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Caroline Werlé

La promenade initiatique dans la littérature suisse romande : Voyages en Zigzag (1844) de Rodolphe Töpffer

Introduction

1Rodolphe Töpffer est un artiste genevois de la première moitié du XIXe siècle (1799-1846), connu pour son implication dans l’art de la bande dessinée et réputé en être l’inventeur. Il renonce rapidement à une carrière artistique au profit de l’enseignement, en raison d’un problème oculaire. Son lien à la représentation picturale persiste cependant dans ses œuvres. En effet, il écrit et illustre un journal de bord relatant chaque excursion annuelle réalisée avec les pensionnaires de son établissement, dans le but de rapporter les découvertes et péripéties des élèves aux familles. En 1844, les récits sont rassemblés sous le titre Voyages en Zigzag ou excursions d’un pensionnat en vacances dans les cantons suisses et sur le revers italien des Alpes, souvent abrégé en Voyages en Zigzag. Il comprend « Aux Alpes et en Italie », « Saint‑Gothard, vallée de Misocco, Via‑Mala, Glaris et Schwitz », « Milan, Come, Splugen », « Chamonix, l’Oberland, le Righi », « Le tour du lac en quatre journées » et « Voyage à Venise ». Un second volume est publié à titre posthume en 1854, Nouveaux Voyages en Zigzag à la Grande Chartreuse, autour du Mont‑Blanc. Si le titre de l’œuvre évoque un « voyage », Rodolphe Töpffer caractérise l’itinéraire en multipliant les appellatifs : « excursion1 », « marche2 », « flânerie3 », « tour4 », « visite5 » et « promenade ». En effet, si le trajet est pédestre, c’est-à-dire lié à la marche et à l’excursion, l’éloignement et la durée le rapprochent du voyage. À de nombreuses reprises, le pédagogue et ses pensionnaires vont s’arrêter un ou plusieurs jours, pour flâner en ville, visiter ou encore se promener6 dans un milieu naturel. Si durant la première moitié du XIXe siècle, la réalisation de la promenade est encore rare et réservée à l’élite ou aux marginaux, l’écrivain l’insère comme cadre du récit. Elle est tantôt décrite comme une flânerie urbaine : « Abbés, officiers, manœuvres, flânent, se promènent, se rafraîchissent7 », tantôt comme un agrément de l’attente : « Nous faisons à Glaris la promenade du soir8», « En attendant, nous allons nous promener sur la place9 ». Bien souvent, elle mène à une découverte : « Après une charmante promenade nous débouchons dans le vallon de Courmayeur10 ». Cette expression multiple de la marche introduit la poétique de l’écrivain, préférant multiplier les détours en « zigzag » plutôt que de s’ennuyer en ligne droite. Bien que l’œuvre s’intéresse à la spatialité, elle se distingue surtout par l’intérêt porté aux événements et aux personnes qui l’entourent :

Nous pensons que ces relations si remplies d’un intelligent amour des plaisirs sains, et empreintes d’un naturel si véritable et si rare, sont destinées à encourager et à propager, bien qu’à divers degrés, soit parmi la jeunesse, soit parmi les hommes faits, le goût des récréations instructives et mâles, et à faire apprécier de mieux en mieux combien est salutaire ce double exercice des forces du corps et des facultés de l’esprit, auquel les excursions pédestres, ou en partie pédestres, ouvrent une si heureuse carrière11

2Le modèle de l’écrivain en excursion pédestre avec ses pensionnaires est si finement décrit qu’il peut influencer les lecteurs à l’imiter et à développer le « tourisme suisse12 », comme il en a été le cas après la publication des promenades sur l’île Saint-Pierre dans Les Rêveries du promeneur solitaire (1778) de Jean-Jacques Rousseau. Justement, ce dernier intervient à la manière d’une figure tutélaire à plusieurs reprises dans Voyages en zigzag puisque la forme et l’objet du récit sont similaires. Cependant, Rodolphe Töpffer s’en écarte et crée sa spécificité avec un récit qui laisse une grande place à l’humour, rendu possible grâce au collectif. En effet, l’expérience didactique en plein air entre Rodolphe Töpffer et ses pensionnaires encourage non seulement la dérision, mais également l’initiation : au partage, à la maîtrise de soi et à l’appréciation des petites choses. Toutes ces notions jonchent le récit et finissent par développer une philosophie de vie prônant l’équilibre.

L’expérience initiatique comme transmission d’une philosophie de vie

3La promenade de Rodolphe Töpffer est double, puisqu’elle est didactique et initiatique. Les deux termes se rassemblent grâce à des significations et objectifs similaires. En effet, l’initiation est une « révélation des secrets, de la connaissance de quelque chose. Initiation à la vie13 », mais aussi une « accession à la connaissance des premiers éléments d’une science, d’une technique, d’un art14 ». La didactique, quant à elle, se définit comme l’« art d’enseigner, d’exposer méthodiquement et systématiquement les principes et les lois d’une science ou les règles et les préceptes d’un art15». Les instructions sont fondamentales pour Rodolphe Töpffer, directeur d’un pensionnat et enseignant. Dans ses deux postures, il encourage la curiosité des élèves et à les faire progresser jusqu’à la vie adulte grâce à la transmission de connaissances. Il développe ainsi un rituel de passage pour ses pensionnaires avec un itinéraire de plusieurs semaines et modifie l’appréhension de l’enseignement traditionnel16. Selon Simone Vierne, l’initiation est nécessaire afin de marquer le début de la vie adulte :

L’origine latine du mot « initiation » indique seulement qu’il s’agit d’un commencement. […] L’idée générale des mots de la famille, en dehors de la spécialisation religieuse, est l’idée d’achèvement, de perfection. […] l’initiation est le commencement d’un état qui doit amener la graine, l’homme, à sa maturité, sa perfection17.

4Chez Rodolphe Töpffer, la chronologie est perceptible grâce à l’achèvement et au commencement : « Le passé, le présent et l’avenir de notre excursion, se présentent sous le plus charmant aspect18 ». La succession entre « passé », « présent » et « avenir » est un fil représentant l’état des élèves avant, pendant et après la promenade initiatique qui les aura fait mûrir. La progression, quant à elle, se réalise en partie grâce à l’environnement dans lequel le groupe évolue mais également lors des péripéties et les rencontres faites durant les trois semaines. Face à ces événements, les élèves pensent et réagissent différemment. En effet, l’enseignant et les pensionnaires cheminent rarement autrement qu’à pied, développant alors le sens de la persévérance malgré la fatigue19, mais aussi la confiance et l’obéissance au professeur pour se déplacer en toute sécurité. De même, le collectif engage à s’adapter et à être plus enclin aux compromis afin de conserver l’harmonie dans le groupe. Enfin, si l’accueil chez les hôtes les incite à être polis, la rareté des denrées alimentaires accroît le bonheur de manger. L’initiation se déroule ainsi grâce au contexte, mais également par l’exemple, dans un cadre détendu et informel. Rodolphe Töpffer réalise notamment un rappel des us et coutumes de la Suisse en convoquant une Landsgemeinde afin de choisir entre deux possibilités de trajets, permettant aux élèves de vivre la démocratie directe. Plusieurs fois aussi, l’enseignant aide des individus en partageant son argent ou sa nourriture, inspirant alors la générosité chez ses élèves :

Vers l’hospice nous rencontrons un pauvre diable de soldat, déserteur des régiments suisses ; il est demi-nu et sans argent ni hardes. On le fournit de l’un et de l’autre, chacun mettant à contribution son sac ou sa bourse. Ce plaisir-là, on ne l’a pas, ou bien rarement, quand on vole emporté sur quatre roues20.

5De cette façon, Rodolphe Töpffer apprend à ses pensionnaires l’abnégation, tout autant que le plaisir de réaliser un effort physique ou de se promener. Il insiste également sur la tolérance et l’acceptation d’autrui en discutant avec ceux qu’il croise :

Le sens vaut mieux que l’esprit, le naturel a son charme certain ; aussi c’est plaisir que d’accoster ces bonnes gens et d’échanger avec eux quelques propos tout en cheminant, sans compter que leur style naïf est tout autrement agréable que la phrase gazetée et le parler de table d’hôte des politiques de diligence21.

6Le lecteur assiste donc aussi bien à une rencontre avec un chasseur, qu’avec des marcheurs ou des villageois du Valais. Chacun est décrit à la manière d’un travail ethnographique :

Les Valaisans ne sont ni industrieux, ni spirituels, ni, pour l’heure, enrôlés dans quoi que ce soit de vapeur ou de chemin de fer, ni attelés au char du siècle présent ; mais ils ont encore la vie religieuse, contemplative ; le ciel, les cimes, les bois, ont pour eux un langage, des voix de colère, de joie ou de ressouvenir22.

7Le portrait est didactique grâce à la description ayant pour fonction d’enseigner et de montrer, malgré sa dimension folklorique. Après avoir insisté sur les éléments manquants aux valaisans, ils sont assimilés aux contemplatifs, proches du divin et de la nature, puisqu’ils ont « la vie religieuse, contemplative ». L’adverbe « encore » indique sa rareté et donc, son caractère exceptionnel. Les pensionnaires peuvent alors, grâce à ces informations, établir des correspondances et des comparaisons entre les villes traversées. Le parcours initiatique se poursuit de manière allégorique avec l’utilisation de mythes23. Protée, Démocrite, Télémaque ou encore Prométhée sont convoqués, ainsi qu’Ulysse, en comparaison avec un marcheur maladroit :

Cependant Vernon, semblable à Ulysse qui cherche Ithaque, retrouve, reperd, tombe aux mains de cochers fripons, rencontre des aumôniers algonquins, et s’entortille dans toute une odyssée de méprises et de calèches24.

8La progression difficile de Vernon est imagée grâce à la connaissance commune du mythe et de la métaphore filée comprenant non seulement Ulysse, mais également « Ithaque » et l’« odyssée ». Virgile, quant à lui, apparaît grâce à l’un de ses vers de l’Énéide : « Devenere locos laetos et amoena vireta25 », répété à deux reprises et créant un lien avec le lieu agréable naturel, devenu un symbole de la promenade. Si les mythes permettent le lien entre des informations concrètes et abstraites afin de comprendre une origine, Rodolphe Töpffer insère également des références religieuses pour répondre à des questionnements plus généraux. Ainsi, lorsqu’il parle du « Juif errant », il remet en perspective la place de l’Homme sur Terre grâce aux éléments naturels :

L’homme franchit ces déserts, mais la terre y manque pour qu’il s’y établisse, et d’ailleurs les frimas en ont fait leur domaine. Tout effrayé qu’il est de sa petitesse au milieu de ces gigantesques rochers, la route qui le porte le fait ressouvenir pourtant qu’il domine par son génie la matière inerte ; l’égal en ceci, non pas des dieux, comme il serait disposé à se l’imaginer, mais du castor ou de la fourmi, sans plus ni moins26.

9L’homme est donc, selon l’énoncé, plus proche des petits animaux que des dieux. La distanciation entre le Ciel et la Terre insiste sur la modestie et le respect que doit conserver l’être humain face à la Nature qui le dépasse. La contemplation se réalise parfois jusqu’à l’extase : « Qu’il y a de poésie dans ces impressions ! et combien en pareil lieu ces sourdes fureurs ont d’attachante beauté ! À ce trouble inaccoutumé d’une colossale nature, le cœur s’émeut, l’âme s’ébranle27 ». En cela, Rodolphe Töpffer se rapproche de la philosophie du vitalisme28, puisqu’il prend en considération l’ensemble de l’être, aussi bien son esprit que le mouvement de son corps. Son raisonnement est également analogue à celui développé plus tard par le mouvement du naturisme29, par son attention à la nature et l’apprentissage d’un nouveau mode de vie rejetant l’excès. Rodolphe Töpffer inculque les notions aux élèves en insistant sur le besoin d’émerveillement et la contemplation de la nature. L’admiration de beautés dépassant l’homme se poursuit avec l’énoncé de vérités générales qui insistent sur les règles à suivre. La nécessité du mouvement corporel face aux avancées rapides et mécaniques est notamment accentuée lorsqu’il écrit : « cheminer lentement, voir en détail, c’est jouir d’une pareille contrée ; s’y faire voiturer au grand trot, c’est consommer gloutonnement et pêle-mêle les mets savoureux ou délicats d’un riche banquet30 ». Finalement, durant tout le trajet et récit, l’écrivain réalise envers ses pensionnaires une ode à la simplicité :

Après une quinzaine de jours d’activité et de fatigues dans des contrées souvent sauvages, quelquefois simplement agrestes, on atteint les pays de culture, les routes de plaines, et alors qui dira bien ce que vaut une demi-journée de char à bancs, un séjour de quelques heures dans une jolie ville bien récréative, bien fournie en boisson, denrées, brioches, et autres rafraîchissements31?

10La célébration s’appuie sur la redécouverte de la valeur de chaque moment, comme le divertissement d’une ville « récréative » et l’accès aux besoins primaires que sont boire et manger. Rodolphe Töpffer résume lui-même son propos dans l’œuvre afin de présenter un éloge de l’équilibre ayant une forte fonction didactique : « Marcher moins, ce serait compromettre l’amusement et l’entrain ; marcher plus, ce serait risquer de dépasser cette limite au-delà de laquelle la fatigue devient souffrance32 ». L’ensemble se réalise dans la mesure, que cela soit dans l’itinéraire ou le récit. La promenade initiatique a donc pour finalité l’enseignement de cet équilibre33. Celui-ci est élevé au rang de philosophie de vie puisqu’il reprend le binôme de mens sana in corpore sano, reliant la curiosité intellectuelle grâce à l’apprentissage et l’agilité physique avec l’excursion. Ainsi, lors des trois semaines de trajets pédestres, Rodolphe Töpffer s’évertue à inculquer les notions fondamentales à ses élèves à travers l’effort, afin de créer chez eux l’impulsion d’un nouveau départ. La notion d’ « esprit sain dans un corps sain » le rapproche de son illustre prédécesseur, Jean-Jacques Rousseau, qui lie, lui aussi, la découverte et le mouvement.

L’influence d’un modèle sur la promenade naturelle de Rodolphe Töpffer

11Rodolphe Töpffer et Jean-Jacques Rousseau ont plusieurs similarités puisqu’ils sont non seulement écrivains et genevois, mais possèdent également un goût pour la marche. De plus, tous les deux publient un récit sur la promenade à moins de cent ans d’écart, Voyages en Zigzag et Les Rêveries du promeneur solitaire. Conscient de la proximité avec son illustre prédécesseur, Rodolphe Töpffer élimine toute ambiguïté ou rappels involontaires en le citant ouvertement :

Il y a des endroits qu’il ne faut jamais se mêler de décrire. L’île Saint-Pierre est de ce nombre. Ce qu’on peut en dire, c’est que ce bel asile répond à l’impression que laissent dans le cœur les lettres de Rousseau. Sous cette impression pourtant, ce qui est de sa nature riant, paraît mélancolique34.

12Les références à Jean-Jacques Rousseau sont réalisées à travers la mention de l’île Saint-Pierre et par l’utilisation de son patronyme. Celles-ci servent paradoxalement à le distancier, car l’insistance de la mélancolie de Jean-Jacques Rousseau révèle une vision du monde plus riante et extravertie de Rodolphe Töpffer. Ce dernier déploie encore sa particularité en développant un but non seulement didactique, mais aussi littéraire, en évitant les éléments joyeux ou positifs des Rêveries dans son évocation et en se distanciant des espaces symboliques :

Libre à qui le veut de contempler de là Montreux, Clarens et ses bosquets : libre à qui le veut de laisser l’émotion, la mélancolie, un charme rêveur pénétrer dans son âme ; pour nous, nous avons bien autre chose à faire35.

13L’auteur s’inscrit alors dans la différence et s’éloigne de « Montreux » et « Clarens », références directes à La Nouvelle Héloïse (1761), avec la répétition de la formule « libre à qui le veut ». La redondance de « nous » révèle également une différence fondamentale entre les deux écrivains. Si l’un se promène pour se retirer du monde, le second aime aller à la rencontre de l’autre, que cela soit avec les pensionnaires ou lors de rencontres fortuites :

C’était sur quelque cime, le froid glaçait nos membres ; point de gîte, point de secours ; la route incertaine, les pas dangereux, la nuit menaçante. En s’isolant, on fait de ces heures-là des heures de péril et d’angoisse ; en s’unissant, en assurant le salut de tous par le généreux et actif concours de chacun, on en fait des heures de vie, de gratitude, d’expansive joie, dont le souvenir ineffaçable survit à celui des plus radieuses journées36

14Tandis que la solitude paraît périlleuse et angoissante, le groupe semble représenter une garantie de sécurité et de ravissement. En effet, le partage du trajet et des moments d’une excursion pédestre rassemblent les individus dans une convivialité joyeuse. Pour cela, les rencontres, même passagères, se séparent avec tristesse dans l’œuvre, preuve du bonheur de s’associer durant un instant et d’avancer à plusieurs dans la nature.

15À l’instar de Jean-Jacques Rousseau, Rodolphe Töpffer fait intervenir la botanique dans son œuvre. Cependant, la découverte des éléments naturels se réalise à travers deux personnages tournés en dérision. Ils sont si accaparés par les feuilles et herbes croisées qu’ils en oublient le monde alentour : « Nous grimpons en compagnie de deux botanistes silencieux, uniquement attentifs aux herbes37 ». Au lieu de s’intéresser aux plantes, Rodolphe Töpffer choisit d’« herboriser » les gens avec beaucoup d’humour. S’il décrit avec ironie les gens qu’il rencontre, il en est de même pour les membres du trajet :

Miech est débutant. C’est un voyageur placide qui attend tout du temps ou du cours des choses. Il tombe souvent de la lune, mais sans se faire de mal. Gai au demeurant, folâtre par accès, marcheur excellent, appétit conforme, et se couvrant au soleil, crainte des coups de froid. – Blanchard est à la fois un marcheur qui aime la voiture, et un voituré qui ne craint pas la marche. Il est à la piste des sensations, et n’en manque pas une, mais il en prend souvent deux à la fois, ce qui l’embrouille. – Zanta, intrépide marcheur, homme éminemment d’avant-garde, mais sujet à erreur, faut d’y regarder. – Borodinos, débutant, risolet, méditatif, moldave et bon jarret38.

16Chacun est répertorié, comme pour un état civil ou encore, dans ce cas, d’une carte de promeneur. L’écrivain les dépeint grâce à des caractéristiques liées à la marche, accolées à leur nom, souvent à travers une accumulation d’adjectifs. Il en profite aussi pour insérer des plaisanteries ou des affirmations à double sens pour rendre le propos léger et souriant. Rodolphe Töpffer pratique également l’autodérision, puisqu’il n’hésite pas à se mettre en scène, se décrivant comme « payeur en chef, banquier général, responsable universel, rédacteur soussigné39 ». Cependant, il n’insiste pas sur sa position de touriste, qui lui permet pourtant d’accorder une attention toute particulière aux sonorités des termes étrangers croisés, qu’ils soient allemands : « Ein zwey ! Ein zwey ! C’est plus étrange, mais moins lugubre40 » ; ou anglais : « Vient ensuite une paire d’Anglais inséparables, rieurs, et très-voleurs de noix et autres védgétabels41» ; « coïns42 ». Dès que l’occasion se présente, l’écrivain caricature les mots utilisés fréquemment par les voyageurs étrangers.

17L’herborisation se mélange sans cesse à l’humour, les deux paraissant parfois inextricables. En effet, la malice s’insère grâce au vocabulaire peu usité de la langue française, notamment le féminin du rat : « Cohendet […] se plaint des rates qui lui ont rongé les poches… Les rates, ce sont les épouses des rats43 ». L’écriture du détail est de mise chez l’auteur, que cela soit dans la description ou dans le choix des termes destinés à des traits d’esprit. La posture didactique de Rodolphe Töpffer insère également de la fantaisie, grâce à une liste de conseils et d’indications : « J’oubliais de noter plus haut, parmi les objets à emporter avec soi, une dame voyageuse, dont les forces, les goûts et l’humeur soient à l’unisson de ceux de la troupe44 ». Tout en insérant la participation de sa femme, « Madame T. », aux voyages, l’écrivain tourne en dérision l’Art de la promenade45 (1802) de Karl Gottlob Schelle. Ce dernier explique dans son œuvre les détails et règles pour réaliser une bonne promenade. En cela, il s’inscrit définitivement dans l’ironie et se distingue non seulement de son contemporain, mais aussi et surtout du sérieux de Jean‑Jacques Rousseau. Rodolphe Töpffer crée ainsi une œuvre de la promenade spécifique puisque marquée par la joie du collectif et des ressorts comiques, tout en réutilisant les motifs classiques comme la botanique.

18 Ainsi, dans les Voyages en Zigzag, Rodolphe Töpffer cultive un art de la promenade collective à visée éducative au sein du milieu rural. Il en profite, durant l’itinéraire, pour développer sa philosophie de vie liée à l’équilibre, proche de mens sana in corpore sano. Bien que son récit soit proche de plusieurs façons de l’œuvre de Jean-Jacques Rousseau, il arrive à s’en détacher en l’insérant dans son propos pour mieux montrer sa différence. En effet, son goût pour la communauté et l’humour rendent singulière sa perception de la promenade et a fortiori, son œuvre.