detrenche et ocit / sanglente en est et l’erbe et le larriz / del sanc vermeill qui des Sarrazins ist.]

20Ce n’est donc pas la paix que l’on recherche lors des affrontements contre les Sarrasins, mais une solution radicale et définitive, avec l’aval de Dieu et de la Vierge Marie (Garin 485-492, 499-502).

21Les guerres royales, dont certaines sont implicitement dynastiques, comme on s’en rend compte dès lors qu’on identifie Fromont avec Pépin ii d’Aquitaine20, ne peuvent guère avoir de solution, sauf à éliminer plus ou moins radicalement celui qui conteste le pouvoir du roi ou de l’empereur21. Dans l’Histoire, Pépin ii d’Aquitaine a été emprisonné à Senlis par Charles le Chauve (et probablement mis à mort discrètement) ; dans la Geste, Fromont, qui a abandonné le christianisme, est mis à mort par l’émir lorsque celui-ci, dont le fils a été tué par Fromondin, constate que la conquête du royaume franc n’est pas la simple promenade annoncée par Fromont. Il peut s’agir aussi, à l’occasion, de protéger le royaume contre un grand feudataire turbulent qu’il faut faire rentrer dans le rang, ainsi du duc de Richard de Normandie, vaincu par Bégon et Garin (Garin 1085-1155). La solution consiste alors à amener le vaincu à faire amende honorable devant le roi et à s’acquitter des dommages qu’il a pu faire subir au royaume (Garin 1149-1155). Mais les rebondissements perpétuels de la guerre dans notre Geste montrent que c’est plus facile à conceptualiser qu’à réaliser.

22Quant aux guerres proprement privées, de nature exclusivement aristocratique, elles constituent le fondement même des chansons de la Geste, sauf Hervis, Metz et la Lorraine paraissant exister dans cette chanson en dehors de tout lien féodal. Le mécanisme de ces guerres est quelque peu répétitif : un meurtre (celui de Bégon, de Garin, de Fromondin, de Gerbert, d’Yonnet) entraîne aussitôt une vengeance. Au fur et à mesure que se constitue la Geste, l’enchaînement des meurtres et des vengeances rend tout espoir de paix illusoire. On est en face, comme le formule le poète de Gerbert, d’une guerre « qui ja ne prendra fin », dont les enfants héritent des parents indéfiniment22. À la fin de Garin, la guerre privée qui oppose les Loherains aux Bordelais n’est pas terminée, puisque Garin, ayant réuni ses ennemis, pensant faire la paix avec eux avant de partir pour la croisade, est assassiné à Génivaux, à côté de Metz. On pouvait croire, à la fin de Gerbert, que la guerre était enfin parvenue à sa fin, puisque Fromont et son fils Fromondin étaient morts, mais c’est sans compter sur le retournement de Ludie, fille de Fromont, qui relance la guerre entre Loherains et Bordelais en faisant assassiner le roi Gerbert par ses propres neveux. À la fin d’Anseÿs, guerre royale et guerre privée sont terminées (même si le poète indique que le principal vainqueur, le comte de Boulogne, a eu neuf enfants, ce qui laisse la conclusion ouverte). Yonnet se termine sur la disparition complète des deux lignages ennemis, résolution la plus implacable du conflit qui les opposait et dévastait le royaume. La Vengeance Fromondin, dans la perspective qui nous occupe, clôt le débat de la manière inverse de celle d’Anseÿs : le roi de France mate le comte de Flandres et ses alliés, un peu comme si la Vengeance Fromondin n’était qu’une réponse cinglante aux attaques d’Anseÿs contre la monarchie capétienne.

23Quoi qu’il en soit, toute possibilité qui s’offre d’aboutir à une paix se trouve contrariée, soit par un individu qui, par son comportement, implique le lignage dans une nouvelle guerre, ainsi, Thibaut du Plasseïs qui, probablement pour se venger d’avoir perdu l’occasion d’un beau mariage, laisse ses serviteurs tuer son rival heureux, le duc Bégon, en feignant de le prendre pour un simple braconnier (Garin 9889-9892) ; soit au nom de l’honneur du lignage, ainsi, alors que Fromont s’apprête à envoyer les meurtriers de Bégon au duc Garin, il en est empêché par Guillaume de Blanquefort qui veut d’abord en discuter avec ses parents (Garin 10203-10205) et qui délivre les prisonniers que Fromont voulait livrer à Garin (Garin 11346-11349). Fromont lui-même, alors qu’il était disposé à faire la paix quoi qu’il en coutât avec Garin, envisage pendant un instant une solution des plus expéditives : profiter de la rencontre qui doit avoir lieu à la cour de Pépin pour faire assassiner les principaux représentants du lignage lorrain :

Garin 11723-11724 : Si ceux-là étaient mis en pièces et tués, nous n’aurions pas à faire grand cas des autres. [Se cil estoient detranchié et ocis, / Le remenant priserïons petit !]

24Il va de soi que le thème guerrier est bien plus présent dans nos chansons que les préoccupations liées à la paix, qui existent pourtant23. Dans l’esprit des héros épiques, il y a toutefois une hiérarchie dans les guerres : ainsi, Fromondin se refuse par sens de l’honneur à attaquer Gerbert aux prises avec les Sarrasins devant Cologne ; il conclut provisoirement la paix avec celui-ci, repoussant sa vengeance après la déroute escomptée des Sarrasins :

Gerbert 9881-9884, 9886 : [Fromondin] vous demande par moi de lui accorder une trêve. Dans la bataille, vous serez partenaires. Si vous parvenez à déconfire les Sarrasins (…), alors vous redeviendrez ennemis à mort. [Par moi voz mande que trives li donnez. / En la bataille serez anbedui per. / Se Sarrasins desconfire poez, (…) / Puis reserez con anemi mortel.]

25Et ce n’est pas faute aux belligérants – si l’on excepte les conflits contre les Sarrasins – de disposer de moyens nombreux pour rétablir l’harmonie bouleversée par la guerre. Mais ce n’est là qu’un faux paradoxe.

Le faux paradoxe des voies de la paix : question de genre littéraire

26Évoquons par acquit de conscience la démarche bien isolée – de ce fait, d’autant plus remarquable – du duc Hernaïs d’Orléans à l’attention du comte Hernaut de Gironville : alors que son frère Doon le Veneur vient d’être tué accidentellement, au moins sans aucune responsabilité du comte Fromondin, le duc tente de sauver la paix retrouvée si difficilement quelques années auparavant :

Gerbert 8037-8039 : Mon frère est mort, on ne peut plus rien y faire ; je vous implore de fuir la guerre, car c’est une mauvaise et terrible chose que de la commencer. [Morz est mes frere, n’i a nul recovrier. / Fuiez la guerre, je voz en voel proier, / Que molt est male et griez a conmencier.]

27C’était compter sans la réaction de Mauvoisin trouvant son père Doon mort sur le plancher, sans les mauvais conseillers de Fromondin et la propre tendance du chef des Bordelais à la violence…

28Pourtant, clergé, messagers, arbitrage royal, ce ne sont pas les moyens de parvenir à la paix qui manquent, bien au contraire, mais ils ont tous leurs limites. Nos chansons mettent en scène des auxiliaires de la paix plus ou moins efficaces, à commencer par le clergé ; ainsi, lorsque Pépin retient dans ses prisons les Bordelais après que le duel judiciaire de Bégon et d’Ysoré a tourné à la faveur des Loherains :

Garin 6190-6196 : Moines et prêtres, tous les clercs de l’abbaye se rendent auprès du roi pour implorer le pardon et la grâce de Fromont. Après la fête de saint Denis, ermites et moines qui doivent assurer le service divin se rendent auprès du roi pour établir la paix. Grands et petits se jettent à ses pieds. [Moine et provoire, tuit li clerc del mostier / en vont au roi por la merci proier, / que de Fromont ait menaide et pitié. / Aprés la feste del baron saint Denis, / hermite et moine qui Deu doivent servir / en vont au roi por la pes establir. / Au pié li chieent li grant et li petit.]

Ou encore lorsque le roi Pépin demande à Fromont de faire la paix avec Garin :

Garin 5588-5590 : Vous auriez pu voir arriver là ces saintes personnes, plus d’un millier d’abbés et d’archevêques qui œuvrent à la paix, et avec succès, grâce à Dieu ! [La veïssiez cez boens homes venir, / et arcevesques et abez plus de mil, / qui la pes quierent ; si la font Dieu merci !]

29Mais le cas le plus net se trouve dans Anseÿs, où le pape lui-même envoie ses représentants en grand appareil pour tenter – en vain – d’empêcher un massacre entre Chrétiens :

Anseÿs 11387-11397 : La bataille était sur le point de commencer quand arrivèrent à bride abattue l’abbé de Cluny, de même que celui de Saint-Denis, l’archevêque Pantalis de Lyon, quatre archevêques et six évêques, trois cardinaux et dix ermites, tous en habits sacerdotaux ; il y avait aussi trois cents prêtres. Le Pape les avait envoyés pour séparer les marquis, si la chose était possible ; ils s’interposèrent sans tarder entre les deux armées en présence.

30Un évêque, interrogé sur le but de la mission que le pape a confiée aux ecclésiastiques, répond :

Anseÿs 11425-1145324 : Je ne vous le cacherai pas, nous venons de Rome, du Pape qui envoie ici une missive que je vais vous lire afin que vous entendiez ce qu’il commande (…). Et si vous faites ce que monseigneur le Pape vous prie de faire, de sorte que la paix soit solidement établie (…), il vous octroie vingt ans d’indulgence pour toute pénitence que vous auriez encourue pour tous les maux que vous avez faits au cours de votre vie (…). Agissez ainsi, au nom de Dieu, vous en serez récompensé.

31La clergie, au jugement des barons, n’est bonne qu’à ramasser les cadavres pendant les trêves (Anseÿs 12111), à célébrer les funérailles et à donner l’extrême onction dans les marges de la bataille. Les raisons de cette impuissance sont multiples et assez faciles à deviner, les textes ne cachant en rien les faiblesses du clergé. Peut-être même faut-il voir un écho de la Querelle des Investitures (xi-xiie siècles) quand, sans penser à mal – à moins qu’il n’y ait là un bel exemple de cynisme du poète –, l’évêque de Senlis qui vient d’être délivré par Hervis des mains des brigands qui l’avaient lié aux arbres, le condamnant à mourir de faim, déclare :

Hervis 4352-4361 : Nobles clercs, seigneurs, de quelle terre êtes-vous originaires ? – Seigneur, répondit-il, je suis évêque de la cité de Senlis, voici, seigneur, l’abbé de Saint-Denis et voici l’abbé de Saint-Germain-des-Prés : nous pensions aller à Rome, parler au Pape et aux cardinaux ; nous voulions offrir à cette occasion une belle somme pour faire élire un évêque et deux abbés qui sont nos parents. [Gentis clers, sire, de quel terre estes nez ? / – Sire, dist il, de France le regnei ; / Si suis eveques de Saint Liz la cité ; / De Saint Deniz, sire, vez ci l’abbé, / Et vés ci l’abbe de Saint Germain es prez : / Tot droit de Mes cuidiens [a] Rome aler, / A l’apostole, a cherdenal parler ; / Mout grant avoir i volienz presenter, / Por .i. esveque eslire, et .ii. abez, / Sire, qui sont li nostre amis charnez.]

32Peut-on mieux définir la simonie ? A la fin de la chanson, le duc Hervis, dans les manuscrits NT, se lance dans une diatribe contre le clergé qui vit « a grant aise » sans participer en rien à la défense du royaume ; il entend y mettre bon ordre, et, au grand dam de l’évêque de Senlis, mener au combat avec les chevaliers les « gras moines (…) / Et les chenoines et prestes et abez » (Hervis, Annexe XXIV, 1210-1230). Outre l’accusation voilée à son encontre d’avoir profité de la maladie du roi pour ruiner les finances du royaume à son profit, on n’en finirait pas de dresser le portrait d’un clergé déconsidéré, que ce soit l’archevêque de Reims donné comme avare (Hervis, Annexe XXIV, 771-775, 791-792, Garin 71-75, 89-98, contredit, il est vrai par l’abbé de Cluny, Hervis, Annexe XXIV, 788-90, Garin 99-106) et comme menteur/manipulateur (faisant, pour complaire au roi Pépin, jurer par deux moines à sa solde que Garin et Blanchefleur sont parents et ne peuvent s’épouser, laissant ainsi le champ libre au roi secrètement amoureux de la jeune fille) ; les moines, quant à eux, jouissent dans Anseÿs d’une réputation exécrable, si l’on en croit le poète :

Anseÿs 15220-15225 : Les moines boivent à qui mieux mieux des meilleures boissons que Dieu a créées ; ils mangent du pain blanc comme neige et toutes sortes de viandes pareillement, au point qu’ils ont les ventres si durs et si remplis que c’est tout juste s’ils n’éclatent pas ! [Li mónie boivent a force et a estri / Des millors boires que Diex a establi ; / Le pain mangüent ausi blanc com gresi, / De toutes cars mangüent autresi, / Tant que lor ventre sont si roit et farsi / Que por .i. poi qu’il ne crievent par mi !]

33Il convient de remarquer que les prélats, apparemment toujours d’origine aristocratique, sont souvent partie prenante dans les guerres privées qui affectent leur lignage et déstabilisent le royaume ; ainsi, l’évêque Lancelin, déjà rencontré plus haut, est-il frère de Fromont, et il est de ceux qui donnent le coup fatal à Garin dans la chapelle de Génivaux (Garin 16084) ; l’abbé de Saint-Germain-des-Prés est cousin germain de Fromont (Garin 5430) ; l’abbé de Saint-Denis est, quant à lui, parent de Bérenger de Boulogne et le défend à la cour en son absence, même si c’est pour prêcher la paix, ce qu’il fait cependant sur un ton menaçant, tout en rappelant au roi ses devoirs d’arbitre :

Anseÿs 13776-13780, 13784-13788, 13792-13804 : Alors l’abbé de Saint-Denis prit la parole ; c’était un bon connaisseur des lois et des coutumes, et il était parent de Bérenger le Gris : « Sire, fait-il, soyez-en persuadé, Bauche n’est ni un pauvre ni un homme de rien (…). Avant qu’ils soient chassés et mis en fuite ou réduits à rien, comme tu dis, ils auront rassemblé deux cent mille hommes en armes : il n’y a pas un homme en France qui, s’il les voyait arriver à bride abattue, n’en pâlisse de frayeur (…). Avant qu’ils soient matés et vaincus, tout le pays en sera mis à mal, mainte ville détruite par le feu, maint bon château pris, et maint homme de valeur mis en pièces et tué, mainte église brûlée ainsi que mainte belle image du Christ, maint jeune enfant orphelin de son père et maintes dames privées de leurs maris. Mais agis plutôt comme il convient et écarte-toi du mal ; en tant que roi puissant, force les ennemis mortels à trouver un accord, cela vaudra mieux pour la terre et le pays, le roi de Paradis t’en saura gré, car c’est grande charité que d’accorder des ennemis déclarés.

34Il n’est pas jusqu’à l’abbé Liétri de Saint-Amand, un membre du lignage lorrain qu’affectionne le poète, qui ne soit saisi d’une violente colère quand il apprend le meurtre de son oncle Bégon et qui ne menace de se défroquer pour venger son parent (Garin 10234-10244), nous montrant ainsi à quel point le haut clergé conserve des réflexes aristocratiques.

35Ce n’est donc pas dans la clergie que l’on peut espérer trouver les meilleures voies de la paix25, d’autant plus que l’Histoire a montré que les efforts de la Papauté contre les guerres entre Chrétiens, ou au moins contre l’usage des arbalètes, par exemple, sont restés lettres mortes26.

36Qu’en sera-t-il des messagers27 ? Nos chansons les présentent occasionnellement avec l’accessoire afférant à leur fonction, le rameau d’olivier28 :

Anseÿs 10415-10416 : Chacun d’eux portait un petit rameau d’olivier qui signifie trêve et paix des deux côtés. [Cascuns portoit .i. petit rain d’olive / Ki trive et pais de .ii. pars senefie.]

La Vengeance Fromondin 3750-3752 : Sans tarder il lui fit quitter ses armes, lui fit préparer un rameau d’olivier et le lui mit en la main. [Tantost li fist ses armes despoillier, / .I. rain d’olive li fist apareillier, / El poing li mist.]

Dans la Prose d’Anseÿs de David Aubert, on lit :

Prose d’Anseÿs, 20-84/86 (passage correspondant à Anseÿs 5724-5727) : Certes, mes seigneurs, un messager ne doit subir ou entendre aucun outrage ; pour cette raison, ce sont là des messagers envoyés ici, j’en suis sûr, par Hervault qui leur a donné cette mission, il faut donc que nous lui donnions réponse selon ce qu’il nous fait savoir et nous demande. [Certes, beausseigneurs, messagier ne doit ne mal avoir ne mal oÿr, et, pour tant, ceulx icy sont messagiers, et croy certainement que ilz sont icy envoiés de par Hervault, quy ceste charge leur a baillié, si luy couvient donner response selon la remoustrance et la demande qu’il nous fait.]

37Mais le ver est dans le fruit, puisque malgré des envolées sur le devoir qu’ont les barons en guerre de respecter les messagers, notamment dans Anseÿs (v. 10587-10595, d’interprétation délicate), la question se pose souvent de savoir comment l’ambassade sera traitée par celui à qui elle s’adresse29.

38En vérité, les messagers et leurs ambassades volontiers insolentes ne parviennent jamais à obtenir une paix véritable, mais seulement des trêves, qui ne sont que des paix très provisoires, utiles notamment pour enterrer les morts, récupérer les blessés après une bataille ou encore se donner le temps de préparer la bataille ou la guerre suivante. Une exception, mais c’est une petite paix à l’intérieur d’un conflit qui se poursuit : alors que Bégon s’apprête à « convertir » (nous laisserons au lecteur à imaginer ce que ce verbe peut bien vouloir dire dans le contexte d’une guerre sans merci) Odon de Grancey qui, en l’absence de son seigneur Aubery le Bourguignon, a soutenu Bernard du Naisil, alors que l’assaut va être donné, arrive devant Bégon l’épouse d’Odon, qui implore le pardon pour son époux au nom du cousinage qui la lie à Bégon et au duc Aubery ; elle obtient satisfaction, même si la chanson ne s’étend pas sur la fin de l’épisode (Garin 3736-3768). On doit enfin évoquer ici l’ambassade de saint Léger, chargé par Pépin de négocier la paix avec les Flamands : certes, elle n’est pas exempte de portée religieuse (« Pax vobis », déclare le saint en arrivant auprès du comte de Flandres, Anseÿs 19333), mais la paix n’est conclue qu’après la quasi destruction des armées comtales et royales.

39Resterait donc, comme dernière voie de paix envisageable, l’arbitrage royal, qui constitue un des devoirs fondamentaux du roi, comme le rappelait à Pépin l’abbé de Saint-Denis. De même, la reine, lorsque Pépin hésite à secourir les trois cousins lorrains qui n’ont plus de soutien dans le royaume depuis la mort de leurs pères :

Mort Garin 1889-1894 : Mon Dieu, dit la reine, par ta pitié, qu’as-tu dit, légitime empereur ? C’est pour que tu fasses droit au pauvre homme contre le riche, et au petit contre le puissant, que Dieu t’a installé dans la fonction royale. Si tu agis ainsi, tu seras sauvé. [Dex ! dit la dame, par la toie merci, / Droiz enpereres, que cë est que tu diz ? / Por ce t’ai Dex en cest ennour essis / Qu[e] tu justises du riche le mendis / Et que faiz droiz du riche le petiz. / Se tu ce faiz, don[t] sarés tu gariz.]

40Et c’est bien là le devoir du roi d’obliger ses vassaux à composer plutôt que de mettre son royaume à feu et à sang (ainsi, dans Anseÿs 16832-16833). Parmi les exemples de compositions envisagées pour obtenir la réconciliation et la paix, on retiendra ce que propose Fromont pour racheter le meurtre du duc Bégon :

Mort Garin 7-2330 : Par cet accord, Fromont doit devenir mon vassal, lui et ses frères, ses parents et ses fils. Il doit me proposer tout son or, des autours et des mules, des fourrures de vair, de petit-gris et d’hermine, des lévriers, des chiens de chasse et des faucons de montagne, des cors et des épieux qu’il possède en abondance, ainsi que tous les biens mobiliers qui se trouvent sur sa terre, afin de ne pas être privé de son héritage ; il doit me jurer qu’il fera dire sept mille messes par des prêtres consacrés, de saints évêques et des reclus pourvus de bénéfices, afin que Dieu ait pitié de l’âme de mon frère. Il doit sortir pendant sept ans de son pays, sans chaussures, en chemise de pénitence, pieds nus comme un misérable, à moins qu’il puisse demeurer par rémission. S’il me tient cela, nous serons amis, ou sinon nous serons ennemis. [Par cest acorde doit mes hons devenir, / Il et suis freres, sui paranz et sui fiz. / Trestot son or me doit matre en merciz : / Oitours et murs, varz et gris et hermins, / Viautres et chiens et faucons montardins, / Cors et espiez dont il est bien garniz, / Et tout son mouble quant que sor terre en gist. / Por qu’il ne soit chaciez en daserit, / .viim. messes me doit Fromonz plevir, / Qu’il ferai dire es prestes beneïz, / Es sainz avesques et es reclus assis, / Que de l’arme mon frere ait Deu merci. / Issir an doit .vii. anz de son païs, / Dachauz, en lange, nu piez come tapi[n]z, / Së il n’i puet demorer por merciz. / Se ce me fait, nos saronmes amis, / Ou se ce non, nos sarons enamis.]

41Ce n’est pas rien. Mais là encore, on retrouve les freins exposés précédemment, notamment la parenté qui unit Pépin et son épouse au lignage lorrain, ce qui fait que les Bordelais refusent de s’en remettre à son arbitrage, qu’ils jugent partial (d’où la bataille en Santerre, où le roi Pépin et les Lorrains sont défaits par les Bordelais et les Flamands qui en perpétuent le lignage). De plus, certains estiment qu’une mort ne peut se racheter que par le sang, et s’écartent ainsi du Wergeld des Lois Saliques, exigeant alors des conditions impossibles à remplir, notamment que le mort soit ramené à la vie préalablement à toute négociation31. En vérité, une composition ne saurait convenir aux chevaliers dignes de ce nom :

Anseÿs 16576-16582 : Dès lors qu’un homme aspire et tend à accepter de l’argent dans une telle affaire, il ne vaut plus rien, on doit le fuir ! Il ressemble au lièvre qui a peur des gens. Personne de doit tendre à donner son consentement à une telle proposition, sauf quelques misérables qui tiennent plus à l’argent qu’à leur parent. [Puis que li hom a avoir bee et tent / De tel afaire prendre por vengement, / Recreans est, ne doit estre entre gent ! / Le lievre sanle ki s’en fuit por la gent, / Nus ne doit tendre a tel consentement / Se ce ne sunt aucune povre gent / Ki plus desirent avoir que le parent.]

42De toute façon, Pépin est un roi faible, que personne n’écoute, y compris dans sa propre demeure où il se trouve parfois dans des situations frisant le ridicule, incapable d’empêcher ses vassaux d’en venir aux mains lors d’une séance à la cour, obligé par exemple de sauter à pieds joints sur une table pour espérer se faire entendre (Garin 11839-11840), ou soutenu par la reine qui, de son côté, assomme les Bordelais qui essaient de se relever après avoir été frappés par Pépin et ses chevaliers (Mort Garin 2862-2866) : même si le roi Pépin parvient, à l’occasion, à rétablir le calme à la cour moyennant des menaces extrêmes (Garin 11937-11941), imagine-t-on une telle scène à la cour de Charlemagne ? Cette réflexion qui nous vient à l’esprit devait aussi germer dans l’esprit des auditeurs médiévaux, tant il est vrai, comme l’a montré Florence Goyet, que nos chansons ont vraisemblablement contribué alors au développement d’une pensée « sans concepts » permettant aux hommes de cette époque de réfléchir sans le savoir explicitement sur la société féodale32.

43En fait d’arbitrage, après la mort de Bégon et surtout de Garin, la posture royale ressemble plutôt à un dilemme cornélien : ou bien le roi soutient ses jeunes parents lorrains contre les Bordelais et il perd le service d’un des plus puissants lignages du royaume, ou bien il abandonne les « petis orfenins », qui seront mis en pièces par les Bordelais, et il trahit son propre lignage. C’est à ce dernier choix qu’il est enclin à se tenir (Pour complaire à trois chevaliers, je n’ai pas envie de perdre le service que me feraient vingt mille [Por .iii. escuz n’en vuiel perdre .xx. mil !], Mort Garin 1888) quand la reine lui fait la remontrance citée précédemment sur ses devoirs de roi.

44Dernier frein non négligeable à l’obtention d’une paix durable, le manque de loyauté d’un des belligérants, ‘spécialité’ du lignage bordelais33. De toute façon, ce que les grands seigneurs attendaient du roi, ou consentaient à prendre en compte, n’avait guère pour eux force de loi34.

Conclusion

45Par définition, une geste s’attache aux exploits d’une lignée ; la paix n’est donc pas la préoccupation majeure des poètes épiques ; elle ne leur offre de toute façon pas les mêmes possibilités narratives et lyriques que les affrontements, joutes chevaleresques et autres chevauchées endiablées35, ni même la possibilité de dresser des tableaux aussi saisissants que ceux des malheurs de la guerre :

Mort Garin 703-711 : Là où auparavant se trouvaient les bourgs et les chaumières, là croissent désormais les buissons et les mauvaises herbes, ainsi que les forêts et les grands bois feuillus dans lesquels on pourrait prendre le cerf ou le renard ; il n’y a plus de maison, aucun moulin n’y tourne, aucun coq n’y chante, aucun chien n’y aboie. Plus de clercs, de prêtres officiants, de messes chantées ni de service de Dieu : sur les autels, on peut cueillir de l’herbe. [Lai ou ainz furent li borz et li maigniz, / Lai croissent or boissons et li jardins, / Et les forez et li granz bois foilliz, / Ou en prandrai le cert et le guerpil ; / N’i remaist chambre në i torne molins, / N’i chante cous, n’i abaie matins. / Il n’i ot clers ne prestres reveti, / Masse chantee, ne Dex n’i fu serviz : / Sor les auter puet on l’erbe coillir.]

46De manière tout à fait emblématique, après plus de 9500 vers consacrés notamment aux luttes de Charles Martel contre les Sarrasins, à l’expédition des jeunes chevaliers de Pépin en Maurienne, ainsi qu’aux premiers affrontements entre les Loherains et les Bordelais, la chanson de Garin parvient à une paix apparemment solide :

Garin 9548-9549 : La paix dura sept ans et demi pendant lesquels il n’y eut ni débat ni combat. [La pes dura .vii. anz et un demi / q’entr’ax nen ot ne tançon në estrif.]

47On n’obtiendra rien de plus que ces deux vers pour évoquer cette paix de sept ans et demi… De même, dans Gerbert, deux vers évoquent trois années et demie de paix (v. 11609-11610) ; tout au plus, dans Anseÿs, cinquante-quatre vers suffiront à couvrir entre dix et quatorze années de la vie de Bauche le Cors (v. 19348-19401). On ne se fiera pas aux développements narratifs consacrés aux fêtes de Pentecôte qui suivent la victoire sur les Sarrasins de Tarascon : pour longs qu’ils soient, ces développements, qui incluent l’épisode du crâne de Fromont, ont essentiellement pour fonction de contextualiser la reprise inévitable de la guerre (Gerbert 12682-13019).

48D’un autre point de vue, nos chansons constituent une sorte de défouloirs cathartiques mettant en scène dans un passé carolingien largement fantasmé les guerres privées des grands lignages avec d’autant plus de complaisance que, dans le réel, la monarchie capétienne s’efforçait avec un succès grandissant de les interdire : que l’on songe aux conflits qui opposèrent longtemps Louis vi à Thierry du Puiset ou Thomas de Marle, conflits dont le roi finit par sortir victorieux.

49Enfin, un roi sage, comme l’était Louis ix, n’avait pas exactement les mêmes valeurs que les seigneurs de son royaume, ou mieux, il les hiérarchisait différemment. Ainsi, critiqué par les barons de son conseil pour la paix qu’il fit en 1258 avec Henri iii d’Angleterre concernant plusieurs provinces, dont la Gascogne qu’il cédait trop facilement, pensaient ses vassaux, moyennant hommage du roi d’Angleterre, il avait néanmoins fait prévaloir la nécessité de garantir la paix de la famille (il est beau-frère d’Henri, leurs enfants respectifs sont cousins germains) et, probablement, aussi voulu éviter un conflit forcément coûteux en vies chrétiennes, plus utilement employables dans de futures croisades. De plus, il avait joué finement, comme finit par s’en apercevoir Joinville, puisqu’il obtenait l’hommage sur une terre, certes conquise – incidemment enjeu premier de notre Geste –, mais dont plus personne ne pouvait prouver, au milieu du xiiie siècle, qu’elle appartenait sans conteste au royaume de France36.