Colloques en ligne

Amandine Lebarbier

D’Honoré de Balzac à Charles Lafont : mais quel est le plus connu des Chefs-d’œuvre inconnus ? 

1Le Chef-d’œuvre inconnu de Charles Lafont1, représenté pour la première fois à Paris sur la scène du Théâtre-français le 17 Juin 1837, semble afficher dès son titre un lien évident avec la nouvelle de Balzac, publiée quelques années plus tôt. Le caractère étonnant de ce titre commun est renforcé par le fait que les deux intrigues présentent de nombreuses similitudes. Dans le drame de Lafont, Rolla, un sculpteur talentueux, conserve à l’abri des regards profanes, dans son atelier, une statue que tout le monde rêve de voir. Cette statue a pour modèle vivant une femme qu’il aime en secret et pour l’honneur de laquelle il ne peut exposer son chef-d’œuvre aux yeux du public, même pour le plus grand concours de Rome organisé par Michel-Ange. Il finit donc par détruire son chef-d’œuvre plutôt que de compromettre celle qu’il aime et meurt sur scène, recevant post mortem le laurier d’or du concours. Si l’intrigue amoureuse est largement étoffée par rapport à la nouvelle de Balzac, on ne peut nier la présence de nombreux points communs entre les deux œuvres : dans les deux intrigues, apparaît un artiste génial, mais qui vit reclus dans son atelier ; de même, dans les deux cas, on aura noté la présence d’un chef-d’œuvre inconnu que d’autres artistes se languissent d’admirer et qui demeure caché dans un atelier ; enfin, les deux nouvelles se terminent par la destruction du mystérieux chef-d’œuvre par l’artiste, lequel rend l’âme en même temps qu’il sacrifie son œuvre.

2Pourtant, dans les faits, les deux œuvres n’ont a priori pas de lien direct entre elles. Dans la préface à l’édition de sa pièce, Charles Lafont se réfère d’ailleurs à une lignée prestigieuse d’artistes réels ayant inspiré des fictions, entre autres Le Corrège, André Chénier, Chatterton2, sans évoquer Frenhofer. De même, le nom de Rolla renvoie à un intertexte mussétien et non balzacien. Alors, est-ce tout simplement un pur hasard si Charles Lafont nomme sa pièce exactement comme une nouvelle de Balzac, publiée six ans plus tôt et sur le point d’être publiée à nouveau dans une nouvelle version ?

3J’aimerais répondre à cette question de deux manières. D’abord, en envisageant ce qu’un tel hasard peut nous apprendre à la fois sur la pièce de Lafont et sur la nouvelle de Balzac. Ensuite, en montrant que ce hasard est bien relatif, comme le prouve la vogue des chefs-d’œuvre inconnus et des itinéraires artistiques tragiques qui s’invitent dans la fiction de la première moitié du XIXe siècle. Dans ces fables, fantasmes scopiques et quêtes artistiques se mêlent et aboutissent le plus souvent à la destruction des œuvres dans la fiction. Enfin, j’envisagerai la manière dont la pièce de Lafont, en exposant sur la scène de théâtre le chef-d’œuvre, en multipliant les jeux de scène autour de son dévoilement jusqu’à la représentation de sa destruction, exploite les ressorts – et rencontre aussi les limites – de la mise en spectacle d’une fiction d’artiste.

1. Les deux Chefs-d’œuvre inconnus

4Premièrement donc, j’aimerais m’intéresser à ce que l’étrange coïncidence de ce titre commun de Chef-d’œuvre inconnu, utilisé par Balzac en 1831 puis par Lafont en 1837, est susceptible de nous apprendre sur chacune des deux œuvres. Autrement dit, quelles circonstances ont pu conduire un dramaturge assez connu, dont les pièces sont jouées sur la scène de La Comédie-Française, à nommer sa pièce comme la nouvelle d’un auteur très connu ? L’explication la plus plausible présidant à cet étrange hasard est que Le Chef d’œuvre inconnu de Balzac ait été suffisamment inconnu en 1837 pour que Charles Lafont n’ait pas connaissance de reprendre ici un titre déjà existant. Pour que le dramaturge ne connaisse tout simplement pas la nouvelle de Balzac. De nombreuses preuves abondent dans ce sens. 

5D’abord, le fait que Charles Lafont ne fasse aucune référence à Balzac dans sa préface. Pire. S’il se réfère bien à quelqu’un qui l’aurait influencé pour son drame, il ne s’agit pas de Balzac mais de Vigny, pour son personnage de Chatterton. S’il rappelle aussi qu’il s’est inspiré de « tous les artistes pour composer [son] artiste »3, nulle trace de Frenhofer dans les exemples cités. Dans cette même préface, Charles Lafont rappelle d’ailleurs que les critiques lui ont « reproché de rappeler Pygmalion et le Tasse »4, ont vu clairement le lien entre Chartetton et le personnage de Rolla, mais toujours aucune trace d’une quelconque allusion à Balzac. Par ailleurs, dans les nombreuses critiques que j’ai pu consulter sur la pièce, même constat : le lien avec la nouvelle de Balzac n’est jamais fait, laissant penser ainsi qu’elle n’était pas assez connue de ceux qui les ont rédigées.

6De plus, face au succès attesté de la pièce de Charles Lafont, une autre question se pose : le titre de Chef-d’œuvre inconnu ne renvoie-t-il pas davantage, pour les lecteurs spectateurs et les critiques de cette première moitié du XIXe siècle, à l’œuvre de Charles Lafont qu’à celle de Balzac ? Il s’agirait là de prouver que, non seulement la nouvelle de Balzac n’est pas très connue, mais que, parce que la pièce de Lafont l’est davantage, c’est à lui que l’on pense quand on mentionne le titre de Chef d’œuvre inconnu. Que la référence à ce titre est associée, dans l’imaginaire du public et des critiques, à Lafont et non à Balzac. En tout cas, plusieurs éléments le laissent penser.

7Le succès de la pièce d’abord, comme en témoignent les nombreuses représentations et reprises. Jouée pour la première fois en 1837 sur la scène de la Comédie, elle reste dans le répertoire au moins jusque dans les années 1860. Dans L’Indépendant du 12 janvier 1843, on apprend également que la pièce de Lafont, qui « avait connu un grand succès à la Comédie française », est reprise et rejouée au Second Théâtre-Français, à l’Odéon. Une reprise est encore annoncée en 1846, dans L’Indépendant du 27 mars.

8Dans la presse, les commentaires sont globalement positifs. L’Indépendant publie un compte-rendu le 22 juin 1837 qui évoque le succès que la pièce a eu auprès du public, tout en la qualifiant de « petit drame », « de bluette sans importance » où « l’auteur a peint avec des couleurs vraies la lutte de l’homme de génie contre la destinée ». De son côté, le critique de la Revue de Paris consacre une longue colonne au drame de Lafont. S’il souligne lui aussi les nombreux applaudissements dont a été gratifiée la pièce, il se plaint du caractère trop rebattu de l’intrigue et accuse Charles Lafont de s’être « contenté de faire jouer une nouvelle sur la scène »5. Cette référence à une nouvelle serait-elle une mention de celle de Balzac ? Point du tout, c’est un texte de Roger de Beauvoir, Masaccio, que le critique a en tête. De son côté enfin, La Revue française et étrangère est très élogieuse puisqu’elle fait du rôle de Rolla « une étude consciencieuse où se retrouvent les traits les plus fugitifs d’un cœur d’artiste, à vingt ans » et souligne la « délicatesse » de l’intrigue où se lit la « pudeur du génie qui recule devant le grand jour et la gloire »6

9Le succès de la pièce de Lafont est même attesté à l’étranger, par des traductions espagnoles et italiennes. Manuel Antonio Las Heras, publie, dès 1837, Un artista7. Deux traductions italiennes paraissent également à une dizaine d’années d’intervalle : Michelangelo e Rolla, ovvero, Un capolavoro sconosciuto8 en 1842 puis, Michelangelo e Rolla9 en 1853. Ce plébiscite du public, ces traductions, ont certainement contribué à affirmer le lien entre le titre de Chef-d’œuvre inconnu et le dramaturge Charles Lafont, alors même que sept ans auparavant, Balzac avait déjà pris possession de cette formule oxymorique.

10Une autre preuve réside dans le fait que très souvent, dans la presse, quand il est fait mention de Charles Lafont, il est désigné comme « l’auteur du Chef-d’œuvre inconnu ». Cette pièce ayant été l’un de ses grands succès, son lien avec elle est sans cesse réactivé, confirmant, réaffirmant ainsi que la paternité du titre de Chef-d’œuvre inconnu revient à Charles Lafont. Un exemple révélateur apparaît dans le Grand dictionnaire universel de Larousse, dans le troisième tome, publié en 1867. En effet, à l’entrée « Chef-d’œuvre inconnu », c’est bien le drame de Lafont qui tient la première place. On y lit en effet : « chef d’œuvre inconnu : drame en un acte, par M. Charles Lafont, etc. »10. Un immense paragraphe est alors consacré à un résumé de l’intrigue. Une très maigre référence à Balzac apparaît ensuite, avec la simple mention « roman, par. H. de Balzac » et renvoyant à une autre entrée du dictionnaire, celle consacrée aux Études philosophiques. Or, à l’entrée « Études philosophiques », seul le titre de la nouvelle de Balzac est mentionné, sans nul commentaire. Notons également que dans le même dictionnaire, la pièce de Lafont est présentée comme une réécriture d’une nouvelle d’Hoffmann, Maître Martin le tonnelier et ses apprentis. Le fait que le parallèle soit réalisé avec ce conte d’Hoffmann et non avec la nouvelle de Balzac prouve à nouveau la maigre notoriété de la nouvelle balzacienne, d’autant plus que les liens entre Maître Martin et le drame de Lafont sont bien ténus ; on y retrouve bien l’histoire d’un chef-d’œuvre, certes, mais l’intrigue tourne surtout autour des exigences d’un père qui n’entend marier sa fille fort convoitée qu’avec un tonnelier au moins aussi talentueux que lui…

11Nous voilà donc en 1867 et c’est toujours d’abord à Charles Lafont que l’on pense quand on évoque le titre de Chef-d’œuvre inconnu. Quatre ans plus tôt, ne lit-on pas dans une rubrique nécrologique qui est consacrée au dramaturge dans L’Union des arts, le 6 février 1864, que Le Chef-d’œuvre inconnu avait été son grand succès, resté depuis au répertoire de La Comédie-Française11 ? Aussi, si Lafont nomme sa pièce Le Chef-d’oeuvre inconnu, y a-t-il fort à parier qu’il ne sait pas qu’il reprend là le titre d’une nouvelle de Balzac, laquelle est encore maigrement connue. En 1831 et, même en se parant de développements philosophiques et artistiques en 1837, la nouvelle de Balzac est encore un texte passé un peu inaperçu, caché par l’immense forêt qu’est la future Comédie humaine.

12Pourtant, on sait fort bien que cette nouvelle fera bientôt pleurer Cézanne et sera illustrée par Picasso. Mais pour que la nouvelle soit véritablement connue, il faudra attendre la fin du XIXe siècle, comme le note Adrien Goetz dans sa préface au Chef-d’œuvre inconnu : « [La nouvelle] connut tardivement, quand l’histoire de la peinture eut enfin rattrapé les intuitions de la littérature, le succès immense qui en fit un mythe »12.

13Une question encore : la fait que Balzac retravaille et réécrive sa nouvelle en 1837 pourrait-il avoir un lien avec la pièce de Lafont ? Balzac aurait-il pu assister à la pièce et décider de reprendre la trame de son histoire, en donnant plus de place au tiraillement entre amour et art13,  en ajoutant des développements théoriques sur l’art, en faisant, comme chez Lafont, mourir son héros alors même que ce dernier a détruit son chef-d’œuvre ? Non. Les dates ne coïncident pas. Balzac, dans une lettre à Mme Hanska, rappelle que c’est en hiver 1836 et au début de l’année 1837 qu’il retravaille sa nouvelle.

2. Fantasme scopiques, échecs artistiques, : la vogue des chefs-d’œuvre inconnus dans la première moitié du XIXe siècle et la spécificité du drame de Charles Lafont

14Toutefois, même en supposant que Balzac n’ait pas vu la pièce de Lafont et que Lafont n’ait pas lu la nouvelle de Balzac, les deux auteurs s’inscrivent tout de même dans une même mode littéraire pour les fictions qui mettent en scène un artiste, dans un cadre spatio-temporel privilégiant l’Italie de la Renaissance ou l’univers flamand du xviie siècle, obligé, pour une raison ou pour une autre, de dissimuler son travail puis, là encore pour des raisons diverses, de le détruire. Ces mises à mort fictionnelles sont variées : œuvres brûlées – comme le fera Frenhofer avec sa Catherine Lescault et le reste de ses tableaux –, toiles déchiquetées, statues brisées, ces destructions se caractérisent le plus souvent par une grande violence et conduisent l’artiste à rendre l’âme. Une nouvelle comme Gonzales Coques par exemple, publiée par Émile Souvestre en 1838 ou Andréa le Triste de Jules Ladimir, publiée la même année, racontent l’itinéraire de deux peintres, l’un flamand, l’autre italien, qui, chacun leur tour, détruiront ou verront leur toile détruite. Comment ne pas penser aussi à Sarrasine autre nouvelle dans laquelle Balzac raconte comment un jeune artiste talentueux détruit de rage la sculpture qu’il a réalisée de la femme qu’il aime, après avoir découvert qu’elle était un castrat ? Dans la décennie 1830, on voit ainsi se multiplier ce type de fiction, dans lesquelles Le Chef-d’œuvre inconnu de Balzac et celui de Lafont s’inscrivent pleinement. Mais l’originalité de l’œuvre de Lafont est de déplacer sur la scène de théâtre cette représentation de l’artiste, permettant ainsi aux spectateurs de réaliser un double fantasme : pénétrer le mystère d’un de ces ateliers d’artistes, voir s’y débattre un sculpteur torturé par son travail et, surtout, assister au dévoilement, à l’incarnation d’un de ces chefs-d’œuvre inconnus, puis, comble du spectacle, à sa destruction.

15Venons-en donc plus précisément à ce drame de Charles Lafont. La pièce se déroule « à Florence, vers le milieu du seizième siècle »14 et débute, comme la plupart des textes du corpus que nous venons d’évoquer, dans l’atelier du sculpteur. Mais cet atelier, nous ne le quitterons jamais. Tout le drame se jouera là, dans ce lieu qui doit exhiber, dès l’ouverture du rideau, des matériaux bruts de la création ; une didascalie précise ainsi que « ça et là des marbres, des plâtres, des fragments de statues antiques et modernes » jonchent la scène15, qu’une table est « chargée de dessins »16. Est particulièrement mis en valeur également ce que le spectateur reconnaît immédiatement comme étant le lieu où se dérobe le chef-d’œuvre inconnu évoqué dans le titre ; en effet, la didascalie précise : « à droite, dans la muraille, un enfoncement auquel on arrive par une estrade de trois ou quatre marches. L’intérieur de cet enfoncement est caché par un grand rideau rouge »17. Deux dispositifs scéniques redoublent ainsi l’attente de la découverte de la sculpture de Rolla : l’estrade et le rideau. Enfin, pour inscrire ce décor dans un cadre pittoresque plus précis – renvoyant à l’Italie de la Renaissance –  il est précisé que « la porte du fond [de l’atelier] est au large ouverte et laisse voir une place et les principaux monuments de Florence »18. C’est par cette porte que se succéderont, scène après scène, les curieux venus pour admirer le travail secret de Rolla. Nous, spectateurs, sommes placés dans une configuration idéale : nous sommes à l’intérieur de l’atelier, ce qui nous permettra d’assister aux monologues souvent stéréotypés de l’artiste déchiré entre amour et art, d’entendre ses différents commentaires sur l’œuvre mystérieuse qui se dérobe encore à notre regard, de la contempler, enfin, lors de trois scènes de dévoilement, puis d’assister à sa destruction. Toute la pièce fonctionne ainsi autour d’un même enchaînement : intrusion dans l’atelier, commentaire sur l’œuvre, refus de dévoilement ou dévoilement, et sortie.

16Mais pour l’instant, Rolla dort. Les premiers importuns arrivent, des cousins, venus espionner son travail. Ils découvrent alors un sonnet écrit de la main du sculpteur, lequel constitue la première œuvre fictive dévoilée de l’artiste. Le sonnet ainsi lu apparaît comme une mise en abîme du dévoilement réel attendu, celui de la statue recouverte par un rideau.

17Immédiatement d’ailleurs, les échanges se focalisent sur l’œuvre mystérieuse :

ASCANIO :
Tiens, regarde ce rideau rouge ; je parie qu’il y a une sainte Cécile là-dessous 
  
TEBALDEO
Qu’il se dépêche de la faire partir ; c’est aujourd’hui que le concours se ferme ! Voyons.

ROLLA, se jetant au-devant d’eux
Sur mon âme, mes chers parents, vous m’avez outragé.19

18Par ce rideau rouge, la mise en abîme du théâtre et la volonté de faire spectacle sont redoublées. De plus, le spectateur apprend ici que la statue représente probablement une Sainte Cécile. Dans l’imaginaire des spectateurs cultivés de la Comédie-Française, la référence renvoie à la fois à la Sainte Cécile de Raphaël, et à celle de Paul Delaroche, peinte justement en 1837 et qui a largement divisé les critiques20. Toujours est-il que cette référence à sainte Cécile permet de préciser les attendus visuels des spectateurs, d’anticiper sur le dévoilement effectif de la statue par une première représentation mentale de cette dernière regroupant les caractéristiques d’une sainte Cécile (jeune femme gracieuse, portant un long habit avec effet de drapés, regard détourné, probablement vers le haut, présence d’un instrument dans les mains, etc.).

19Redoublant la mise en scène convenue de l’artiste romantique écrivant des vers et vivant misérablement, la première réplique de Rolla est un pastiche d’une phrase qu’aurait prononcé Le Corrège. Rolla s’exclame en effet : « Michel-Ange ! Michel-Ange ! et moi aussi, je suis sculpteur ! »21. La citation originale serait en effet, selon Vasari, « Anch’io son pittor » « Moi aussi, je suis peintre », phrase que Le Corrège aurait prononcée en contemplant la Sainte Cécile de Raphaël. Voilà donc notre Rolla placé en digne héritier d’une haute tradition artistique, mais restant pourtant modeste comme il se doit, en proclamant haut et fort son admiration pour Michel-Ange. Une manière aussi pour Lafont de convoquer, dès la première réplique de son personnage, trois des plus grands artistes italiens de la Renaissance, Michel-Ange, Raphaël et Le Corrège, rappelant ainsi le contexte choisi pour sa pièce.  

20Mais déjà un second importun arrive sur la scène, il s’agit du frère du sculpteur, Stefano, qui souhaite décider Rolla à participer à un grand concours de sculpture organisé par Michel-Ange. L’attention est ainsi immédiatement ramenée sur la statue :

STEFANO
[…] Et ce rideau qu’ils voulaient soulever… la prétention est un peu forte… moi qui suis ton frère, et le confident naturel de toutes tes pensées, je ne sais même pas ce qu’il cache… c’est une statue, je le présume ; j’en ai vu apporter le marbre, qui était assez beau, et qui avait coûté assez cher ; mais tu n’y as pas donné un coup de ciseau devant moi ; tu travailles seul, après avoir fermé toutes les portes, comme un alchimiste qui prépare des poisons. Ce n’est pas un reproche que je te fais ; mais enfin quelle est cette statue ? … une sainte ou une vierge ? un prophète ou un martyr ?... Tu ne me l’as pas dit… je croyais que c’était une Sainte-Cécile, et Dieu sait quels palais de fées j’avais bâtis sur cette espérance.22

21Voilà remise en question la projection du spectateur sur ce que peut représenter l’œuvre cachée. La réplique de Stefano vient parasiter l’image d’une Sainte Cécile par la convocation d’autres sujets d’inspiration, tous religieux, certes, mais possiblement féminins ou masculins. L’hypotypose qui envisage Rolla, sculptant dans le secret de tous une œuvre dont personne, pas même son frère et ami, ne sait rien, redoublée par la comparaison avec l’alchimiste, confère à l’artiste et à son œuvre un caractère magique. L’hypotypose joue en tout cas son rôle de représentation de ce qui ne peut être vu, nouveau dispositif pour amener le spectateur à se figurer mentalement la statue.

22À la scène suivante, on connaîtra les motifs qui poussent Rolla à dissimuler son œuvre ; comme Frenhofer, la première raison est qu’il ne la considère pas comme achevée. Il trouve qu’un défaut au bras gâche l’ensemble. Mais la raison principale est liée à la seconde intrigue sur laquelle le drame repose, rattachée au fait que le modèle de Rolla est la fille d’un noble génois dont il est amoureux, et qui serait compromise si la statue venait à être découverte. L’arrivée de la jeune femme sur la scène conduit à recentrer à nouveau l’attention des spectateurs sur la statue : « Où en est la Sainte-Cécile ? » demande Léonor, confirmant ainsi la version des cousins, et réactivant la représentation première de l’œuvre que s’en était faite le spectateur. Par un renversement du mythe de Pygmalion, Rolla explique qu’il a souhaité sculpter son modèle vivant, la belle Léonor, pour en jouir secrètement, à défaut de pouvoir posséder la femme réelle, objet de son amour. La fascination scopique pour la femme se transforme alors en une fascination esthétique qui métamorphose la statue en un objet vivant et inquiétant :

Quand je suis avec ma statue, je ne suis pas seul ; quand je suis avec vous et avec elle, nous sommes trois ! Et maintenant qu’elle est presque achevée, maintenant qu’elle a pris les apparences de la chair et de la réalité, je tremble devant elle comme devant vous ! Il y a un défaut au bras qui tient la lyre ; ce défaut, je le vois ! Trois coups de ciseau et il serait corrigé ; mais je n’ose pas les donner ! Il me semble que la statue palpite sous le marteau que j’en approche, et que le sang va jaillir !... Ayez pitié de moi… Hier, à la chute du jour, j’étais là, agenouillé devant elle… j’ai entendu des sons divins qui s’échappaient de sa lyre… elle a fait un pas pour descendre de son piédestal !... 23

23L’intrigue de La Vénus d’Ille, publiée dans la Revue des Deux Mondes en mai 1837, donc seulement un mois avant la pièce de Lafont, semble ressurgir ici24 ; mais ce délire hallucinatoire rapproche surtout l’attitude du sculpteur de celle du peintre Frenhofer. Tous deux partagent le même amour absolu pour leur œuvre, qui s’accompagne de cette même volonté de la dérober aux yeux des profanes. « Voilà dix ans que je vis avec cette femme. Elle est à moi, à moi seul »25 s’exclame Frenhofer dans la nouvelle de Balzac. De plus, les deux personnages ont également la même impression que celle-ci est vivante (Frenhofer craint qu’un souffle ne « [la] réveille »26). En revanche, le rapport au modèle féminin est inversé : Rolla sculpte sa statue pour posséder une version idéalisée de Léonor. Frenhofer utilise Gilette pour achever sa Catherine Lescaut idéale27.

24Rolla accède à la demande de Léonor et l’œuvre est alors révélée à la jeune femme, et du même coup, enfin, au public, dans un effet très théâtral : Rolla tire le rideau, non pas directement mais en touchant « un ressort ». De plus, une didascalie précise qu’un temps de silence précède la réaction de Léonor, qui laisse ensuite libre cours à une admiration sans borne. À la grande différence de la nouvelle de Balzac, cette scène de dévoilement est donc un succès couronnant l’artiste. Elle permet aussi de révéler aux spectateurs l’œuvre en question, venant ainsi confirmer et préciser l’image qu’il s’en était déjà faite :

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A.G [sig.], estampe gravée, 16 x 12 cm, illustration pour la scène V du drame en un acte de Charles Lafont, Le chef-d’œuvre inconnu, 1837, Paris, Bibliothèque nationale de France, département Bibliothèque-musée de l’opéra, notice BNF n°FRBNF41342207© BnF, image en ligne sur Gallica, IFN-8436947

25Sur cette estampe représentant la scène de dévoilement en question, apparaît en effet une représentation très convenue d’une statue de sainte Cécile, avec une petite harpe. L’image donne également une idée du dispositif de dissimulation de l’œuvre.

26Après le départ de Léonor, c’est au tour de Michel-Ange de pénétrer incognito dans l’atelier du jeune sculpteur. Ce dernier étant absent, c’est son frère qui lui fait visiter l’atelier. Une occasion pour le spectateur d’assister à une leçon de dessin du grand maître italien, devenu alors l’artiste inconnu et volant la vedette au chef-d’œuvre dissimulé sous le rideau. On assiste ensuite à un deuxième dévoilement de la statue, sous les yeux de Michel-Ange ébahi, confirmant verbalement qu’il s’agit bien d’« un chef-d’œuvre » qui ne peut rester inconnu. Mais cette scène ne se contente pas, comme la précédente, d’exposer simplement la statue et de donner à entendre l’exaltation du maître. Elle redouble le spectaculaire par une performance, puisque Michel-Ange, sur la scène, devant les spectateurs, se met à sculpter. La didascalie précise en effet que : « maître Michel prend un ciseau et un maillet et corrige le défaut »28. Plus tôt dans la scène, déjà, il avait pris un crayon et corrigé l’un des dessins de Stefano. Là aussi, on peut imaginer un jeu de scène intéressant, intégrant peut-être un spectacle vivant.

27La troisième scène de dévoilement a lieu lorsque Rolla découvre sa statue corrigée par la main du grand maître. Couronnement du chef-d’œuvre, le geste de Michel-Ange finit de sacraliser l’œuvre d’art pour laquelle seuls les « trois coups de ciseaux »29 du peintre génial auront suffi à son achèvement. Mais désormais, les minutes d’existence du chef-d’œuvre sont comptées. Devenu un absolu artistique s’il en est, synthétisant le travail d’un jeune génie et d’un grand maître reconnu, il doit être détruit. L’excuse est toute trouvée ; puisque la statue engage l’honneur de Léonor, Rolla annonce sa future destruction dans un geste théâtral qui préfigure le paroxysme du spectacle à venir : « Il prend un marteau et fait mine de détruire la statue ». Suite aux pressions du marquis enfin :

Il court à l’estrade, prend son marteau sur les marches et passe derrière le rideau ; on entend un cri de désespoir et de rage et un bruit de marbre qui se brise. Rolla reparaît. On voit la statue renversée de son piédestal et cassée en plusieurs morceaux. Il la montre au marquis avec un éclat de rire de bravade.30

28Il est aisé d’imaginer combien cette scène de destruction jouait sur des effets spectaculaires. L’œuvre d’abord rêvée par le spectateur, exposée puis recachée à trois reprises, portée aux nues par tous ceux qui auront pu la contempler, par le maître même de la peinture italienne et corrigée de sa main, est violemment détruite sous les yeux des spectateurs. Enfin, pas tout à fait sous ses yeux puisqu’un rideau dissimule le geste meurtrier, ce choix de mise en scène ayant été sûrement fait pour des raisons économiques, puisqu’on ne pouvait certainement pas casser une statue tous les soirs. La statue devait donc être constituée de plusieurs blocs qui permettaient de donner l’illusion de sa destruction. Les estampes consacrées à la représentation de cette scène de destruction le laissent penser en effet puisqu’on voit que seuls les pieds de la statue devaient être fixes, le reste se démontant probablement.

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A.G [sig.], estampe gravée, 27 x 36 cm, illustration pour la scène XIV du drame en un acte de Charles Lafont, Le chef-d’œuvre inconnu, 1837, Paris, Bibliothèque nationale de France, département Bibliothèque-musée de l’opéra, notice BNF n°FRBNF41342226
© BnF, image en ligne sur Gallica, IFN-8436949

29Mais le bruit de fracas, le cri de Rolla, l’artiste, marteau à la main, comme sur l’estampe ci-dessus, les débris de la statue jonchant alors la scène, tous ces éléments donc cherchaient sans conteste à produire une forte impression sur le spectateur. Rolla s’effondre sur la scène et reçoit, post mortem, le laurier d’or du concours. Le sculpteur-démiurge tombé amoureux de son œuvre meurt de l’avoir perdue, alors même que la femme réelle, Léonor, lui est promise en mariage grâce à l’influence de Michel-Ange.

30En conclusion, je n’ai pas souhaité ici faire de la nouvelle de Balzac un Chef-d’œuvre inconnu au carré… Mais j’ai simplement voulu montrer que ce titre, qui renvoie pour n’importe quel lecteur, au moins depuis la fin du XIXe siècle, à la nouvelle de Balzac, a longtemps été associé à un dramaturge, Charles Lafont, devenu parfaitement inconnu aujourd’hui. La postérité ayant fait son travail, la sculpture de Rolla, détruite dans la fiction, est aussi descendue du piédestal sur lequel de nombreux critiques du XIXe l’avait érigée. Mais j’ai aussi souhaité montrer que, contrairement à ce qu’a affirmé Patrick Berthier31, il y a plus de liens qu’il n’y paraît entre la nouvelle de Balzac et la pièce de Lafont, au premier rang desquels figure le fait de s’inscrire dans la vogue des fictions consacrées à des artistes des siècles passés et qui mettent en scène des œuvres fictives détruites violemment dans la fiction. Ces toiles imaginaires du passé hantent en effet la fiction de la première moitié du XIXe et l’écriture devient une enquête nostalgique qui ramène les lecteurs – et les spectateurs - dans les ateliers des artistes du passé, lieux mystiques où se nichent peut-être quelques secrets sur l’art.

31De plus, il m’a semblé important, grâce à l’étude du drame de Charles Lafont, d’envisager la spécificité du genre théâtral pour enrichir cette réflexion commune sur les chefs-d’œuvre inconnus : en effet, sur la scène de théâtre, la matérialité fictionnelle de l’œuvre est ici redoublée par une présence scénique, une incarnation concrète qui implique un certain nombre de jeux de scènes riches en trouvailles et qui transforment la nouvelle d’art en un spectacle à gros effets.

32En revanche, roman et théâtre se rejoignent dans la maigre durée de vie qu’ils accordent à ces œuvres, mises à mort dans la fiction. À l’image des œuvres mystérieuses qui composent la galerie fantomatique de la littérature32, ces œuvres détruites, inachevées, perdues signent une impossibilité de faire coexister l’essence de l’œuvre d’art avec son existence matérielle33. Dans les deux cas, pour Balzac comme pour Lafont, cette représentation, cette tentative d’incarnation du chef-d’œuvre apparaît, comme l’a bien montré Hans Belting dans son ouvrage Le Chef-d’œuvre invisible, comme « une manière dramatique de parler de l’idée d’œuvre » et rappelle qu’un chef-d’œuvre absolu « n’[est] pas tant une œuvre excellente qu’une œuvre impossible »34.