Colloques en ligne

Hugues Marchal

Delille en îles : la saisie périodique d’un auteur dans la presse du Consulat et de l’Empire

1En 1769, quand Jacques Delille (1738-1813) livre au public sa traduction versifiée des Géorgiques de Virgile, le texte est rapidement perçu comme un chef-d’œuvre. Il vaut à son auteur un siège à l’Académie, puis une chaire au Collège de France et, selon des estimations d’époque, quelque 200 000 exemplaires s’en écouleront en une quarantaine d’années1. En 1782, Les Jardins, composition cette fois originale, suscitent à leur tour un enthousiasme tel qu’on en grave des vers sur la grande Pyramide2. Mis en vente à la fin de l’été 1800, L’Homme des champs ou les Géorgiques françoises, deuxième grand poème didactique de Delille, est épuisé en deux semaines3. En 1803, La Pitié fait scandale par ses fidélités monarchiques trop marquées : la censure force le poète et ses éditeurs parisiens à en imprimer une version tronquée, tandis que le texte non expurgé, confié à des libraires anglais, se diffuse à l’étranger. Un an plus tard, Delille publie à quelques mois de distance ses traductions de L’Énéide et du Paradis perdu, ensembles massifs bientôt suivis par deux poèmes en huit chants, L’Imagination (1806) et Les Trois Règnes de la nature (1808). Enfin, en 1812, cette vague se clôt avec La Conversation, au ton plus badin. Mais sous le Consulat et l’Empire, d’autres parutions renforcent encore la présence de Delille dans le champ éditorial. Il publie des poèmes plus brefs comme le Dithyrambe sur l’immortalité de l’âme (1802), des versions remaniées des Jardins (1801) et de L’Homme des champs (1805), et, à partir de 1799, un volume régulièrement augmenté de pièces fugitives, qui fait notamment l’objet, en 1807, d’un luxueux tirage in-quarto. Manière de pulsar, l’écrivain vieillissant produit donc chaque année, de L’Homme des champs aux Trois Règnes, au moins un ouvrage d’envergure, que sa célébrité impose à l’attention des périodiques français et étrangers. L’Edinburgh Review donne la mesure de ce renom aujourd’hui oublié en débutant son compte rendu de la traduction de Milton par la phrase : « Mr De Lille, the most famous of living poets, has […] undertaken a translation of the most celebrated of English poets4 ».

2Dans les pages qui suivent, j’aborderai le rôle que la presse a pu prendre dans la fabrique de cette stature, à un moment où se développait une nouvelle économie de la célébrité5. Mais je me concentrerai sur la façon dont la régularité des publications de Delille a trouvé à se transposer dans le système de traitement de l’information disponible sous le Consulat et l’Empire, en montrant que ce système ne peut se réduire à la presse. Tout en se pliant au rythme des parutions, les périodiques allongent en effet le moment où chaque titre fait événement, en lui assignant une actualité plus longue, de l’ordre, a minima, de la saison. Or cet étalement repose autant sur des jeux de variation internes à la presse que sur son aptitude à rendre compte d’autres formes de réception de l’œuvre de Delille, produits sur des supports que les périodiques tendent ainsi à désigner comme des espaces alternatifs de prise en charge de l’actualité. Faut-il étendre à cet ensemble de canaux les concepts de médias et de périodicité ? Dans cette constellation de registres, de rythmes de diffusion et de régimes sémiotiques, comment des représentations unifiées de Delille ont-elles pu se constituer ? Enfin, la capacité du poète à toucher au même moment un nombre élevé de lecteurs ou d’auditeurs ne le dotait-elle pas d’une audience supérieure à cet ensemble ?

Les rythmes de librairie et leurs échos dans la presse

3L’activité éditoriale de Delille dicte indéniablement son rythme aux périodiques. Chaque parution y suscite un pic de mentions et de discussions, selon un processus en deux phases, lui-même récurrent.

4Dans un premier temps, les éditeurs-libraires de Delille font circuler, avec jusqu’à trois ans d’avance, des prospectus sur les titres à paraître. Ces documents offrent une présentation générale de l’œuvre, ponctuée d’extraits inédits, puis une liste plus ou moins détaillée des formats et tarifs, et les conditions de souscription aux tirages les plus luxueux. L’ensemble n’est pas forcément repris dans son intégralité par les journalistes. Certains périodiques n’en retiennent que les portions signées par Delille, partie sur la reprise de laquelle les libraires tablent probablement comme sur le plus solide moyen de répandre leur annonce. Mais d’autres périodiques relaient aussi résumés et listes, sans qu’il soit toujours possible de faire de ce choix un signe de connivence esthétique, politique ou commerciale. À ce stade, les possibilités de variation d’un organe de presse à l’autre sont en effet faibles. Les rédacteurs des journaux peuvent spéculer sur la qualité du texte à venir6 ; mais, tributaires de la communication des éditeurs, ils la reproduisent de manière à peu près synchrone, dans les mêmes termes et avec une même volonté de susciter une attente, les similarités repérables d’un périodique à l’autre permettant souvent seules de reconstituer la teneur des prospectus7.

5Une fois l’œuvre mise en vente, la presse s’en empare avec une tout autre liberté. Le texte peut alors faire l’objet de nouvelles reproductions partielles, sous forme autonome ou au sein des comptes rendus, et surtout, en raison du délai variable avec lequel ces critiques sont produites, l’événement de la parution s’étale dans la durée. Comme les recensions les plus fournies se découpent en livraisons, elles forment elles-mêmes des sous-séries, dont la périodicité ne dépend que partiellement de celle du titre qui les accueille. Décalages et segmentation favorisent des effets de dialogue entre les rédacteurs, qui citent volontiers leurs prédécesseurs pour reprendre, nuancer ou attaquer leurs avis. La réception critique, à la fois polyphonique et sommative, se déploie ainsi dans l’espace-temps de la presse à la manière d’un archipel, comme le montre l’examen des comptes rendus français, anglais et allemands suscités par la première édition de L’Homme des champs8. Ici (fig. 1), les recensions paraissent en majorité dans les deux mois suivant la parution du poème, mis en vente en août 1800. Mais, grâce notamment aux critiques publiées par la presse étrangère, les avis se formulent jusqu’en juillet 1801. Et dans sept des vingt-trois titres concernés, le compte rendu se répartit sur plusieurs livraisons.

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Fig. 1 : Chronologie des comptes rendus critiques de la première édition de L’Homme des champs (ouvrir l’image dans un nouvel onglet pour accéder au format d’origine)

6Si l’on réunissait les frises ainsi obtenues pour chaque œuvre, les courbes se chevaucheraient, dessinant autant d’ondes médiatiques se relayant9. Un tel relevé resterait pourtant loin d’épuiser les échos que les œuvres de Delille reçoivent dans la presse. En effet, au sein de la plupart des périodiques, les comptes rendus s’accompagnent d’autres articles (enregistrant par exemple la progression des ventes), mais aussi de lettres de lecteurs, de pièces en vers ou de recensions d’œuvres nouvelles elles-mêmes consacrées au nouveau poème de Delille. Cet étoilement des registres et la durée du phénomène sont fortement marqués en cas de controverse. Les mentions polémiques de Delille peuvent alors saturer pendant plusieurs mois certains titres de presse. Ainsi, entre janvier et mi-juillet 1803, pas moins de vingt-deux numéros du Citoyen français renvoient à La Pitié, titre contre lequel ce quotidien mène campagne (fig. 2).

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Fig. 2 : Chronologie des renvois à Delille et à La Pitié au sein du Citoyen français.

7Les attaques précèdent la parution du texte, parce que l’œuvre et son contenu avaient été annoncés de longue date. Puis elles s’intensifient quand le livre devient disponible, aux alentours du 23 mars. Or distinguer ces mentions par type de textes (fig. 3) permet de mesurer combien le compte rendu proprement dit (qui se déploie sur cinq livraisons10 et constitue ici la seule série dont la récurrence est annoncée) s’entoure, se double et se ponctue d’épigrammes11, de lettre et entrefilets railleurs contre le poète ou les « pitoyistes12 », de recensions favorables aux ouvrages publiés contre le texte13, ou encore d’annonces de mise en vente de caricatures14 (tous éléments formant pour leur part, au sein du journal, des séries plus aléatoires).

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Fig. 3 : Chronologie des mêmes renvois, par type de textes (ouvrir l’image dans un nouvel onglet pour accéder au format d’origine)

8De nouveau, l’exemple pourrait être généralisé. La diversité des contributions proposées dans les périodiques sert à éviter la monotonie des répétitions, tout en assurant au poète une place de choix, fût-elle négative. Elle fait passer la parution de la durée courte de l’événement unique à la durée longue du débat collectif. Enfin, la polyphonie qui en résulte peut servir à présenter la ligne adoptée par chaque titre de presse comme une opinion largement partagée, quitte à biaiser la position des autres journaux, en ne reprenant que leurs contenus conformes à cette ligne.

Un système périodique global ?

9En s’ouvrant à des productions extérieures à ses colonnes (ici les caricatures et certains livres), la presse se désigne toutefois comme partie intégrante d’une organisation discursive plus large, où d’autres pratiques s’avèrent capables d’obéir au rythme imposé par les parutions de Delille et d’enregistrer les ondes médiatiques qu’elles engendrent. À cet égard, La Pitié ne constitue aucunement un cas isolé. De 1800 à 1801, la sortie de L’Homme des champs suscite la production d’ouvrages autonomes : traité critique15, volume en vers adressés à Delille16, et parodies ou suites plus ou moins bouffonnes de l’œuvre17. Raillé dans au moins une caricature18, le texte fait en outre irruption sur la scène théâtrale19 et dans les chansons20. La presse est donc loin de pouvoir prétendre à l’exclusivité du traitement de cette actualité. Mais la concurrence qui en résulte s’accompagne entre ces multiples publications d’une solidarité de fait qui force à aborder l’ensemble comme un système : tandis que les journaux se nourrissent volontiers de discours externes, ces derniers peuvent également renvoyer à la presse, avec des effets de relance et d’étalement de la durée comparables à ceux déjà observés au sein des seuls périodiques21. Dans ce palais des glaces, les reflets restent néanmoins toujours partiels, parce que chaque champ obéit à des contraintes sémiotiques, rythmiques et éditoriales propres, et parce que chaque proposition de synthèse tend à opérer par ponction.

10L’accueil que Le Citoyen français réserve à l’iconographie consacrée à Delille offre un bon exemple de ce double phénomène d’altération. À l’époque où La Pitié paraît, non seulement de nombreuses gravures à la gloire du poète circulent22, mais le public n’ignore pas que le peintre Henri-Pierre Danloux venait de réaliser, en 1802, à Londres, un double portrait en majesté de l’écrivain et de son épouse23. Conformément à sa ligne, Le Citoyen français passe sous silence ces images positives24, pour valoriser les caricatures, qu’il doit simultanément décrire en tentant de restituer leur force corrosive, comme le montre le premier article consacré à ce type d’images :

Un ci-devant diacre, célèbre pour la piété qui lui inspire tant de vers, n’avoit pas encore eu les honneurs de la caricature, qu’il a si bien mérité [sic] ; un artiste bouffon vient de réparer cet oubli : il a mis en vente chez Martinet, libraire, cul-de-sac du Coq, une gravure qui représente un abbé à face de singe, aux genoux d’une grosse et courte Maritorne, coquettement endimanchée. D’une main la belle tient un éventail sur lequel on lit : les Géorgiques ; ses boucles d’oreilles, son médaillon, sa ceinture, sont une collection de ridicules25 de diverses couleurs, dans l’un desquels se trouve le poème de la Pitié ; la chaîne avec laquelle elle retient son Œdipe, est aussi composée de ridicules portant chacun une lettre du mot Antigone26 ; de la tête du galant sortent des papillons, des mouches, des moucherons. On voit dans l’appartement le tableau de la maigre Vestale de Danloux, dont on fait un si pompeux éloge dans certain poème27. Sur le bureau sont des cartons étiquetés de ces mots : Compilations, Pièces de rapport. Enfin la répétition de la conjonction adversative mais, si libéralement multipliée dans les vers du héros que l’on représente, compose la bordure de cette gravure, qui a pour devise ce vers du poème de la Pitié :
Mais combien son enfance a de droits sur les cœurs !
(Journal des Arts28).

11La parenthèse finale signale que le texte est tiré d’un autre périodique, le Journal des arts, qui n’était guère plus favorable à La Pitié que Le Citoyen français. Comme l’indique l’ekphrasis, l’image contient des attaques ad hominem : la « piété » de Delille, ancien abbé de cour, en fait un agent du parti prêtre, mais sa sincérité semble infirmée par son mariage, intervenu en 1802 ; son physique et celui de sa « belle » sont raillés ; loin de proposer une figure de sagesse, le poète semble pris de folie amoureuse ; etc. Iconotexte, le document visuel transpose aussi, via leur reprise directe au sein de l’image, certains des arguments clés mobilisés de longue date par les détracteurs de Delille : faute de plan, l’écrivain offre un montage de « pièces de rapport », faiblement rattachées par des transitions comme la conjonction mais, et trop d’emprunts transforment ses vers en « compilations ». En d’autres termes, le rédacteur du journal décrit une image qui constitue autant une charge autonome contre le poète et son œuvre qu’une représentation de la réception négative que cette dernière avait reçue dans certains comptes rendus. Au sein du flux de discours accueillis par le Citoyen français, la caricature vaut événement et bilan, au sens où, tout en répondant à l’actualité, elle remonte au premier succès de Delille, sa traduction des Géorgiques, pour offrir une synthèse entièrement à charge de son activité ancienne et présente.

12Fait rare, car la presse du temps n’inclut guère des gravures, cette caricature a été reproduite en 1803 dans un autre périodique, London und Paris (fig. 4). Rédigé en allemand et publié à Weimar, ce titre n’accorde alors pas moins de trois articles, en deux livraisons, aux images et brochures publiées en France contre le poète. La première de ces livraisons, intitulée « Der Abbé Delille mach seiner Antigone den Heirathsantrag » (L’abbé Delille fait sa demande en mariage à son Antigone), est entièrement dévolue à la caricature de Martinet, dont elle offre un commentaire plus étendu que celui que nous venons de lire29. Si la reproduction de l’image sur une planche distincte est sans doute motivée par le fait que les lecteurs allemands n’avaient pas, comme leurs homologues parisiens, le loisir de la contempler dans la devanture de Martinet, la reprise offre aussi une nouvelle marque du renom européen de Delille et de l’ampleur de la polémique suscitée par La Pitié. Mais l’examen de ce document visuel permet surtout de mesurer combien l’image s’insérait dans une série proprement iconographique. Sur la toile de Danloux, Mme Delille se tient aux pieds de son époux, représenté debout et déclamant. Dans le portrait charge, le poète est agenouillé aux pieds de sa femme. Certes, la description des journaux français laissait deviner cette inversion, en parlant d’un abbé « aux genoux d’une […] Maritorne », mais seule la confrontation directe des deux images confirme que le caricaturiste redessine l’œuvre de Danloux, car un détail de la gravure, passé sous silence dans la presse, constitue une citation directe de la toile : la charge donne à Mme Delille une robe identique à celle qu’elle revêt dans le tableau30. Or l’article repris par Le Citoyen français n’échoue pas seulement à restituer ce lien. En présentant la gravure comme la première caricature du poète, il efface aussi le fait que d’autres portraits charges avaient, on l’a vu, déjà circulé.

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Fig. 4 : Caricature publiée par Martinet et reprise dans London und Paris (coll. part.).

13Derechef, la mise en évidence de telles séries pourrait s’étendre aux autres modalités de commentaire des ouvrages de Delille. Ces créations secondes aident la presse à étendre la durée de l’événement que constitue chaque publication du poète, parce qu’elles peuvent découler d’un usage très tardif des œuvres qu’elles évoquent31. Mais chacun de ces canaux alternatifs – livres, images, théâtre, etc. – devrait être abordé, au même titre que la presse, comme un medium autonome. En effet, à chaque niveau, tout élément nouveau dialogue à la fois avec les œuvres de Delille, avec leur traitement antérieur au sein de la série où il s’inscrit, et avec le contenu des autres séries. C’est donc à l’échelle de ce système de communication complexe que se produisent les représentations collectives du poète, selon un processus lui-même cumulatif. De même que Vincent Jouve associe l’effet-personnage à la construction graduelle d’une représentation intégrant les indications distillées au fil de la lecture d’un récit32, on pourrait parler ici d’un effet-auteur, pris en charge par un discours social multimodal, qui agglomère chaque œuvre nouvelle de Delille aux œuvres déjà connues et à leur réception antérieure. Mais alors que dans un récit unique, le lecteur a accès à l’ensemble des indications proposées, cet effet-auteur repose sur des opérations de synthèse disjonctive. À l’exemple de la caricature de Martinet, les bilans sont volontiers partiaux, ce qui a favorisé la création de stéréotypes contradictoires. C’est ainsi que le topos négatif des « pièces de rapport », déjà abordé, est contrebalancé par le cliché, cette fois positif, d’une équivalence entre Virgile et Delille, en particulier dans les petits poèmes d’éloges, où cette identification est martelée à la rime33.

L’impact des lectures

14Un dernier élément rend un peu plus singulier le cas de Delille. Avant de livrer ses grands poèmes à l’impression, l’écrivain en récite systématiquement des extraits, avec parfois plusieurs dizaines d’années d’avance, dans des cercles privés ou dans des institutions comme l’Institut et le Collège de France.

15Ces lectures publiques possèdent leur propre rythme, à la fois prévisible (les grandes séances de l’Institut et les rentrées du Collège de France ont lieu à chaque automne) et aléatoire (Delille ne prend pas systématiquement part à ces célébrations). Elles imposent donc régulièrement Delille, non seulement comme un auteur, mais comme un déclamateur hors pair, dont les performances orales ne sont pas moins jugées que les textes. Enfin, en distillant des extraits d’œuvres encore inédites, à partir desquels le public spécule sur le contenu des ouvrages, ces récitations renforcent la manière dont l’œuvre du poète tend à être reçue par îlots successifs. Tout en permettant aux contemporains d’accueillir la plupart des publications de Delille comme la réalisation d’un programme d’écriture exposé de longue date, elles donnent du grain à moudre aux critiques qui l’accusent de réunir a posteriori des morceaux distincts34.

16Or la presse a accordé à ces lectures institutionnelles une attention comparable aux publications, en raison, me semble-t-il, de trois facteurs. Ces séances très courues constituent de véritables événements, la plupart des témoignages associant les apparitions officielles du poète à la présence d’une assistance inhabituellement fournie. Elles sont pour les responsables des périodiques une source anticipée de fragments, qui s’ajoute aux prospectus et, dans une moindre mesure, aux extraits qu’il arrive à Delille de livrer directement à certains journaux35. Enfin, leur statut de performances orales appelle le témoignage direct : puisque, contrairement aux ouvrages imprimés, elles sont réservées aux auditeurs effectivement présents, elles constituent pour les rédacteurs des occasions précieuses de relater une expérience par définition inaccessible au gros de leurs lecteurs.

17Comme les livres, ces apparitions publiques sont annoncées par avance dans de nombreux journaux, puis elles y résonnent sous des formes multiples. Ainsi, lorsque le 30 brumaire an XII (22 novembre 1803), le poète prend part à la séance de rentrée du Collège de France, la Gazette nationale, qui précise qu’il a lu « un fragment de sa traduction du Paradis perdu et quelques morceaux détachés sur la grâce, le luxe, etc. » (provenant de L’Imagination), attribue à l’annonce de sa présence le fait que « cinq ou six cents personnes » restèrent à la porte, faute de place36. La Décade remarque à son tour que « l’espoir d’entendre l’abbé Delille avait attiré beaucoup de monde », puis l’article décrit son débit et les « sons de sa voix » et indique que le poète, « descendu de la tribune, a cédé aux demandes et à l’empressement de l’assemblée, en récitant de sa place quelques autres vers […] sur le café37 » (qui prendront place dans Les Trois Règnes). Le rédacteur du Journal des débats salue « son talent prodigieux pour la déclamation » et ponctue son récit de « quelques vers conservés par un peu de mémoire et un peu de tachygraphie38 ». Le Journal de Paris propose pour sa part des extraits bien plus amples, sous le titre « Vers lus par M. Delille, à la rentrée du Collège de France, recueillis sténographiquement & communiqués par M. Breton39 », puis le même périodique accueille une petite pièce de Mme Laugier célébrant le génie du poète, sous le titre « Vers envoyés à M. l’abbé Delille, après la séance du Collège de France, du 30 brumaire40 ». Quant au compte rendu enthousiaste du Courrier des spectacles, il se déploie sur deux livraisons41. Enfin, il arrive que ces lectures trouvent un écho dans la presse étrangère. Dans un périodique danois, la prestation de Delille, lors d’une séance du Collège de France tenue le 14 novembre 1791, fait ainsi l’objet d’un récit présentant l’écrivain comme une sorte de mélange idéal entre le poète Tompson et l’un des plus célèbres comédiens du temps, l’Anglais David Garrik :

Den Digter, som for nærværende Tid besidder den største Agtelse i Frankerige, er Abbe Delisle, som Kunstdommerne, i Henseende til Harmonien i Sproget, sætte næst efter Racine. Ved Aabningen af Professorernes Forelæsninger paa College royal hørte jeg ham declamere nogle Stykker af et stort Poem over Indbildningskraften, som han har arbeidet paa i mange Aar. Det er det Fuldkomneste og meest Fortryllende, jeg har hørt. Der var en Harmonie i Ordene, forbunden med Harmonie i Stemmen, som, tilligemed den høitidelige Stilhed, der var udbredt over den talrige Forsamling, gav alle hans Billeder en Colorit, som Garrik med Tompsons Pensel ikke kunde givet bedre42.

18On pourrait donc reconstituer les échos reçus par chaque séance de lecture pour montrer qu’elles créent dans la presse le même type de frises chronologiques que la parution des œuvres, avec toutefois une différence notable. Les récitations publiques tendent à susciter des ondes de moindre durée, et surtout, elles paraissent avoir exigé un traitement rapide, que les périodiques ont d’autant mieux assumé qu’ils disposaient eux-mêmes d’une fréquence élevée de parution43. Hors de la presse, ces performances orales sont certes évoquées, mais en tant que pratique itérative44.

19On comprend dès lors que les rédacteurs des périodiques, confrontés par les lectures et les parutions de Delille à un double flux nourri d’actualité, aient pu entamer un exercice de variation dans leur traitement de ces deux séries. Récitations et publications finissant par apparaître comme des événements majeurs mais récurrents, des tentatives sont mises en œuvre pour renouveler la forme ou le ton des comptes rendus et des analyses. En matière de critique, lorsque L’Imagination paraît en 1806, Collin d’Harleville livre au Mercure de France un conte en vers, intitulé « Lectures d’automne ». Ce récit se déroule dans une société ignorante de la littérature contemporaine, où, raconte le narrateur, on a lu durant toute une saison, sans nommer leurs auteurs, des poèmes qui ont ravi les auditeurs au point qu’à l’issue de ce cycle, il s’avère impossible de désigner le meilleur d’entre eux. La querelle s’apaise quand l’hôtesse révèle qu’il s’agissait uniquement d’œuvres déjà parues de Delille, ainsi que d’extraits de son « essai sur les Règnes divers45 ». Le texte offre donc, par le biais de la fiction, un bilan de l’œuvre global qui, en saluant la variété de la poésie de Delille, prend le contre-pied de la synthèse proposée, trois ans plus tôt, par la caricature de Martinet. En 1811, le même Mercure de France publie, cette fois sous la signature de Ferlus, un texte intitulé « Tableaux peints par un grand maître », censé décrire une collection de toiles, magnifiques quand on les prend séparément, mais loin de constituer un ensemble cohérent46. Or, quoique Delille ne soit pas cité, les scènes décrites montrent qu’il s’agit d’une satire des principaux passages de L’Imagination : ici, c’est donc le détour par la critique d’art qui permet de reprocher à l’œuvre du poète son absence de cohérence, tout se passant comme si cette inflexion générique rendait à cette approche une fraîcheur autorisant sa répétition. Ultime exemple, en 1812, dans le Journal des arts, des sciences et de la littérature, l’une des dernières récitations de Delille, à l’Institut, est rapportée à travers une saynète en prose, en forme de « Dialogue entre une jeune dame et un vieil habitué de l’Académie française ». Dans cette savoureuse comédie sociale, la jeune élégante se résigne à être pressée par la foule, en déclarant : « M. Delille ne m’échappera pas ; c’est pour lui seul que je suis venue »47.

Un média Delille ?

20Ce parcours montre que dès les premières années du dix-neuvième siècle, les organes de presse fonctionnent déjà en réseau pour jouer un rôle majeur dans l’évaluation des œuvres littéraires et la fabrique des figures d’auteurs – du moins pour un poète comme Delille, qui suscite assez de mentions pour que leur nombre compense celui des journaux, drastiquement limités après les interdictions du 27 nivôse an VIII48. Bien qu’ils se plient à l’actualité des parutions, les titres de presse opèrent leur étalement chronologique. Non seulement ils en rendent compte avec une rapidité variable, mais ils tendent à couvrir à la fois l’œuvre proprement dite et sa réception médiatique. D’une certaine manière, la presse affiche donc déjà ici un narcissisme appelé à constituer l’un de ses traits caractéristiques. Tout en désignant les publications comme des événements, elle traite sa couverture de ces événements comme une partie intégrante de leur actualité. Mais ce jeu de miroirs n’est pas réservé aux périodiques. L’attention qu’ils portent aux échos que les œuvres de Delille reçoivent hors de leurs colonnes met en évidence leur appartenance à un système plus vaste de traitement de la vie littéraire, où cette dernière est prise en charge par des canaux dont la périodicité n’est pas un élément définitoire et auxquels la régularité de ses productions tend toutefois à imposer un fonctionnement sériel. Le rythme de la librairie se diffracte donc bien au-delà des journaux. Il nourrit un ensemble complexe de suites, munies de leur propre périodicité et susceptibles d’interférer les unes avec les autres, sans que la presse puisse prétendre en offrir seule la synthèse, puisque des images ou des contes en vers ont également pris cette fonction en charge, les propositions n’aboutissant jamais à un bilan neutre. C’est cette diffraction temporelle et axiologique des discours portés sur Delille qui motive, in fine, le choix de la métaphore de l’archipel : de 1800 à 1812, l’œuvre et l’homme ont été saisis à travers une abondance de pièces qui ne peuvent ni être isolées les unes des autres, ni parfaitement agglomérées. Reste néanmoins à se demander dans quelle mesure l’œuvre même de Delille a pu contrebalancer ce vaste ensemble.

21D’une part, si la puissance d’un média dépend de la taille de son audience, le public des grandes lectures (qui se chiffre, on l’a vu, par centaines de personnes) se rapproche des tirages de certains périodiques, notamment ceux de la Décade et du Magasin encyclopédique, qui, selon certains historiens, ne devaient guère atteindre plus de 300 exemplaires49. Or ce constat vaut a fortiori pour les poèmes : des titres comme L’Homme des champs et La Pitié, débités en quelques semaines à 20 000 ou 30 000 exemplaires50, touchent un public très supérieur à celui des quotidiens les plus diffusés51. En tenant compte des pratiques de prêt, le polémiste Peltier avait donc peut-être raison de rétorquer aux journalistes qui attaquaient le premier texte : « on s’occupe maintenant plus de l’abbé Delille à Paris que de Bonaparte [et] il dispose dans l’intérieur de la France d’une armée de 800 mille lecteurs52 ». Et l’on comprend que les auteurs de certains comptes rendus de presse aient pu juger que chacun de leurs lecteurs pourrait, sans exception, se forger sa propre opinion des poèmes53.

22D’autre part, Delille, inversant les rôles entre commentateur et commenté, ne se prive pas d’évoquer la presse dans ses ouvrages. Une des sections ajoutées à L’Homme des champs en 1805 peint l’arrivée des journaux dans une demeure éloignée de la capitale, pour ironiser sur le peu de fiabilité de certaines de leurs informations et sur leur propagande militaire :

Mais trois coups de marteau font retentir la porte :
C’est la poste du soir ; le courrier qui l’apporte […]
Revient glacé de givre et poudré de frimas,
Portant, sans le savoir, le destin de la terre,
Le sort de Pétersbourg, celui de l’Angleterre,
L’état des fonds publics, les nouvelles de cour […].
Tout cela, grace au ciel, foiblement l’intéresse ;
Mais chaque curieux autour de lui s’empresse :
Qu’est-ce qui s’est passé dans ce pauvre univers,
Et quels travers nouveaux remplacent nos travers ?
Va-t-on des trois pouvoirs établir l’équilibre ?
Quel peuple est par nos rois menacé d’être libre ?
Quel ami des François sous leurs coups est tombé ?
Voyons, depuis deux jours, quel trône est renversé.
Chacun a son courrier et chacun sa gazette.
L’un affecte en lisant une mine discrete,
L’autre rit aux éclats, l’autre cache des pleurs.
Ah ! nous sommes vaincus ! Non, nous sommes vainqueurs,
Dit l’autre. Où donc eut lieu cette affaire fameuse ?
Eh ! mais, c’est sur la Sambre. Eh ! non, c’est sur la Meuse,
Dit l’autre au coin du feu. Vains discours, bruit perdu !
Car on saura demain qu’on ne s’est point battu54.

23La presse fut ainsi conduite à rendre compte de vers qui lui renvoyaient son portrait55. Mais surtout, Delille utilise volontiers la préface de ses nouveaux ouvrages pour répondre aux principales critiques essuyées par les livres précédents. De façon générale, lui-même tend alors à opposer à ses détracteurs l’engouement du public, dont les tirages atteints par l’œuvre incriminée deviennent la preuve manifeste56. Cependant, il exploite aussi certains de ces reproches pour engager une réflexion poétologique plus détaillée et il lui arrive de remercier nommément un journaliste pour ses analyses57. Son œuvre s’inscrit donc à son tour dans le jeu d’échos qui m’a conduit à traiter la presse et d’autres canaux de réception comme un unique système médiatique.

24Le « cas » Delille a le mérite d’attirer l’attention vers un moment charnière pour l’histoire de la presse. Quoique les périodiques du Consulat et de l’Empire pâtissent auprès des chercheurs du sévère contrôle auquel le pouvoir les a soumis, ils démontrent ici une considérable aptitude à enregistrer les dissensions, et cette aptitude se renforce si l’on intègre à ce paysage les journaux étrangers. On ne saurait donc ignorer le rôle que cette presse a joué dans la fabrique des figures d’écrivains. Néanmoins, elle n’atteint pas encore un degré d’autonomie médiatique l’autorisant à s’ériger en espace de traitement privilégié de l’actualité : l’ensemble de la sphère imprimée (qui inclut textes et gravures), ainsi que le théâtre (dont le rôle à cet égard durera fort avant dans le dix-neuvième siècle), persistent à assumer cette fonction, en produisant leurs propres séries de représentations. Enfin, les tirages de la presse ne parviennent pas encore à concurrencer ceux des plus grands succès éditoriaux, et c’est sans doute ce point qui achève de désigner la période comme un moment particulier dans l’histoire des médias de masse. Passé 1820, en matière de contrôle de l’opinion, la supériorité des « armées » de la presse deviendra de plus en plus évidente et c’est sans doute dans ses colonnes qu’il faudrait chercher les principaux mécanismes qui ont alors conduit à la disqualification esthétique de Delille, puis à sa sortie hors des mémoires58.