Colloques en ligne

Anne Besson, Alain Boillat et Matthieu Letourneux

Introduction

Introduction

1La notion de « variante » se rattache à plusieurs recherches conduites au sein des institutions partenaires qui ont organisé le colloque doctoral interdisciplinaire et international dont nous publions ici les actes – en l’occurrence les universités d’Artois, de Lausanne et de Paris Nanterre –, que cela soit en lien avec l’étude des pratiques sérielles (Besson, 2004 ; Letourneux, 2017 ; Boillat, 2023) ou avec une critique génétique appliquée aux textes scénaristiques (Boillat 2020). Elle s’est imposée en raison d’une polysémie (variation alternative, adaptation, version…) qui nous a semblé propice à susciter de manière ouverte des réflexions méthodologiques productives, comme bon objet pour un colloque destiné à des doctorant-e-s en littérature (comparée) et en études cinématographiques. Ils et elles ont été invité-e-s à envisager certains objets de leur projet de thèse au prisme de cette thématique spécifique, susceptible, ainsi envisagée dans un sens large, d’interroger voire de déplacer leur approche tout en la consolidant. Il leur était proposé d’opter pour une perspective comparatiste aux différents niveaux que sont la création, la diffusion et la consommation/réception des discours et des productions médiatiques, sachant, précisément, que les frontières entre ces trois stades sont parfois transgressées par le statut mouvant de la variante. Les deux invité·e·s, Marie-Laure Ryan et Olivier Lumbroso, avaient pour rôle d’interagir avec les jeunes chercheuses et chercheures et d’élargir le cadre posé, pour la première, du côté du récit et de la fiction –figure-clé de la réflexion en narratologie transmédiale à l’ère numérique (voir par exemple Ryan, 2006, et Ryan et Thon, 2014), Marie-Laure Ryan propose dans son intervention une réflexion menée sur des multivers filmiques et inspirée de la théorie des mondes possibles –, pour le second, rattaché à l’Institut des textes et manuscrits modernes (ITEM) et investi dans les recherches zoliennes, du côté de la génétique textuelle, avec une ouverture à la question de l’adaptation, tant théâtrale que cinématographique. Nous avons intégré également au dossier l’intervention, lors de la troisième journée du colloque destinée aux doctorants de l’UNL et de l’UZH, d’Achilleas Papakonstantis, doctorant en cinéma et chef du département Accès et recherche du Pôle Patrimoine de la Cinémathèque suisse, qui offre une sorte de contrepoint plus pratique et inscrit dans la matérialité des objets en abordant les critères présidant à l’indexation et à la conservation de sources « non-film » où les « multiples » (les documents archivés en double, en triple…) sont légion, posant dès lors un défi à cette institution patrimoniale.

2Ce que Daniel Ferrer, se référant à Nelson Goodman, note à propos du « lecteur génétiquement informé, qui a accès aux manuscrits », pour lequel « les versions antérieures constituent paradoxalement des variations sur la version définitive […] dont elles font ressortir les traits pertinents en les exemplifiant, […] les variantes abandonnées interprét[a]nt à leur manière l’œuvre définitive » (Ferrer 2011, p. 138), concerne en fait l’entreprise de tout·e chercheur·euse qui se penche sur un objet au travers d’états ou de versions de celui-ci qui ne coexistent pas, mais témoignent de choix, émis dans des contextes ou à des époques différents et incombant à diverses instances (auteur, collectif, cadres institutionnels, contextes industriels, etc.). Qu’il s’agisse d’un état de la genèse, d’une réédition, d’une traduction, d’une adaptation, d’une déclinaison sérielle ou médiatique ou de réappropriations diverses, toute variante, actualisée sur le plan textuel ou disponible en archives, creuse un écart ou révèle des similitudes par rapport à un texte premier dont elle nourrit ainsi la connaissance. Selon Bernard Cerquiligni dans Éloge de la variante, « l’œuvre exhibe, en un préalable attesté, ce qui diversement la détermine », (Cerquiligni, 1989, p. 10).

3Bien sûr, ces différents types de variations engagent des rapports spécifiques aux textes et entre les textes. Ainsi en est-il dans la manière dont une même œuvre peut se décomposer en versions différentes (quand elle ne produit pas elle-même, dans ses plis, des jeux de variations, comme dans l’exemple développé par Théo di Giovanni). Dans le processus de création par exemple, chaque nouvel état d’une œuvre tend à occulter les formes antérieures, perçues par l’auteur comme des versions passées auxquelles se substituent les manuscrits plus récents, et c’est surtout le travail du chercheur qui réactualise les variantes dans l’épaisseur du texte (voir dans le présent dossier Olivier Lumbroso et Vincent Annen). Dans le cas de la traduction (voire de l’auto-traduction, objet de l’article de Jeanne Meslin), l’œuvre première reste la référence, et les écarts constatés dans les versions traduites, intentionnels ou non, qui peuvent être liés à la langue et à la culture cible, déterminent les choix traductifs, suivant des logiques oscillant entre fidélité au texte traduit et écarts commandés par le nouveau contexte de réception. Même dans le cadre de rééditions d’une œuvre sur un nouveau support ou chez un nouvel éditeur, le format et l’identité éditoriale de la collection transforment l’appréhension de l’œuvre : non seulement parce qu’ils peuvent s’accompagner de manipulations du texte (coupes, intégration ou suppression d’illustrations, partition du texte en volumes ou en livraisons), mais aussi parce que, même quand aucune modification n’est opérée, ils induisent un rapport au texte différent, lié au nouveau contexte de communication. On peut étendre ce type de réflexion sur la variation à ce qui se produit, dans l’œuvre d’un auteur, quand celui-ci adapte sa création à des médias et des modes d’expression différents (comme dans l’exemple développé ici par Coralie Lamotte). Ainsi, loin d’apparaître comme un objet stabilisé, une même œuvre peut voir son sens se transformer, suivant les étapes de sa création, le rôle des intermédiaires entre l’auteur et le lecteur, ou la situation de consommation, produisant toute une série de variantes faisant sens pour le chercheur.

4À ces variantes mettant en crise l’unicité de l’œuvre répondent des logiques qui engagent au contraire une forme de friction entre plusieurs œuvres lorsque celles-ci sont liées entre elles par des rapports qui mettent en jeu une logique de variation. Les processus d’adaptation sont la manifestation la plus évidente d’une telle logique, puisqu’ils confrontent des œuvres produites par des créateurs aux intentions sensiblement différentes (voir dans ce dossier les contributions d’Olivier Lumbroso, d’Alain Boillat, d’Elise Ternoy et de Sophie Bros). Les adaptations engagent un dialogue avec l’œuvre première, dans un processus en tension entre fidélité et écart. La variante que représente l’adaptation tend ainsi toujours à imposer à l’œuvre première la spécificité de son propre contexte de création (mode d’expression, préoccupations de l’auteur, contraintes de production, …), parfois jusqu’à occulter pour le public l’œuvre originale, ou à en modifier la lecture. De même en est-il des productions sérielles. Qu’elles se situent dans une logique de série ou cycle à personnage récurrent (voir ici Michael Wagnières et Elise Ternoy), d’œuvres liées à un genre, de collection éditoriale ou de productions transmédiatiques de masse (voir dans ce volume les analyses de Marie-Laure Ryan et d’Anne Besson), elles engagent toujours un rapport de variation dans leur mode de déchiffrement. Chaque création dialogue en effet avec le reste de la série dans laquelle elle prend place, offrant une nouvelle variation diégétique, thématique, narrative, médiatique, enrichissant l’ensemble sériel. Mais on voit, dans ce cas, qu’un déport s’opère des relations intertextuelles vers des dynamiques architextuelles. Il ne s’agit plus de varier par rapport à une autre œuvre ou à un autre état de l’œuvre, mais par rapport à un ensemble transcendant (l’univers de fiction, le genre, l’unité éditoriale de la collection, la bible de la franchise) qui sert de référence à toutes les productions qui s’y rattachent.

5On voit ainsi se dessiner, à travers le concept de variante, un large prisme de pratiques, engageant un rapport à l’œuvre, aux médias, aux intertextes et aux architextes, et qui toutes mettent en cause l’unité du texte et sa clôture sur lui-même. Or cette question du contexte détermine également une variété d’interprétations, suivant les situations et les usages. Celle-ci intervient non seulement dans les processus d’interprétation créative – par exemple lorsqu’on traduit, adapte ou retravaille un texte – mais aussi quand, simple consommateur du texte, on l’interprète en fonction de sa situation de réception, de son expérience et de ses héritages propres, ainsi que des usages qu’on associe à l’œuvre (voir la contribution de Matthieu Letourneux). C’est vrai aussi de la façon dont les imaginaires sont mobilisés dans le discours médiatique et social à travers tout un ensemble de figures propres (ce que montre l’exemple développé par Noé Maggetti). Une telle perspective de réception, pensée comme une variante du texte actualisé par l’acte de lecture, permet de comprendre aussi certaines pratiques artistiques faisant de l’appropriation d’autres œuvres ou de figures artistiques une source de création (voir ici Congle Fu), ainsi que certaines expériences créatives d’interprétation des textes par la performance (Marie Kergoat). C’est à de tels faisceaux de déterminations que nous avons souhaité consacrer ce colloque.

6Au vu des propositions sélectionnées, les interventions ont été réparties en quatre sections définies par un type spécifique de « variation » :

7– Les variations intra-médiatique s’opèrent sans transfert sémiotique d’un moyen d’expression à un autre : Noé Maggetti s’intéresse à la circulation d’un imaginaire technologique, la « télé-vision », au sein d’un corpus de la fin du XXe siècle composé d’ouvrages de vulgarisation scientifique, de parutions dans la presse et de romans dans lesquels les illustrations jouent également un rôle important ; Matthieu Letourneux discute les implications méthodologiques de l’examen de journaux fictionnels réalisés par un enfant durant la Seconde Guerre mondiale comme témoignage d’une réception amateure favorisant la circulation des productions médiatiques, et se soustrayant à la programmation unidirectionnelle de la réception (telle qu’elle est trop souvent envisagée dans le cadre d’une culture de masse jugée aliénante), sorte de prémices à l’attitude actuelle des « prosumer » et de la fanfiction ; Marie-Laure Ryan examine la pluralité des mondes au sein de fictions cinématographiques qu’elle compare entre elles, esquissant une typologie des multivers ; Michael Wagnières se penche quant à lui sur les différents opus successifs de séries vidéoludiques en envisageant les variations narratives et ludiques repérables au niveau des modes d’intégration d’images en prises de vues réelles.

8– Les variations transmédiatiques concerne entre autres le passage d’un récit romanesque à un récit filmique, d’une bande dessinée à un film d’animation, de séries de comics aux franchises cinématographiques : dans le cas particulier de L’Assommoir qui a également occasionné une version scénique, Olivier Lumbroso fait l’hypothèse selon laquelle une adaptation cinématographique d’un roman est susceptible de voir réapparaître des éléments qui furent écartés au cours de la genèse de l’œuvre littéraire ; dans une logique parente d’actualisation d’un texte virtuel, mais dans ce cas-ci appliquée à un texte publié, Alain Boillat examine à partir de romans de Georges Simenon une forme presque contradictoire de fidélité en notant combien un élément mentionné par l’auteur de l’œuvre-source mais demeuré à l’état de latence – parce qu’écarté par le narrateur ou le personnage – peut se voir développé, en tant qu’action diégétique effective, dans une adaptation cinématographique ; dans une optique plus nettement transmédiale, Coralie Lamotte examine les implications techn(olog)iques exercées sur la création, la diffusion et la réception par la transposition d’un matériau graphique et narratif de cases dessinées qui circule d’un blog à un album, puis à un dessin animé ; Anne Besson discute enfin, au sein d’univers franchisés, le potentiel de variation par expansion verticale (approfondissement d’un matériau narratif et mondain) ou horizontale (amplification des coordonnées spatio-temporelles de la fiction), et corrélativement les motifs d’une inévitable limitation, garante de l’intelligibilité et de la fidélisation du public.

9– L’auto-variation recouvre des cas où un-e même auteur/autrice revient sur sa création pour en proposer une nouvelle forme au public, ou, plus largement, sur un retour à une œuvre ayant déjà fait l’objet d’une transposition dans un autre médium : Elise Ternoy examine comment la même série romanesque pour la jeunesse The Baby-Sitters Club a donné lieu, à trente ans d’écart, à deux séries télévisées, le nouveau contexte sociétal et médiatique impliquant de modifier plusieurs motifs de la fiction ; Jeanne Meslin s’intéresse pour sa part à la traduction par la romancière Nancy Huston de ses propres romans de l’anglais vers le français, en mettant ainsi au jour nombre de variations justifiées par la prise en compte d’un nouveau contexte linguistique et culturel ; Vincent Annen montre à travers les variantes scénaristiques d’une autofiction devenue documentaire comment s’opère la construction par le cinéaste Alain Tanner de sa propre figure d’auteur, qui traverse la plupart de ses films sous différents avatars.

10– La section « reprises et réécritures » touche certes à l’ensemble des phénomènes susmentionnés, mais inclut plus particulièrement ce qui touche en propre à des démarches de réappropriation : Sophie Bros se penche sur les déclinaisons médiatiques et invariants des multiples images issues du Monde Perdu d’Arthur Conan Doyle ; Théo di Giovanni s’intéresse au roman 2666 de Roberto Bolaño, envisagé comme la reprise de potentialités diégétiques laissées en suspens dans des textes précédents afin de générer un univers diégétique nouveau ; Congle Fu explore la manière dont l’artiste singapourien Ming Wong se réapproprie des films célèbres en développant une « esthétique de la variance » qui lui permet de rejouer et de questionner certains stéréotypes identitaires liés au genre, à l’ethnie, à la culture ou au statut social ; Marie Kergoat présente la manière dont elle adapte, sous la forme d’une performance d’escrime artistique qui l’inscrit dans une matérialité physique, une scène de duel tirée de l’œuvre de fantasy de Jean-Philippe Jaworski

11Les quatre catégories en fonction desquelles s’articule le dossier ne sont pas étanches, et connaissent de nombreux recoupements que les études, souvent, thématisent : ainsi, par exemple, les séries The Baby-Sitters Club présentent de nombreuses variations transmédiatiques par rapport au matériau romanesque original ; la réécriture de Roberto Bolaño peut être considérée également comme une forme d’auto-variation ; ou encore, la réflexion sur le « disnarré » à l’œuvre chez les scénaristes de films adaptés de Simenon accorde également une large place à ce phénomène à l’intérieur même de l’œuvre de Georges Simenon, qui reprend d’un roman à l’autre des motifs parents en les actualisant sur un mode plus ou moins assertif, tandis que le roman Le Monde perdu est également étudié en lui-même, dans ses caractéristiques stylistiques propres, c’est-à-dire dans sa propension à susciter une certaine imagerie.

12Il nous semble toutefois que ce qui importe est la variété des objets étudiés et la richesse des commentaires apportés, qui offrent un éclairage inédit sur les cultures médiatiques des XIXe, XXe et XXIe siècles à notre époque où la « convergence médiatique » chère à Jenkins (Jenkins, 2006) ne doit pas occulter certaines divergences qui s’expriment par des variations, les chercheuses et chercheurs s’aventurant dans des contrées souvent peu légitimées (les pratiques éditoriales amateur, la littérature jeunesse, la fantasy, etc.). Par-delà les « variations » en termes d’approche, c’est bien la productivité de la notion de « variante » qui se dégage des études proposées ici, entre lesquelles se tissent nombre de liens souterrains qui tiennent à des parentés qui unissent des productions « mises en séries ».