Colloques en ligne

Aurélie Adler

L’âge de la première passe d’Arno Bertina : éthique et politique d’un livre de voix qui sonne juste

1Dans un entretien portant sur l’écriture des voix dans l’œuvre de Svetlana Alexievitch, Arno Bertina note qu’« à partir du moment où l’on désire écrire sur des formes de dominations sociales et économiques on ne peut s’imaginer entendre immédiatement les voix1 ». Écrire à partir des voix dominées suppose une écoute attentive2. Les scènes de compréhension différée, nombreuses dans L’Âge de la première passe, paru en 2020, aux éditions Verticales, en témoignent exemplairement. Sous‑titré « récit », ce livre non‑fictionnel, à la lisière de l’enquête et de l’autoportrait, est tiré de cinq séjours qu’Arno Bertina a effectués au Congo entre 2015 et 2017 à l’invitation de l’Institut français et de l’ONG Actions de solidarité internationale, ONG dont la vocation est de porter secours à des « filles vulnérables », à savoir des mineures contraintes de se prostituer pour survivre3. En 2016 et 2018, à l’initiative d’ASI, l’auteur fait d’abord paraître des brochures, recueils des textes issus des ateliers d’écriture, assortis de photographies. Encadrés par une préface de l’équipe d’ASI, présentant les ambitions de l’ONG en matière de réinsertion sociale, et d’une postface de l’écrivain précisant les difficultés avec lesquelles il a dû composer pour collecter et retranscrire au plus juste les paroles, les textes des bénéficiaires prennent valeur de témoignages sur les circonstances sociales et familiales qui conduisent des jeunes Congolaises à se prostituer et/ou à sortir de la prostitution. Un délai de quatre ans sépare la parution de la première brochure et la publication de L’Âge de la première passe, récit que l’avertissement et la dédicace placés au seuil du livre distinguent d’emblée du travail mené avec l’ONG. La même année paraît aux éditions Sometimes Faire la vie, livre de photographies prises au cours de ces séjours au Congo. Du contexte initial de ces résidences découlent ainsi diverses productions qui signalent d’une part l’importance du passage à l’écriture documentaire pour un auteur identifié jusque‑là comme romancier, et, d’autre part, la durée nécessaire à la maturation d’une écriture centrée sur l’écoute des voix dites « vulnérables ». Empruntant davantage à l’enquête ethnographique qu’au reportage, Bertina ne peut composer un livre de voix qu’à condition d’identifier les obstacles éthiques et linguistiques à la prise de parole et à la retranscription des voix. Ces obstacles impliquent ainsi une pratique de l’écoute située qui met constamment à l’épreuve la catégorie morale et esthétique de justesse érigée comme principe de composition d’un livre qui interroge le genre même du recueil de voix.

Donner la parole, prendre la parole : les obstacles à la délégation des voix

2Donner la parole à des mineures en situation de marginalité dans la société congolaise, les aider à « écarter la honte » et à « rejoindre leur histoire malgré cette violence incrustée comme un destin » (p. 26) : l’intervention proposée à l’écrivain s’apparente aux programmes défendus par la recherche en sciences sociales comme par les associations soutenues par l’État depuis les années 1990. Largement remis en question par les analyses d’Hélène Thomas sur « l’industrie de la vulnérabilité » et, dans une autre aire linguistique, par la réflexion de Gayatri Spivak sur les subalternes, le projet « vertueux » qui consiste à donner la parole aux sujets « vulnérables » présente le risque de reconduire une procédure de domination et d’assignation qu’il prétend pourtant éviter. Si l’écrivain met en évidence l’horizon « capacitaire4 » de l’atelier, qui part du postulat que l’expression de soi peut contribuer à l’émancipation du sujet, il se montre parfaitement conscient des différentes formes d’appropriation linguistique de la parole du sujet vulnérable par celui-là même qui entend se mettre à son service.

3Ces formes d’appropriation, analysées par Marie‑Anne Paveau5 dans un corpus d’enquêtes menées par des journalistes ou des chercheurs en sciences sociales, sont constamment exposées et interrogées dans le métadiscours de l’auteur de L’Âge de la première passe. Marie‑Anne Paveau montre ainsi que la destitution interprétative6 passe par des procédés linguistiques tels que la théâtralisation discursive, la reformulation dénominative ou la reformulation évaluative interprétative. Or ces procédés sont précisément passés au crible dans le récit réflexif de Bertina. Un scrupule métalinguistique remet en question les dénominations hâtives7, les assignations réductrices8 et les qualificatifs emphatiques que l’écrivain serait tenté d’utiliser : « Diane est absente, presque morose ou désertée. “Brûlée” serait trop spectaculaire ; elle est introuvable » (p. 46). De la même manière, l’écrivain ne généralise pas à partir du cas particulier d’une fille et remet au contraire en question les interprétations à partir de termes connotés. L’enquête trouble ainsi la représentation convenue, tragique, de la prostitution adolescente dans un pays pauvre tel que le Congo. Bertina relève par exemple « la joie » qui électrise les adolescentes qui se préparent avant la nuit alors même que la nuit peut rimer avec vol et viols collectifs : « Je dois montrer ces filles lorsqu’elles sont souveraines aussi, autrement je les enferme. » (p. 148). Enfermement sur lequel se clôt pourtant le chapitre suivant : « Elles n’ont aucune prise et chutent sans fin » (p. 165), note l’écrivain au terme d’une maraude nocturne. Mais là encore, l’imaginaire tragique de la chute sera démenti dans les chapitres suivants, notamment lorsque l’auteur s’attarde sur le cas de Juliana qui « vit dans la misère sans être misérable […]. » (p. 183). Le récit de Juliana met en lumière les « capacités » de la jeune femme à agir sur sa propre vie (sens de l’épargne, volonté d’apprendre un métier, de se faire comprendre, confiance en soi). Ce n’est plus une fille « vulnérable » mais bien une fille « vaillante » que l’on entend, le qualificatif « vulnérable » impliquant ce devenir-vaillante pour l’association ASI, qui témoigne des liens entre vulnérabilité et éthique du care. Cette mobilité de la langue ne touche pas seulement au mot « vulnérable » : toutes les dénominations sont le plus souvent à double fond ou tenues en suspens, suspectes dans le livre de Bertina9.

4Le programme de l’auteur collecteur de voix est lui-même considéré avec circonspection : « Tendre l’oreille, essayer de tout noter, de voir », règle aussitôt suivie d’une reprise métadiscursive : «  — « essayer » car je sais que je manquerai beaucoup de signes, ou que j’interpréterai de manière biaisée ceux qui m’alerteront » (p. 29). Les commentaires réflexifs, les notes infrapaginales, la prédilection pour la modalité interrogative sont autant de garde-fous énonciatifs signalant l’inconfort de l’écrivain conscient de son illégitimité : « Ont‑elles besoin de se raconter, de se confier ? Ont‑elles besoin de moi ? » Ces questions se posent avec d’autant plus d’acuité que la démarche de l’écrivain peut paraître incongrue voire déplacée dans un contexte où la décolonisation a favorisé l’émergence de l’auto‑anthropologie, ce qui remet en question la légitimité de celui qui voudrait se faire le porte‑voix des vies dominées. Mais l’écrivain ne prétend ni être un scientifique ni un travailleur social ni un porte‑parole. Son texte vise davantage à faire entendre ce que les échanges avec ces jeunes femmes modifient de son rapport à la langue, transformation dont il entend faire prendre la mesure au lecteur français qui partage les mêmes références socioculturelles que lui10.

5Son intervention auprès des mineures de l’ONG ne requiert aucune méthode préalable, si ce n’est un « tact » qui fait voler en éclat le cadre conventionnel de l’atelier d’écriture. Car deux obstacles de taille s’opposent à la fluidité des échanges. Premièrement, le récit personnel ne va nullement de soi pour des jeunes femmes privées de toute estime d’elles‑mêmes, qui affirment ne rien valoir. Dans le sillage des réflexions d’Axel Honneth qui développe une conception relationnelle de la vulnérabilité11, le livre de Bertina montre à quel point le déni de reconnaissance affecte l’identité et l’estime de soi, intensifiant la vulnérabilité fondamentale des sujets. Deuxièmement, se confier en français dans le contexte de l’atelier d’écriture peut aussi sonner comme une injonction à se conformer à un type de récit attendu par un interlocuteur français. Relevant le caractère uniforme des récits recueillis auprès des jeunes femmes, Bertina met au jour des rouages rhétoriques hérités de l’histoire coloniale. Si les filles adoptent le plus souvent un ethos victimaire pour raconter l’histoire désolante de leur abandon, des événements violents qui les ont conduites à la prostitution, c’est parce qu’elles « ne peuvent exister que d’une façon en français : comme les Français ou les Blancs ont le sentiment qu’elles existent (pitoyables, nécessiteuses) et eux à travers elles (bonnes âmes utiles, sauveurs). Elles sont timides et affligées, en français ; le français leur intime cette timidité » (p. 142). L’écrivain court le risque de ne recueillir que des « autobiographies d’institution12 », risque renforcé par les contraintes liées à la traduction.

6Si la plupart des filles sont bi- voire trilingues, toutes ne maîtrisent pas parfaitement le français : déscolarisées tôt, elles ont un rapport approximatif au français écrit et ne s’expriment pas toujours aisément à l’oral. La situation d’interlocution réactive ainsi le stéréotype de la traduction/trahison, l’auteur contraignant malgré lui les filles à « se trahir elles‑mêmes » (p. 64). Ce sont les violences de la traduction, analysées par Tiphaine Samoyault13, qu’explicite l’écrivain : la destruction de la culture source, la confiscation du patrimoine oral des langues locales (lari, kituba, lingala) par le recours contraint à une langue porteuse de la domination coloniale. Langue de l’assujettissement à des figures d’autorité (savantes, politiques ou policières), le français promu par la Françafrique ne saurait rendre compte de l’expérience des filles dans la mesure où il fait violence par les mensonges d’État qu’il colporte et par la supériorité qu’il s’arroge au niveau national, marginalisant le lari, langue déclassée, mineure et pourtant employée quotidiennement par les filles de l’atelier. Cet obstacle majeur de la langue française conduit Bertina à doubler l’enquête sur la prostitution d’une enquête métalinguistique portant sur les différences entre le français et les langues en usage au Congo dans la façon de poser le sujet et de dire l’intime14. À la traduction des propos recueillis en « français parfait » (p. 213), Bertina préfère par exemple la traduction littérale, qui lui paraît restituer plus finement les nuances dans les propos tenus par les jeunes femmes.

7Ces différents obstacles à la prise de parole d’une part, à leur retranscription d’autre part mettent au premier plan la responsabilité de l’écrivain. Si la référence sartrienne est présente, elle tient davantage à la façon d’écrire qu’à la façon de prendre position publiquement pour telle et telle cause15. C’est que l’engagement dont il est question touche avant tout à la question de la langue. À l’écart des prises de position politique humanistes, suspectées de reconduire un universalisme aveugle aux différends culturels, cet engagement passe par la scénographie de l’écrivain à l’écoute, ajustant ses techniques d’enregistrement des voix au contexte spécifique de l’enquête. Il s’agit moins de rendre justice — l’écrivain ne s’illusionne pas quant aux pouvoirs de la littérature — que de rendre justesse. Ce jeu sur la paronymie (propre au français) résout moins de problèmes qu’il n’y paraît : il pose en effet la question de ce que peut être un livre de voix qui sonne juste. Catégorie morale et esthétique, la justesse est encore affaire de point de vue. Pour Arno Bertina, la justesse est indissociable d’un engagement in situ mais aussi d’un engagement vis-à-vis du lecteur : elle implique d’abord une forme d’honnêteté, de scrupule éthique qu’il faut situer par opposition aux auteurs qui « se goberge[nt] » (p. 110) de mots sans être autrement affectés par les vies auxquelles ils prétendent rendre leur dignité au nom de valeurs universelles.

Un « je » situé, un « je » vulnérable

8Constamment attentif à sa propre place dans l’interaction avec les bénéficiaires d’ASI, l’auteur de L’Âge de la première passe s’inscrit également pleinement dans son récit.

9Comme l’a rappelé Laurent Demanze, l’écrivain contemporain emprunte aux sciences sociales un certain nombre de gestes sans pour autant les articuler dans le cadre strict d’une méthode scientifique. À la suite de l’anthropologue Jean‑Pierre Olivier de Sardan, Laurent Demanze montre que le « je » de l’enquête de terrain s’attache à préciser ses conditionnements sociaux et culturels, à dire la place depuis laquelle il parle16. Citant Les Mots, la Mort et les Sorts de l’anthropologue Jeanne Favret‑Saada, Bertina rappelle qu’ « il n’y a pas de position neutre dans la parole » (p. 35). Le premier chapitre livre ainsi un autoportrait de l’écrivain en client de la prostitution parisienne : telle une figure surgissant des carnets de Grisélidis Réal, publiés par Verticales17, l’écrivain apparaît en homme handicapé par des complexes que seules les prostituées semblent capables de lui faire oublier. Or cette connaissance intime de la prostitution en France se double d’une conscience aigüe de la « violence » systémique (p. 20) que l’écrivain reconduirait en profitant des coûts dérisoires de la prostitution au Congo : « Je ne peux dénoncer le néocolonialisme de l’État français et en jouir à mon échelle dans le même temps » (p. 20). Si cette violence‑là est écartée, le rapport de l’écrivain à la prostitution doit donc se limiter à l’observation. Arno Bertina rend compte des maraudes au cours desquelles il se contente de suivre et d’écouter les échanges entre les infirmières et les filles qui se prostituent dans les bars. Or cette place d’accompagnateur n’annule pas pour autant les effets de domination sociale et de violence symbolique, institutionnelle, qui découlent d’une enquête menée par un écrivain que les jeunes filles pourraient facilement associer à une figure d’autorité. Comme dans L’Usage du monde de Nicolas Bouvier, livre cher à Bertina, être à l’écoute des autres implique dès lors un effacement de soi. Le corps de l’écrivain se voit réduit à la métonymie de l’oreille — clin d’œil à l’œuvre de Svetlana Alexievitch — et de l’œil signifiés par les objets qui rappellent son statut d’enquêteur amateur : l’appareil photo ou le téléphone portable. N’être qu’une oreille implique concrètement de retenir sa langue18, éviter de suggérer, de conseiller, s’abstenir aussi de corriger certaines coquilles, de simplifier ce qui est dit19. S’il se tait beaucoup pour laisser parler les autres, l’écrivain entend en revanche ne rien perdre de vue. Or là aussi, l’enquête implique que l’écrivain ne puisse pas tout voir car ce serait courir le risque d’être excessivement visible : les ratages liés à l’obscurité, au mouvement, aux interdits sont nombreux. Photographier à la dérobée les lieux de vie et les bordels fréquentés par les filles met en avant le « tact » ou le « sens des situations » tel qu’il est valorisé dans les travaux de Jeanne Favret‑Saada20. Relais du carnet d’enquête, l’ouïe et l’œil photographique s’exercent à ajuster les perceptions et les représentations qui en découleront : « À moi de ne pas photographier au flash [le mystère], à moi de l’approcher à pas feutrés, comme un papillon qu’on voudrait admirer avant qu’il ne s’envole » (p. 119).

10Si l’enquête pousse l’écrivain à s’éclipser, cette discrétion cède la place dans le récit au vœu baudelairien du « cœur » mis à nu. C’est que l’engagement de l’écrivain se mesure à l’échelle du corps : amputation, morsure, fissure, boitement… Cette mise en pièces rappelle le processus de dé-subjectivation qui affecte le héros d’Anima motrix21. Elle se construit à partir d’une même bibliothèque : L’Usage du monde mais aussi L’Odyssée, l’auteur se projetant dans la figure d’un Ulysse errant dans l’anonymat, mis à nu dans « sa vulnérabilité » (p. 133). Néanmoins, ces lieux communs de la force altérante de l’ailleurs sont eux-mêmes inquiétés22. C’est moins la joie de la dispersion dans le multiple que l’autoportrait mélancolique de l’enquêteur en écorché vif qui nous est livré. Livre le plus autobiographique de l’écrivain à ce jour, L’Âge de la première passe expose les failles d’un homme incapable de s’aimer et donc d’aimer23, l’écrivain scrutant sa propre vulnérabilité au miroir du désarroi exprimé par les bénéficiaires d’ASI. Ce qui relie Bertina à ces jeunes Congolaises, c’est une fragilité aggravée par les liens qui ligotent : les relations amoureuses, sociales sont asphyxiantes pour l’écrivain pressé d’y mettre fin24 ; les relations aux parents érigés au rang de « Dieux » (p. 60) tout puissants au Congo, les relations concurrentielles entre filles et les relations toxiques aux hommes exposent constamment les jeunes femmes à la menace d’une exclusion sociale.

11Le « je » situé de l’enquête de terrain se double d’un « je » interrogeant les signes de sa sensibilité suivant l’idée, formulée par Guillaume Le Blanc25, que la reconnaissance de notre propre vulnérabilité permet de mieux entendre la fragilité des vies les plus précaires et participe de cet élargissement du monde commun.

Composer pour voix déconcertantes

12Composer un livre de voix à partir de ces vulnérabilités relationnelles revient à desserrer les attaches dans la langue pour tisser d’autres liens.

13De l’ensemble des textes co‑produits au cours des entretiens individuels, Bertina ne retient que ceux qui contiennent une phrase-punctum, susceptible de bouleverser l’ordre de la grammaire et des représentations incorporées. À la manière de François Bon ou d’Ivan Jablonka26, l’auteur de L’Âge de la première passe met en regard usage littéraire et usage ordinaire voire déviant de la langue. Si la plupart des textes cités dans le livre ont fait l’objet d’une réécriture afin de faciliter la lisibilité des propos et de protéger les auteures, Bertina cite ponctuellement les textes rédigés par les filles dans leur version originale, sublimant l’orthographe fautive ou la syntaxe défaillante jugées plus riches de sens, plus émouvantes et plus esthétiques que la version retranscrite en français académique. Il estime ainsi que le discours de Ruth comporte « des splendeurs » qu’il aurait eu tort de « corriger comme n’importe quel flic du langage » (p. 65). Il mentionne ainsi le texte de cette jeune femme pour que le lecteur se fasse son opinion (« Voyez vous‑mêmes », p. 65) :

Mon souverir ? C’est le moment pour tout le monde de voir arriver l’équipe mobile, avec Maman vivi et Maman Suzy. C’était bien pour moi parce que je ne savais pas beaucoup de choses d’ASI. Dans la vie il y a beaucoup de souverie, mais le plus beau souvenir oui, c’est celui-là : lorsque les Mamans Suzy et Vivi sont venues chercher les filles dans les VIP ou dans les boîtes ça m’a fait du bien à tout le monde. Ça c’est une belle souverie. (p. 65‑66)

14Mais loin de laisser ce document livré à la seule appréciation du lecteur, Bertina prend soin de l’escorter, soulignant, par le biais du commentaire quasi-philologique qui suit immédiatement la citation, la portée métaphysique de la faute :

Il faut fermer les yeux et tendre l’oreille pour comprendre qu’elle amalgame (beau) souvenir avec « s’ouvrit », avec « s’ouvrir ». C’est elle, donc, qui a raison, puisqu’un souvenir ne sera beau qu’à la condition d’avoir ouvert (quelque chose). L’arrivée des infirmières a fait tomber le mur qui bouchait l’horizon de sa vie ; en les apercevant, Ruth s’est vue doter d’un futur. C’est effectivement un beau souvenir. (p. 66)

15L’interprétation vise à légitimer l’intervention de l’écrivain qui se montre capable, contrairement au professeur, d’écouter ce que disent les voix dominées en identifiant la valeur de l’écriture déviante et en restituant la vérité qu’elle recèle, à la manière d’un psychanalyste attentif aux lapsus énoncés au cours de la cure. La faute fait ainsi l’objet d’une sanction positive de la part de l’écrivain (« C’est elle, donc qui a raison », « C’est effectivement un beau souvenir ») qui tend à valoriser l’écriture marginale au regard des normes du français défendu par les institutions de la Françafrique. Mais elle montre également que l’écrivain s’attribue ici le pouvoir de juger les textes des bénéficiaires, distinguant les propositions qu’il estime faibles27 des récits qui comportent un « mystère » ou une opacité qui ébranlent ses certitudes.

16Du drame de Cloé comparé à la noirceur des romans de James Ellroy au murmure inaudible et répété du mot « sorcière » prononcé par Fanette dans l’effroi, l’écrivain collecte les « phrases qui blessent » pour les sublimer et les transformer en « phrases qui recousent », traçant les contours d’une communauté éphémère entre ces jeunes filles, l’auteur et le lecteur. La métaphore de la communauté comme « bulle de savon » ne dit pas seulement la fragilité des liens, elle figure aussi la recherche esthétique d’une forme de légèreté pour tempérer la gravité du thème principal.

17Cette recherche d’un équilibrage dans les registres se lit dans la construction aérée de ce récit où l’enquête nourrit l’essai. L’écriture fragmentaire suspend le pathos qui prend en otage le lecteur, tout en favorisant des parallélismes, des analogies sur la base d’un « comme » qui relie sans usurper, comme l’a montré Chloé Brendlé à propos des romans d’Arno Bertina28. Ainsi la « figure incongrue » (p. 231) des « hommes‑sirènes » qui surgit dans les propos de Nancy est présentée comme l’élément déclencheur d’une série de révélations étonnantes concernant l’importance de la sorcellerie et de la magie au Congo. Mais au lieu d’user des méthodes de rationalisation caractéristiques de la culture occidentale (Bertina cite Descartes et Freud), l’écrivain use de l’analogie, rapportant une anecdote familiale démontrant l’importance des superstitions dans la culture française catholique (p. 233‑234). Or, loin d’en faire « un cas isolé » (p. 238), l’auteur en vient à estimer que « la magie est partout » (p. 238), citant un témoignage recueilli par Svetlana Alexievitch dans Les Cercueils de zinc (p. 239) puis un texte d’une jeune Comorienne suivie par Mathieu Larnaudie dans le cadre d’un atelier d’écriture mené à Marseille (p. 240‑241). Ces comparaisons successives ne disent pas la répétition du même mais participent au contraire d’un élargissement du sens et d’une politique du commun.

18Dans ces conditions, composer un livre à partir des voix dominées, c’est prolonger ou différer l’écho de certains mots par des citations, des digressions, des interludes ou des coda qui déhiérarchisent les voix sans niveler les différences. Ce n’est plus mettre en ordre, concerter, mais au contraire faire entendre les dissonances, les couacs, les ratés de l’entretien, les erreurs d’interprétation, des silences ou des adresses fragiles, tout ce qui relève de la « vulnérabilité dans le langage29 ». C’est qu’il s’agit avant tout d’inscrire dans la langue française l’étrangeté produite par une phrase, une tournure grammaticale, une référence à des êtres surnaturels : au lieu de rationaliser ce qu’il ne comprend pas immédiatement, l’écrivain cherche au contraire à dénaturaliser le logos « occidental », à faire des résistances rencontrées au cours de son enquête un levier de sa propre métamorphose. « Accepter de se perdre », le mot d’ordre méthodologique de l’ethnographe Jeanne Favret‑Saada prend une dimension métaphysique dans le livre de Bertina : « Ce qui me sépare des [Congolais] est paradoxalement ce qui tend un pont entre les deux berges. Je désire quitter la rive où j’étouffe ; j’ai besoin d’un autre rapport au monde, au vivant, aux gens qui m’entourent » (p. 235).

19Composer un livre de voix juste, c’est encore faire entendre le conflit entre les différentes sources d’énonciation, faire jouer des voix (tout) contre d’autres : les voix des filles dénoncent le mensonge des voix officielles de l’État congolais ou français ; le point de vue de l’écrivain se heurte à celui d’un psychologue ou de deux lycéens ; les auteurs du canon littéraire sont sollicités au même titre que les interprètes de chansons populaires. Amplifiée ou chahutée par une pluralité d’énonciateurs, la prose démocratique de L’Âge de la première passe véhicule un imaginaire de la langue vivifiée, déconcertée par ce qui se tient en dehors de la littérature.

20La pluralité des voix renforcée par les digressions et le caractère impromptu des chapitres figurent le rejet de la « Séparation », des dualismes corps/raison au principe de la modernité occidentale. Ce rejet, qui hante toute l’œuvre de Bertina, trouve son expression dans la valorisation inverse de la « porosité » (p. 237‑238) et de la plasticité prêtées aux « langues » congolaises par opposition à une langue française policière (p. 238). Reconduisant l’imaginaire d’une langue française « fasciste », l’auteur court le risque de figer dans le mythe l’opposition entre culture chaude, orale, gestuelle30, et culture froide, écrite, académique. Bertina suspend néanmoins cette opposition, réintroduisant des « espaces », des « combinaisons », du « jeu » dans sa prose qui présente toutes les caractéristiques de la diction démocratique telle que l’a analysée Nelly Wolf : l’hétérogénéité introduite par les irrégularités lexicales, syntaxiques, sémantiques relevées dans les textes des jeunes femmes, l’oralité appuyée d’un récit qui met en avant la personne de l’écrivain sont autant de façons de s’opposer « à l’abstraction de la norme écrite, pendant linguistique de la communauté politique abstraite31 » depuis laquelle Bertina ne peut éviter d’inscrire et de transcrire ces voix.

21Sans doute plus proche de l’art poétique du recueil de voix que du livre de voix proprement dit, L’Âge de la première passe réfléchit au mode de composition d’un livre de voix qui sonnerait juste à partir du moment où il trouverait son origine dans le contexte particulièrement délicat d’un atelier d’écriture mettant en jeu des différences de culture, de langue, de classe et de genre susceptibles de faire obstacle au projet initial. Exposant les difficultés éthiques, culturelles et linguistiques qu’il a rencontrées au cours de ses séjours au Congo, Arno Bertina est amené à redéfinir l’usage littéraire de la langue au regard de ses usages marginaux. Sonner juste revient ainsi à ménager une place à ce qui sonne faux du point de vue de la norme académique, à ce qui implique un rapport vivant au langage. Dès lors, le livre de Bertina constitue davantage un espace de réglage des voix qu’un chœur harmonieux : faire entendre l’usage (ou l’usure ?) de la langue est plus complexe qu’il n’y paraît ; il s’agit d’ajuster l’ouïe pour chaque voix, accompagner ces voix ou les confronter avec d’autres — plus graves, plus légères — pour mesurer leur impact, leur puissance d’ébranlement. Le « tumulte » (p. 54) de voix qui procède de cette tension entre langue populaire, langue commune et langue littéraire tient sans doute du « bazar rutilant » (p. 44) où des façons de « gesticuler dans la langue » ou de « dans[er] n’importe comment » (p. 24732) s’offrent comme antidotes au « matériel de surveillance qui muselle le français » (p. 66), soit la langue et le sujet qui s’exprime à travers elle.