Colloques en ligne

Anna Krykun

La passion de l’enquête littéraire, ou l’étrange cas de M. Gaston Picard

1Dans le paysage littéraire de la première moitié du siècle dernier, se distingue une figure singulière qui a fait de l’enquête auprès des écrivains sa spécialité, sinon son métier. Homme de lettres polygraphe, Gaston Picard est l’instigateur et le maître d’œuvre d’une quinzaine d’enquêtes littéraires dont les sujets vont de l’exploration de questions spécifiques au métier d’écrivain au diagnostic des bouleversements sociétaux qui font suite à la Grande Guerre, en passant par des thèmes purement anecdotiques (comme « Avez‑vous vu le diable ? » ou « Faut‑il renverser la tour Eiffel ? »). Or force est de reconnaître que si, durant deux longues décennies, Picard s’investit corps et âme dans cette entreprise chronophage et très peu susceptible de lui valoir un jour une couronne de lauriers, cela ne saurait être par dépit, car peu de ses confères mériteraient davantage le titre d’écrivain touche‑à‑tout. En effet, Gaston Picard compte à son actif une dizaine de recueils poétiques, des volumes de nouvelles, des romans libertins et des romans historiques, des pastiches comiques, des histoires d’amour, des romans policiers, des idylles, des études littéraires et des ouvrages de vulgarisation historique, à l’instar de la collection « Un jour » de l’éditeur Pierre Clairac, où Picard s’est chargé des textes sur La Fontaine, Balzac, Verlaine et Louise de la Vallière. S’y ajoutent enfin plusieurs anthologies et d’innombrables préfaces, ainsi que des chroniques dans des périodiques aussi divers que La Revue des Mondes et Les Nouvelles Littéraires.

2Cette extrême diversité de l’œuvre de Picard semble suggérer que si cet homme de plume expérimenté et fin connaisseur du monde littéraire a accordé une place aussi importante à l’enquête littéraire, c’est qu’à ses yeux, elle devait offrir des possibilités bien singulières, inaccessibles à tout autre type de travail littéraire. C’est pourquoi le présent article se donne pour objectif d’explorer l’agir de l’enquête littéraire, en examinant les enquêtes de Gaston Picard sous l’angle de l’action sur le champ littéraire qu’elles lui permettaient d’accomplir. En effet, comme le remarquent avec beaucoup de justesse les éditeurs scientifiques de l’enquête collective Écriture et Action : « chaque écrit (que nous lisons) est le produit d’actions passées, mais dans ce passé, à l’époque où il a été produit, il était de l’action, une action — et pas seulement la trace d’une action1. » Il semblerait que dans le cas de Picard, cette action d’écriture ait eu trois cibles principales : le corps de métier des écrivains, leurs lecteurs effectifs (et davantage encore leur public potentiel), et enfin le dispositif d’édition de la littérature. Aussi nous attacherons‑nous à suivre ces trois axes de l’action scripturale de celui que ses contemporains nommaient le prince des enquêteurs, afin de mieux cerner l’usage qu’il fait de l’enquête d’opinion auprès des écrivains.

Agir sur le corps de métier

3L’individualisme à outrance, les jalousies omniprésentes et la guerre de tous contre tous, ces fléaux du milieu littéraire sont largement connus au moins depuis les Illusions perdues. Ni les critiques les plus acerbes ni les appels ardents à l’unité n’ont beaucoup modifié le comportement de cette « race sans principes, sans scrupules, qui n’est d’aucun parti ni d’aucune opinion, habile et rompue à la phrase2 ». Inciter la corporation littéraire à faire preuve d’un minimum de solidarité semblait ainsi s’apparenter à un cri dans le désert. Aussi a‑t‑il fallu rien de moins que du génie pour concevoir le dessein de détourner le genre de l’enquête et faire de celle-ci une gigantesque démonstration ad absurdum des conséquences désastreuses de ce manque d’esprit de corps, et partant le levier d’une prise de conscience de l’importance de l’union.

4Or c’est exactement la prouesse que Gaston Picard entend réaliser dans « La grande pitié des écrivains de France ». Son entreprise a pour cadre une France sévèrement touchée par la Grande Guerre, où l’inflation a fait quintupler les prix des denrées mais où la rémunération des auteurs n’a été multipliée que par deux. Dans ce contexte de précarité généralisée, une nouvelle majoration de l’impôt sur le revenu, votée en 1925 par le parlement du Front Populaire, qui fait passer le taux de l’IGR à 72%, a l’effet de la goutte d’eau qui fait déborder le vase. Jointe au refus d’étaler l’imposition des droits d’auteur sur 5 ans, cette mesure met la majorité des hommes de plume en situation de survie. Le moment semble donc particulièrement propice à une mobilisation pour la défense des droits des écrivains et à un sursaut de conscience collective. Une enquête littéraire, lancée par Gaston Picard à la veille du vote parlementaire, offre aux confrères bien plus qu’une simple plateforme d’expression : une véritable feuille de route de l’action commune. En effet, en soumettant à leur attention deux questions (sur une juste rétribution des auteurs par les patrons de presse et les maisons d’éditions et sur les modalités d’une imposition équitable de leurs revenus), l’enquêteur déclare vouloir compiler les réponses en un « cahier de revendications que nous nous proposons d’exposer tant aux deux Chambres qu’au public3 ».

5Toutefois les réactions de plusieurs confrères donnent lieu à une manifestation quasi caricaturale des réflexes nombrilistes du monde littéraire. En effet, malgré l’imminence du danger, nombreux sont ceux, qui, à l’image de Paul Bourget, tout en protestant individuellement, par le biais d’une lettre ouverte, refusent de contribuer à l’entreprise collective coordonnée par Picard sous le prétexte qu’ils doutent qu’aucune tentative d’obtenir un consensus parmi les écrivains puisse se révéler efficace, même s’agissant d’un intérêt commun aussi évident que la suppression d’une taxe professionnelle. Tout en reconnaissant la justesse du diagnostic de l’enquêteur, ils rejettent comme sacrilège l’idée de faire front ensemble. Aussi, sollicité par Picard, plus d’un écrivain commence-t-il par un aveu d’impuissance face à cette faiblesse de la mobilisation : « si l’homme de lettres s’en plaint, qu’il ne s’en prenne qu’à son individualisme qui l’empêche de se syndiquer comme les manuels et comme eux d’imposer la juste rémunération de son travail4 », avant de revenir sur ses pas quelques lignes plus bas en affirmant : « Le syndicalisme des écrivains est un non‑sens, parce que le coefficient du talent joue un trop grand rôle dans l’appréciation du “travail” fourni. Faudrait‑il rétribuer uniformément au taux de 50 centimes la ligne, par exemple, une page de Flaubert et une page de Ponson du Terrail ?5 »

6Ayant sans doute anticipé une telle réaction de repli sur soi, Gaston Picard ne se contente pas de réunir les griefs des littérateurs dans une sorte de cahier des doléances, mais entend faire de son enquête le lieu même où se négocient les alliances et se forge une future action collective. C’est précisément avec de telles visées que le questionnaire est envoyé aux membres de l’Académie Française, qui, bien que loin d’être touchés par la misère, se sentent pourtant obligés de manifester leur solidarité avec leurs confrères qui ne bénéficient pas des mêmes privilèges statutaires et, poussés dans leurs retranchements, s’engagent publiquement à soutenir les revendications des collègues moins fortunés6. Pour des raisons analogues, l’enquête est également adressée à l’illustre auteur d’Idées contemporaines et de Questions et figures politiques, M. Raymond Poincaré, par ailleurs ancien Président de la République Française, qui, n’étant pas dupe de la démarche, s’excuse de ne pas pouvoir répondre mais se voit obligé d’ajouter à ce refus : « Soyez convaincu que j’examinerai avec le plus grand soin le cahier de revendications que vous vous proposez d’adresser aux Chambres et que je ferai tout ce qui dépendra de moi pour donner satisfaction aux hommes de lettres.7 » Il est inutile de préciser que ce billet courtois contenant des engagements aussi clairs sera publié in extenso comme la première des réponses reçues par l’enquêteur, qui ne manquera pas de remercier monsieur le Président pour cette preuve de sympathie à l’égard des « gens de lettres ses confères8 ». Les brèves introductions que Picard rédige pour chacune des réponses servent le même but, à savoir renforcer les liens entre les membres du corps de métier et poser les jalons d’une action concertée. Ainsi, par exemple, avant le texte de réponse d’un Jean Fannius, lira‑t‑on cette présentation de l’auteur :

M. Jean Fannius est le courriériste littéraire de l’Avenir, où ses notes, ses articles épousent avec fidélité la courbe du mouvement intellectuel. Il est aussi l’un des plus actifs propagandistes de la T.S.F. Par lui un immense public est initié aux idées et aux faits de la vie des lettres. Gageons que M. Jean Fannius l’entretiendra de notre enquête9.

7Ainsi un plan d’action commune se construit‑il progressivement au fur et à mesure de la publication de « La grande pitié des écrivains de France ».

8En parallèle, les enquêtes de Gaston Picard n’ont de cesse d’apporter aux écrivains des preuves tangibles de la force qui pourrait naître de leur union. N’en citons qu’un exemple frappant, celui d’une enquête de 1919 : au moment même où les deux chambres du parlement s’apprêtaient à élire le Président de la République, le prince des enquêteurs interrogea l’élite artistique sur le choix qu’elle aurait fait si elle avait le droit de se prononcer à la place des députés. S’inscrivant en faux contre l’article 7 de la loi constitutionnelle du 25 février 1875, ce plébiscite ludique mettait en relief les tensions inhérentes au modèle politique conservateur de la Troisième République : formellement interdits de participer au scrutin présidentiel, les artistes, hommes et femmes, se voyaient ainsi invités à imaginer qu’ils étaient pleinement en droit d’exprimer leur volonté politique :

le résultat du petit jeu consistera à comparer le choix des artistes et des intellectuels avec celui que feront, en janvier prochain, les parlementaires. La comparaison, dès maintenant, tout au moins en ce qui concerne les électeurs de La Renaissance et ceux du Congrès de Versailles, n’est point à l’avantage de ces derniers. Car les opposer aux artistes et aux intellectuels implique nécessairement que les parlementaires ne sont ni des intellectuels ni des artistes. À vrai dire, on s’en doutait déjà quelque peu.
Et c’est justement à cause de cette discrimination que les indications fournies par les lecteurs de La Renaissance auront un attrait et un sel particulier10.

9Cette enquête fut inaugurée par les personnalités les plus célèbres de l’époque (l’actrice Sarah Bernhardt, l’écrivain à succès et le dramaturge à la mode Victor Margueritte, le compositeur Camille Saint‑Saëns, auréolé de son récent triomphe aux États‑Unis, le patron de presse Arthur Meyer, le romancier René Boylesve, le général Malleterre, etc.), suivies des membres d’institutions prestigieuses (Académie Française, Institut de France, Académie Goncourt). Cet étalage du capital symbolique, si contraire à la manière de faire habituelle de Gaston Picard, qui, soucieux de l’apparence d’impartialité de ses enquêtes, publie d’ordinaire les réponses soit dans l’ordre alphabétique, soit suivant l’ordre de leur réception, ne visait en effet qu’à opposer à une caste politique, élevée grâce aux privilèges, une élite artistique et intellectuelle fondée sur le mérite. Qu’il s’agisse d’une simple boutade ou d’une action civique audacieuse et transgressive, cette enquête n’en constituait pas moins un rappel de la force que détenait cette autre élite, pour peu qu’elle prenne le soin de s’unir. Aussi, lorsque ces études d’opinion menées au sein du monde littéraire conduisaient certains des confrères à répondre, comme l’avait fait Pierre Paraf, à la première personne du pluriel (« Nous les artistes et les écrivains, dépositaires de la qualité dans le siècle de la quantité, hâtons-nous de prendre notre revanche sur cette défaite passagère11 »), faut‑il voir là une preuve que le calcul du prince des enquêteurs était juste, et la stratégie efficace.

Agir sur le public potentiel et/ou effectif

10La deuxième cible majeure de l’action opérée par les enquêtes de Gaston Picard est sans doute le public du livre. Or, dans ce premier tiers du xxe siècle, l’heure est au constat que la lecture n’est plus le loisir de prédilection, y compris au sein de la classe désœuvrée. L’idée d’une marginalisation de la place que la littérature occupe dans les pratiques culturelles des contemporains est ainsi la toile de fond implicite de la plupart des enquêtes de Picard, si bien d’ailleurs que ses tentatives ostensibles de la remettre au cœur de la vie culturelle suscitent parfois des réactions sarcastiques, à fleur de peau, de la part de ses confrères :

le mot de romantisme peut seul, dans l’une de ses acceptions, désigner une époque. Quant au Parnasse ou au Symbolisme, ce ne sont encore que des écoles littéraires qui ont plus ou moins bien réussi. Seriez-vous à ce point obnubilé par les vapeurs de la bouillante littérature contemporaine que vous ne voyiez le temps présent qu’à travers la littérature12 ?

11Cependant, à la différence de l’avant‑garde moderniste, qui voit dans le délaissement de la littérature le triste symptôme de l’abrutissement des facultés intellectuelles et de la sensibilité du grand public, Gaston Picard tend à remettre les écrivains face à leur part de responsabilité dans cette désaffiliation du public contemporain. À son avis, deux choses pourraient être légitimement reprochées aux écrivains. Premièrement, leur repli sur eux‑mêmes, qui aboutit fatalement à l’hermétisme et à la menace qu’« il n’y aura plus bientôt que poncifs dans les excès d’analyse, les parti-pris d’originalité et d’obscurité, les contorsions d’écriture qui ont trouvé leur vogue à la faveur d’un snobisme littéraire enclin à consacrer les gens chics, les oisifs vicieux dont les cas, souvent pénibles, nous sont exposés selon les rites de l’évangile freudien ou proustien13 ». La deuxième erreur consiste dans l’inaptitude à tirer les conséquences d’un constat qui est pourtant évident pour l’ensemble des confrères. En effet, même si tous reconnaissent que « [l]e français imprimé que ne lit plus seulement une élite, mais que lisent uniformément tous les Français14 » est désormais le français des journaux, la plupart refusent d’accepter ce changement et n’envisagent guère de faire de la presse un instrument au service de la cause littéraire. Or, selon Picard, cette voie s’impose avec évidence à la lumière de l’expérience positive de la critique littéraire, qui a su tirer son épingle du jeu : en s’adaptant à la démocratisation de la culture et à l’importance grandissante des médias, la critique est parvenue à inventer un genre nouveau, le courrier littéraire, en parfaite adéquation avec les exigences de l’époque nouvelle. Mêlant brèves nouvelles, courtes critiques (qui se lisent facilement), vives polémiques entre écrivains, qui échangent des piques, à la correspondance des lecteurs, conviés eux aussi au débat, le courrier littéraire « marque une initiative qui a permis de donner au mouvement intellectuel une place qui n’était jusque là ouverte qu’à la publicité15 ».

12Ainsi, puisque le mode de présence de la littérature au sein de la société semble avoir irrévocablement changé, ne suffit-il plus, pour se tailler une place, de « produire beaucoup […] [et s’assurer] que tous les coups portent, et que pas une touche ne soit inutile16 », comme l’affirmait avec optimisme Baudelaire à l’aube de l’ère médiatique. Désormais, pour être lu, il faut tout d’abord être remarqué, c’est‑à‑dire parvenir à s’extraire d’une masse d’auteurs inconnus, qui s’acharnent, au fil des années, à éditer à leurs frais des œuvres qui passent inaperçues. La visibilité et sa condition sine qua non, la présence dans les médias, deviennent un impératif de survie dans le champ littéraire. Cependant, comme le rappelle Natalie Heinich, la visibilité, elle aussi, a changé de nature depuis le temps de Baudelaire :

elle n’est justifiée par aucun acte extérieur et antérieur à la mise en visibilité, et n’a donc d’autre cause qu’elle‑même (par exemple, les présentateurs de la télévision), la vedette étant alors connue essentiellement « pour sa notoriété », selon la formule fameuse de Boorstin. La visibilité est alors une valeur que l’on peut dire « endogène » ou auto‑engendrée : ce sont les moyens techniques de mise en visibilité qui, à la fois, fabriquent et entretiennent le capital de visibilité, par un mouvement circulaire, ou, plus exactement, spiralé17.

13De ce fait, toute occasion médiatique se prête parfaitement à faire connaître au public le monde littéraire, car ce qui importe n’est guère le sujet même dont les écrivains s’entretiendront, mais le fait même d’en débattre en public. Il va de soi que plus le bruit qui entoure l’occasion d’une prise de parole est grand, plus les circonstances sont avantageuses. C’est ainsi que la retentissante affaire du curé de Bompon, largement couverte par la presse et universellement connue à l’époque grâce à la complainte d’Alibert, servira à Picard de tremplin pour lancer une enquête sur le thème « Avez‑vous vu le diable ? », où l’auteur de Sous le soleil de Satan, révélation littéraire de cette année 1926, interviendra évidemment en premier, la deuxième place étant réservée à Maître Maurice Garçon, avocat dudit curé et auteur d’un ouvrage historique et médical, Le Diable, qu’il a tiré de son expérience de cette affaire. Un autre concours de circonstances favorables se présente lorsqu’à l’occasion du cinquantenaire du phonographe, les sommités de la capitale assistent à l’apposition d’une plaque à la mémoire de Charles Cros, et l’académicien Maurice Donnay, prononçant un discours en l’honneur du célèbre inventeur, laisse échapper la phrase : « Certes, on ne doit pas médire de la vie bourgeoise ; on ne doit pas en penser trop de bien non plus. Le plus souvent, elle crée des êtres uniformes, pareils, dans une grisaille honorable18 ». Sachant que le surlendemain le texte du discours serait publié à la une de Comœdia, Picard saute sur l’occasion sans hésiter. Suivant les règles du jeu, c’est‑à‑dire, en noircissant le trait et en ménageant le suspense (pas trop longuement cependant pour ne pas perdre l’attention du public), il propose aux lecteurs de L’Écho de Paris de découvrir si le reste des confrères de Donnay soutenaient le point de vue du malencontreux orateur :

Au moment où la vie bourgeoise a contre elle les menaces d’un bolchevisme qui ne s’exerce pas seulement en politique, mais dans les domaines de l’art, de la littérature, des modes et des mœurs, […] nous pensions qu’il importe à la bourgeoisie de notre pays de se mieux connaître et de se bien définir.

C’est qui apparaîtra possible ou impossible selon l’adhésion qu’on donnera ou qu’on refusera au jugement cité plus haut. Nous commencerons demain la publication des réponses qui nous ont été adressées19.

14En effet, la réaction des confrères ne tarde pas à confirmer la justesse de son calcul :

Il paraît que ces mots empruntent un caractère d’exceptionnelle gravité au fait de n’avoir pas été proférés par un orateur habituellement subversif, dans quelque repaire de bolchevistes ou d’anarchistes, mais en pleine Sorbonne, dans un amphithéâtre, sous le Bois sacré de Puvis de Chavannes, et par un membre de l’Académie française. Où allons‑nous, si les académiciens eux‑mêmes se mettent à saper les bases20 ?

15L’affaire va crescendo, les médias parlent non seulement du discours de Donnay mais également de l’enquête de Picard qui lui fait suite. Les écrivains, invités à prendre la parole au sujet du mode de vie bourgeois, se prononcent sous les feux croisés des projecteurs. Le prince des enquêteurs jubile.

16Dans une logique similaire, « en un moment où le goût des anniversaires est à la mode21 », Gaston Picard sert chaud aux lecteurs leur plat préféré. Si dans les articles il n’hésite pas à se moquer de façon assez hautaine de cet engouement ridicule du grand public (« Souhaitez‑vous une commémoration d’un tout autre ordre, voici le centenaire des omnibus. Et puisque tout va de pair aujourd’hui avec le centenaire du Romantisme, l’instant serait choisi, de citer la lettre que Victor Hugo en personne adressait un jour à M. Berthier, président du conseil d’administration de la Compagnie des omnibus […]22 »), toute trace de persiflage est soigneusement effacée lorsqu’il s’agit des enquêtes, où il y a un enjeu stratégique à se conformer aux préférences des lecteurs. À cet égard, le prétexte du quarantième anniversaire de la tour Eiffel lui conviendra tout aussi bien que celui de la commémoration du tricentenaire de la mort de Malherbe pour recueillir les opinions du corps littéraire sur ces sujets.

17Constamment à la conquête d’un nouveau public, Gaston Picard attache une grande importance à la formulation de ses questions afin que, tout restant suffisamment larges et liées à la fois aux sujets sociétaux de poids et à l’actualité médiatique, elles servent à amener insensiblement les non lecteurs des belles-lettres à s’intéresser à la vie littéraire. Pour y parvenir, Picard ouvre plusieurs enquêtes en faisant semblant de traiter de la littérature pour des raisons strictement extralittéraires, mais formule ses questions de telle sorte que la réponse exige la mobilisation d’arguments d’ordre stylistique, narratologique, historique ou sociocritique. Par exemple, dans l’enquête lancée pendant les susmentionnées célébrations du tricentenaire de Malherbe, Picard, en présentant la littérature comme une des formes de représentation du pays à l’étranger, invite insidieusement le lecteur, qui, dans un premier temps, est probablement mu surtout par le nationalisme de l’après‑guerre, à comparer les propriétés intrinsèques d’œuvres littéraires de différents candidats afin d’identifier celle qui serait susceptible de séduire le plus vaste public non francophone. Pour produire l’effet escompté, la question de Picard prend la forme suivante :

[E]st‑ce qu’un Malherbe n’est pas à désirer, qui représenterait tant chez nous qu’à l’extérieur le poète national dont un Victor Hugo, un Edmond Rostand furent le type, dont une Comtesse de Noailles, un Henri de Régnier, un Paul Fort, un Paul Claudel, etc., chacun selon son art poétique, sont les beaux exemples, et dont un Paul Valéry, quel que soit le talent de celui‑ci, est l’antithèse même, son œuvre s’élevant très haut, mais ne dépassant pas un public restreint : à preuve, le « vulgaire » sait encore les Stances à du Périer, il ne dira pas par cœur les vers de la Jeune Parque23.

18Le public, dont l’intérêt est d’abord éveillé par des éléments étrangers à la littérature, se trouve ainsi entraîné dans une discussion sur l’art d’écrire d’auteurs contemporains. À ce subterfuge s’ajoutent deux autres procédés médiatiques permettant d’impliquer le lecteur, que Gaston Picard met au service de l’enquête littéraire. La première de ces activités interactives, qui par ailleurs n’est pas sans rappeler les sondages auprès d’internautes ou les likes des réseaux sociaux, consiste à convier les lecteurs à choisir la meilleure des réponses proposées par les écrivains ayant participé à l’enquête. C’est ainsi, par exemple, que l’enquête visant à trouver le mot qui qualifie le mieux l’époque actuelle s’achève sur l’invitation faite au public de départager les auteurs des meilleures suggestions :

Mais romantisme mis à part, comme aussi l’humanisme cher à M. Fernand Gregh, l’impulsionnisme familier à M. Florian‑Parmentier, quel est le mot nouveau qu’il convient qu’on accole entre tous à la période qui va de l’armistice jusqu’à aujourd’hui ?
Vous, lecteur, que préférez‑vous du belphégorisme qu’indique M. Paul Souday ou du modernisme que donnent simultanément Mme de Noailles et M. Jean Cocteau ? du surréalisme que désignent MM. Saint‑Georges de Bouhélier, Ivan Goll et Léon Pierre-Quint ?, ou du machinisme préconisé par M. Pierre Humbourg24 ?

19Un procédé analogue, auquel Picard a recours dans les enquêtes qui paraissent dans plusieurs numéros successifs d’un périodique, entend inciter le public à calculer, en quelque sorte en temps réel, avec chaque nouvelle série de réponses, la répartition des voix des personnalités interrogées et ainsi à deviner en amont la tendance victorieuse. De telles techniques permettent à Gaston Picard de mieux inscrire la littérature dans le nouvel espace médiatique.

Agir sur le dispositif d’édition de la littérature

20Pleinement conscient du pouvoir de l’éditeur, qui en jouant seulement sur les modalités de présentation matérielle d’une œuvre, peut entièrement modifier sa perception et donc l’accueil que le public est susceptible de lui réserver, Gaston Picard recourt volontiers aux outils que le paratexte éditorial, la composition du recueil et le choix du support de publication peuvent devenir entre les mains adroites d’un éditeur virtuose.

21C’est précisément dans ce but que Picard généralise les courtes introductions de quelques lignes qui, sous couvert de remerciements adressés à une célébrité déjà bien occupée pour le temps précieux qu’elle a bien voulu accorder à sa réponse au questionnaire, permettent en fait de présenter au lecteur un auteur qui risque fort de lui être inconnu : « On ne présente pas le lauréat du prix Goncourt. Tout le monde sait que M. Maurice Bedel est l’homme qui a fait rougir M. André Gide25. » La double prétérition (« On ne présente que … », « Tout le monde sait que… ») que l’on voit dans cette brève introduction est significative de la volonté de Picard de mettre en valeur ses confrères et de lever tout obstacle que l’ignorance de la vie littéraire pourrait constituer pour des lecteurs potentiels de ses enquêtes. Ailleurs, conçues plutôt sur le modèle des chapeaux d’articles journalistiques, ces mêmes introductions aux réponses servent à accrocher le regard du lecteur en grossissant les traits du propos qui suit. C’est ainsi par exemple que dans l’enquête portant sur le meilleur nom pour qualifier l’époque actuelle, la réponse de l’auteur de la fameuse Chienne, magistralement adaptée au cinéma par Jean Renoir, est annoncée par la présentation suivante : « S’il est vrai que qui aime bien châtie bien, faut-il que La Fouchardière adore notre époque, pour l’engueuler comme ça ! Le leader de l’œuvre déclare : […]26 ». Il y a fort à parier qu’une telle introduction augmente considérablement les chances que l’ « engueulade » soit lue par un public friand de spectacle. Enfin, les mêmes présentations peuvent également permettre de proposer une grille de lecture aidant à « avaler » des réponses les plus insipides. En effet, confronté au fait que plusieurs de ses confrères ne comprennent aucunement la nécessité d’adapter le format de leur réponse au médium dans lequel celle-ci devra paraître, Gaston Picard se sert souvent de son court mot introductif pour effectuer les ajustements nécessaires. Ainsi lorsqu’un Pierre Goemaerre lui rend une dissertation sur la valeur subjective de la perception du temps dont l’incipit académique tranche trop fortement avec l’horizon d’attente de tout lecteur de presse :

Je n’ose répondre. Je crois qu’il est fort périlleux d’étiqueter son propre siècle. Comment apprécier des courants dans lesquels nous sommes entraînés nous‑mêmes ? Quelle relativité nous permettra de dire l’importance et le sens de ces courants ?
Par ailleurs, nous sommes tentés de juger subjectivement ce qui nous touche, d’établir une hiérarchie des valeurs basée sur nos préférences personnelles. Second péril d’erreur27.

22L’intervention de Picard sauve in extremis ce cas désespéré : « Le directeur de la Revue Belge, le chroniqueur de la Rumeur, le romancier de cet évocateur, de ce puissant Pèlerin du Soleil, me reporte à cent ans en arrière. Enquêter auprès de Victor Hugo, ô délices ! ô joie ! J’accepte de grand cœur de monter dans la machine et explorer le temps28. » Les lunettes de la défamiliarisation, du décalage fantaisiste délibéré (« se reporter à cent ans en arrière »), que Picard tend précautionneusement au lecteur, permettent à ce dernier de transformer une divagation pédante en une escapade imaginative. Il convient néanmoins de préciser que le genre même de l’enquête, telle qu’elle fut pratiquée par Gaston Picard, aide à réduire fortement le nombre de réponses qui seraient dommageables à l’image du corps littéraire. Tirant le meilleur de la rivalité qui règne dans le milieu des hommes de lettres, Picard présente ses enquêtes comme autant d’occasions de se distinguer par l’originalité du traitement du sujet, la vivacité d’esprit et la virtuosité de la plume. Cherchant à s’illustrer, les écrivains qui participent aux enquêtes mettent souvent un point d’honneur à fournir une réponse amusante, fantasque ou paradoxale, en un mot, la plus inattendue et singulière possible, et de ce fait, offrent au grand public une image avantageuse du monde littéraire.

23De la même manière, dans le cas des réponses quelque peu narcissiques, fréquentes sous la plume des confères, lorsque par exemple un excès d’allusions à son propre travail littéraire rend quasi inintelligible le propos de l’interviewé, l’introduction de l’enquêteur permet de lui conférer un minimum de lisibilité. L’efficacité du procédé est manifeste dans la note explicative préliminaire qui, dans la même enquête portant sur le meilleur nom à donner à l’époque contemporaine, introduit la réponse sibylline d’un Tristan Derème :

Tenez‑vous beaucoup aux mots en isme ? Pourquoi n’en prendre pas un en isthme ? Mais cette idée n’est qu’une antique illusion. Vieux tournant, vous dis‑je, et vieil isthme ; et si l’on nous donnait licence de nous divertir… Mais si je savais même assez de grec pour que l’on me pût embrasser, je n’oserais traduire ni vous proposer le mot d’archaïsthme. Et pourtant, il est si peu sérieux qu’il donne assez bien l’image de la plupart des heures de notre temps29.

24L’avant‑propos de Picard s’avère indispensable pour qu’un lecteur non averti puisse décrypter un tissu de références si filandreux qu’il risque d’en devenir impénétrable : « Le charmant poète de la Verdure dorée n’a pas peur du calembour. Il a écrit sur les rimes isme et isthme un ingénieux poème en prose que le Figaro publia. Verrons‑nous M. Tristan Derème, Parisien s’il n’était de Tarbes, promu gardien de l’isthme de Panama30 ?... » Ces astuces d’éditeur cherchant à faciliter le dialogue entre les écrivains qu’il présente et le public n’échappent nullement aux confrères, dont plus d’un note : « cher Gaston Picard, ne romancez-vous pas l’interview pour le plus grand bien de l’interviewé31 ? »

25Dans les cas extrêmes, où le fossé entre la sensibilité des littérateurs et l’esprit du temps semble si profond qu’aucun paratexte éditorial ne pourrait aider à le franchir, Picard misera sur le renforcement des contrastes entre les réponses à son questionnaire et l’esprit général du média qui accueille l’enquête dans ses pages. « Vitesse et Littérature » en offre un splendide exemple. Dans ce sondage lancé en 1929, au moment où l’automobile et l’avion, la T.S.F. et le cinéma connaissent un essor spectaculaire et éblouissent le plus grand nombre, Picard propose à ses confrères de réfléchir sur l’influence de ces dieux du jour sur la littérature. Or en dépit des dizaines de pages publicitaires vantant les mérites de Citroën, Peugeot, Ford et Fiat, qui émaillent chaque nouveau numéro de la presse contemporaine, les réponses d’écrivains non seulement semblent ne pas prendre note de ces changements mais, qui plus est, manifestent un immobilisme déconcertant. N’en citons que trois extraits que l’on peut trouver sur une seule et même page de cette enquête :

Paul Reboux : « le Style reste le Style. La matière dure forgée parle bon Flaubert, le marbre sculpté par l’harmonieux Anatole France, la prose souple et vivante de Colette, et, aux sources, la pureté chatoyante et diamantée de Voltaire et de l’abbé Prévost, demeurent les immortels exemples des écrivains32. »

Gaston Derys : « Les inventions modernes, qui n’ont qu’une influence médiocre sur les âmes, n’en ont qu’une toute relative, toute matérielle et toute provisoire sur la littérature. »

Tristan Derème : « La littérature (poésie, essais, critique, roman, théâtre, etc…) a pour objet ce qui est l’homme même […] Cette mer intérieure est la même aujourd’hui qu’au temps d’Homère. […] vous pouvez mettre Agamemnon dans un taxi, Othello dans un avion, conduire Tartufe au cinéma ou convier Alceste à la T.S.F., ils seront toujours les mêmes hommes. »

26Renforcer les contrastes, assumer une attitude antimoderne des écrivains et la transformer en une preuve de la pondération, voire de la sagesse, de la littérature au milieu du tumulte du temps présent et de l’ébahissement général devant ses valeurs passagères devient alors la stratégie privilégiée par Gaston Picard. En effet, l’enquête sur la littérature et la vitesse paraît dans l’hebdomadaire L’Européen entre un reportage sur la ligne Paris‑Dakar (s’ouvrant par la phrase : « à une époque où l’on se déplace avec tant de facilités […]33 »), et un article intitulé « Le tunnel sous La Manche » (dont le chapeau commence par une exclamation : « La durée du trajet Paris‑Londres sera de 5 heures 3034 ! »). De toute évidence, après la lecture de ces comptes rendus enthousiastes, les avis d’écrivains, réunis par Picard, font l’effet d’une douche froide : toute décalée et anachronique qu’elle puisse paraître au premier regard, leur opinion semble inviter à prendre du recul devant la frénésie de cette course en avant. Grâce à la juxtaposition des contenus dans le journal, les hommes de lettres apparaissent ainsi au public comme les gardiens de l’esprit critique et du bon sens. En même temps, les écrivains eux-mêmes se retrouvent, à la lecture de leurs réponses, comme devant un portrait collectif, que leur renvoie le miroir de l’enquête de Picard, et en contemplant cette image quelque peu surannée, éprouvent la nécessité d’une remise en question. Aussi leur arrive‑t‑il souvent d’avouer : « Votre enquête me paraît excitante. Elle incite à la vivacité35. » De cette manière, un éditeur habile parvient à rétablir un lien entre les écrivains et leur époque, même lorsqu’au départ les désirs qui les animent semblent diamétralement opposés.

27En examinant, bien que de façon incomplète et sommaire, les usages que Gaston Picard fait du vieux genre de l’enquête littéraire, nous voyons se dessiner en creux le portrait de ce roi de l’enquête du premier tiers du siècle dernier, qui tranche résolument avec l’image que se faisaient de lui ses contemporains. Aucun souvenir ne saurait mieux restituer cette dernière que l’article que Raymond Cogniat lui consacre dans L’Intransigeant, dont la structure binaire prétend mettre en relief les apories du personnage. En effet, dans la première partie de son article au titre évocateur, « Rencontres hypothétiques », l’auteur décrit Gaston Picard tel qu’il s’était l’imaginé avant leur rencontre, sur la base de sa large et clairvoyante présence dans le paysage culturel français, à savoir un parangon de la modernité, entouré des dernières inventions technologiques et veillant sur une ruche bourdonnante de pigistes. La réalité décrite dans la seconde partie de l’article, après la rencontre du journaliste avec le prince des enquêteurs, s’avère pourtant être aux antipodes de ce premier portrait imaginaire :

Il n’a rien du businessman : il a l’accueil cordial, il n’a pas l’air de vous mettre à la porte en vous tendant la main. Chez lui tout a des tonalités de pastel et exhale l’odeur attendrissante des choses anciennes qui, timidement, ont conservé l’aspect de la vie. Sa femme, Mme Sourioux Picard (est-ce son nom ou son aspect qui me fait penser à une souris blanche ?) est affable, douce, harmonisée au cadre, toute en demi-teintes.

Gaston Picard n’aime pas beaucoup la machine à écrire et déteste le téléphone. Cependant il sait tout ce qui se passe chez tous les écrivains, a toujours vu la veille la personne dont on parle devant lui, connaît réellement tout le monde, enquête sur tous les aspects de la vie moderne.

Gaston Picard est un anachronisme36.

28Cette image d’un homme simple, naïf, complaisant, chevaleresque à l’ancienne, éperdument épris de la littérature et prêt à se dévouer corps et âme à toute entreprise de ses confrères, restera celle que ses contemporains garderont de Gaston Picard. Une approche s’appuyant sur l’analyse de stratégies éditoriales et des implications illocutoires des actes d’écriture et de publication nous permet, cependant, d’entrevoir voir un Picard entrepreneur de la littérature, hautement conscient de l’immense pouvoir discret des « simples » administrateurs ou gestionnaires des réseaux et des flux d’information. Au moment où la littérature industrielle célébrait son premier centenaire, où la société de consommation et de spectacle frayait doucement son chemin et où, pour reprendre les termes de J. Rancière, le régime esthétique de l’art mettait l’écrivain du xxe siècle devant une alternative, celle d’un retrait hautain de type beckettien ou des pastiches désabusés à la manière de dada, Gaston Picard, auteur, journaliste et éditeur, incarnait le choix pragmatique de l’adaptation des formes de présentation, de promotion et de circulation de l’art aux nouvelles lois du marché des biens culturels, marché sur lequel les artistes perdent de plus en plus leur autonomie et, selon le juste diagnostic d’Andrea Brighenti, se retrouvent « isolés de leur contexte originel et projetés dans un autre contexte doté de sa logique et de ses règles spécifiques37 ».