Colloques en ligne

Matthieu Letourneux

Activités ludiques et esthétique de la réception (à partir des journaux fictionnels enfantins de Jean Bastaire)

Recreational Activities and Reception Aesthetics (From the Fictional Children's Journals of Jean Bastaire)

1L’une des difficultés récurrentes que rencontrent les chercheurs qui s’intéressent aux créations de la culture de masse est de saisir, derrière la production standardisée des œuvres, la spécificité des usages. C’est aussi, depuis les discussions des thèses formulées par les courants de la théorie critique, l’un des enjeux capitaux de la recherche. Quand Michel de Certeau (1990) proposait de ne plus se concentrer sur les seuls programmes de télévision pour s’intéresser à ce que l’on fait devant la télévision, défendant l’idée que les usages réels des productions audiovisuelles devaient être pensés comme un braconnage par rapport à des modes de réception induits par les dispositifs médiatiques, ou quand Richard Hoggart (1970) s’intéressait aux lectures obliques des consommateurs populaires des journaux racoleurs des années 1950, ils étaient animés par une même volonté de dépasser la perspective d’une réception programmée par la culture de masse, pour essayer de comprendre comment chaque lecteur pouvait s’approprier les produits standardisés. On connaît le succès en aval de ces hypothèses. Les fan studies et la sociologie des publics ont ainsi montré la productivité du questionnement des usages (Hills, 2002), s’appuyant en particulier sur les outils qu’offrent les enquêtes qualitatives ou l’analyse des traces de la réception sur internet et les réseaux sociaux1.

2Mais la difficulté est tout autre quand on remonte le temps, pour s’intéresser en historien à des pratiques disparues. Rares sont les traces des usages de la lecture dans l’histoire, et lorsque celles-ci existent, elles sont douteuses ou très partiales. Les historiens nous ont ainsi appris à nous méfier des témoignages des contemporains, souvent pris dans des débats idéologiques complexes quand il s’agit d’évoquer les lectures populaires. En témoignent par exemple les paniques médiatiques qui ont constamment accompagné l’avènement de nouveaux supports de diffusion et qui décrivent comme courantes des pratiques criminelles influencées par ces derniers, alors qu’elles n’existent pas ou à peine (Sternheimer, 2015, Kalifa, 1995). De même, les sociologues et les historiens nous incitent à ne pas prendre pour argent comptant les souvenirs de lecteurs présentés dans les textes mémoriels, qui participent souvent d’une volonté de construire une identité structurée en ayant recours à la cohérence d’une autobiographie (Lindón, 2005). Enfin, on connaît le caractère problématique de ces témoignages en apparence transparents que sont les lettres de lecteurs, parce que celles-ci sont sélectionnées pour aller dans le sens des périodiques qui les publient et parce qu’on peut soupçonner que ceux qui écrivent aux auteurs ou aux médias représentent un profil particulier, souvent jeune et parfois instable2.

3Comment dès lors atteindre les pratiques singulières des consommateurs des époques passées ? Cette question engage une réflexion à la fois méthodologique – il s’agit en effet de déterminer des méthodes susceptibles d’appréhender les usages – et pratique, puisque la connaissance des usages est essentielle pour comprendre la place qu’occupent les productions sérielles dans la culture d’une époque. En effet, ce sont les usages réels, bien plus que ceux prescrits, qui déterminent la signification des énoncés. C’est d’autant plus vrai lorsqu’on situe la réflexion non pas au niveau d’une œuvre particulière (tel roman ou tel auteur), mais à celui, central dans le cas de la culture sérielle, d’une série d’œuvres (telle collection), voire à celui d’un type de support ou d’un mode d’expression (la VHS, le roman-photo). Dans ce cas, le pôle de la production n’explique que partiellement le succès des objets, qui sont pris dans un contexte social, culturel et historique beaucoup plus large. Tout comme la culture sérielle est moins le résultat de voix singulières que d’imaginaires et de conventions produits collectivement, elle tire sa signification de la manière dont l’époque reçoit concrètement les œuvres.

Médias joués

4Pour aborder la question des usages, nous nous concentrerons dans le cadre de cet article sur une étude de cas, anecdotique en apparence, mais qui servira de point de départ à une réflexion plus générale sur les usages des productions sérielles. L’objet qui m’intéresse est situé dans les archives du fonds Bastaire, conservé à la MSH de ClermontFerrand. Il s’agit de 15 numéros d’un petit journal amateur, rédigé en 1940 entièrement à la main et en un exemplaire par Jean Bastaire, âgé de 12 à 13 ans, avec l’aide de quelques amis. S’il correspond à une pratique enfantine courante, ce type de création est rarement conservé, et plus rarement encore étudié. On en trouve toutefois des exemples çà et là (Ahmed et Crucifix, 2023). On connaît l’activité vertigineuse de Norbert Moutier, qui a dessiné, enfant, un millier de magazines de bandes dessinées dans l’esprit des publications Artima entre 1946 et 1960 – nous renvoyons aux articles que Xavier Girard, qui a retrouvé cette étonnante collection, lui a consacrés (Girard, 2022). On connaît moins les réalisations d’Alain Van Passen, conservées à Gand, qui datent de 1949-1952, quand il avait entre 8 et 11 ans, et qui s’inspirent aussi, mais de façon moins systématique, des périodiques populaires de bandes dessinées en reprenant les conventions de la presse (Crucifix, 2023). Nous avons, quant à nous, trouvé plusieurs exemples plus récents dans des archives privées, dont les derniers remontent aux années 1990. Tous ces périodiques ont pour caractère commun de produire une fiction de média autant qu’une fiction médiatique : il ne s’agit pas seulement d’offrir un ensemble de récits, mais aussi de proposer un faux objet médiatique, au sens où il imite un produit destiné à une consommation massifiée (un journal), mais dans une version réduite à un exemplaire, ou limitée à un si petit nombre d’exemplaires que sa dimension médiatique s’apparente à un jeu de « faire semblant ».

5À cet égard, les objets qui nous intéressent pourraient encore trouver un écho dans une autre pratique, la plus ancienne que nous ayons trouvée, mais qui s’inspire cette fois du média cinématographique, celle du futur romancier Albert Bonneau. En 1914, alors adolescent, Bonneau redessinait sur de fins rouleaux de papier les films qu’il avait vus au cinéma, devenant ainsi fictionnellement à son tour réalisateur3. Avant lui, Robert Louis Stevenson a raconté le plaisir qu’il avait enfant à se rêver metteur en scène grâce à des planches à découper de théâtre en papier qu’il s’échinait à peindre et à monter (Stevenson, 1988). Une telle continuité témoigne d’une tendance des enfants à emprunter, dans leurs pratiques imaginaires, aux conventions des dispositifs médiatiques de représentation qui dominent à leur époque. Dans les années 1860, on fabrique des théâtres, avant la Première Guerre mondiale, on crée de fausses bandes cinématographiques, en 1940, on invente de faux périodiques d’aventures coloniales, dans les années 1980, on enregistre des émissions de radio sur cassette, dans les années 1990, on se filme pour des saynètes imitant les codes du cinéma, et à toutes les époques, on crée des petits journaux amateurs imitant la presse commerciale. De telles pratiques s’expliquent aisément : en régime médiatique, les imaginaires n’existent pas indépendamment des supports sur lesquels ils apparaissent et des codes qui leur sont associés. Dès lors, l’imagination n’est jamais indépendante des formats et des conventions médiatiques auxquels elle emprunte son vocabulaire. Elle manipule toujours les codes (thématiques, stylistiques), les modes d’expression, les cadres mimétiques et le vocabulaire associés aux supports dominants d’une époque.

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(image 1 : Les rouleaux cinématographiques d’Albert Bonneau, archives Bonneau)

6C’est sans doute ce qui explique que bien des productions enfantines puissent manifester un intérêt pour le dispositif médiatique saisi comme totalité signifiante, associant forme et contenu. Les rouleaux d’Albert Bonneau imitent le format du film cinématographique, et les dessins en reprennent, en le simplifiant, le principe de la succession des photogrammes. Les journaux, de leur côté, sont pourvus d’un titre et d’une couverture, prétendent à une forme de périodicité, offrent un mélange de rubriques proches de leurs modèles, et proposent même bien souvent un prix et tout un appareillage promotionnel et médiatique : annonces pour les prochains numéros, bulletins d’abonnement, jeux-concours, etc. C’est bien cette relation au journal comme objet sémiotique global qui est significative, puisqu’elle indique un intérêt non seulement pour le contenu, mais pour l’objet, engageant donc en creux la question des usages.

7On peut noter la proximité de ces créations avec d’autres pratiques amatrices, comme le journalisme amateur (« amateur journalism ») ou certains fanzines. Le premier cas désigne une pratique extrêmement importante aux Etats-Unis dès le lendemain de la guerre de Sécession, celle de la rédaction de journaux par des adolescents américains dans le cadre scolaire ou familial (Isaac, 2012). Cette pratique a été favorisée par la vente, à partir des années 1860, d’un type de presse à imprimer à très bas coût, à la limite du jouet ou du gadget, la « novelty press ». Elle permettait d’imprimer des périodiques à un petit nombre d’exemplaires. Les publications se présentaient comme des journaux imitant la presse professionnelle, et offrant un contenu d’actualité, ou plus souvent des sujets culturels (critique, poésie, nouvelles). On recense des centaines de périodiques de ce type au XIXe siècle. Ils sont à l’origine des premiers fanzines de l’entre-deux-guerres, qui étaient eux aussi distribués à un très petit nombre d’exemplaires (Warner Jr, 1969). La presse amatrice et les fanzines partagent souvent avec les journaux d’enfants une logique d’imitation des médias investis, témoignant d’un intérêt pour la forme autant que pour le fond. Les publications des journalistes amateurs reprennent les codes des périodiques du temps, les fanzines de science-fiction des années 1930 s’inspirent des pulps de l’époque (par exemple de leurs illustrations), et les fanzines rock des années 1980 dialoguent fréquemment avec le modèle des magazines musicaux.

8Reste que cette proximité n’est que partielle. La presse amatrice et les fanzines sont conçus pour circuler, même quand, à l’instar de certains fanzines de l’entre-deux-guerres publiés en très peu d’exemplaires, cette circulation repose sur un principe de liste de diffusion (le récepteur étant chargé d’envoyer après lecture le fanzine à l’adresse suivante sur la liste). Ce choix engage un mode de communication d’une tout autre nature que celui qui prévaut dans les faux journaux d’enfants. Il n’est pas ludique, mais sérieux (même quand le ton est potache, comme souvent dans les fanzines) en ceci qu’il ne feint pas d’être un objet médiatique : il en est un. D’ailleurs, l’univers médiatique du fanzine n’est pas hétérogène à celui de la presse avec laquelle il dialogue. Nombreux sont les créateurs de fanzines rock à avoir par la suite travaillé dans la presse musicale4 ; et l’on connaît le rôle d’entraînement joué par les fanzines de science-fiction dans les carrières d’écrivains professionnels (Warner, 1969). L’inscription du fanzine ou du journal amateur dans des logiques de communication médiatisée en fait des objets très différents de ceux qui nous intéressent ici, puisque ces derniers, fabriqués à un exemplaire, ne devaient pas circuler au-delà du cercle de la famille. Ces journaux enfantins apparaissent moins comme des tentatives amatrices de produire un journal en s’appropriant (et parfois en détournant) les modèles d’une presse déjà en place, que comme une fiction de journal, un jeu de faire semblant. Cette dimension ludique semble indiquer que l’activité fictionnalisante ne se porte pas seulement sur la conception de récits, mais aussi sur la création des dispositifs qui les rendent possibles.

9Il n’empêche que, comme pour les créateurs de fanzines, on peut être tenté de voir dans ces réalisations une dynamique projective conduisant à une forme de professionnalisation. On en voudrait pour preuve la trajectoire postérieure des auteurs : Norbert Moutier a plus tard édité des journaux spécialisés dans le cinéma bis (comme Fantastyka) et a réalisé des films de série Z ; Albert Bonneau a été critique de cinéma puis auteur de centaines de romans d’aventures5, et Jean Bastaire est devenu, entre autres choses, critique littéraire… Reste que cette idée d’une trajectoire qui ferait de la pratique enfantine le signe d’une bascule possible de la réception vers le pôle de production ressortit largement d’une illusion téléologique. En repérant les premiers travaux de ceux qui ont fait carrière ensuite, on en déduit un peu vite la dimension formative de cette activité, en oubliant tous ceux qui se sont dirigés vers des professions tout à fait différentes. Pour un Bonneau ou un Bastaire dont on a conservé les archives, combien d’enfants jouant à faire des films ou des journaux dont les réalisations sont perdues, parce qu’ils sont ensuite devenus postiers, ministres ou enseignants, reléguant dans l’oubli leurs créations passées ? C’est pourquoi notre réflexion se situera dans une autre perspective. Plutôt que de donner la première place aux récits de vocation, nous proposons, à partir du cas des journaux de Jean Bastaire, d’examiner les objets dans le temps de la création, en essayant de saisir ce qu’ils nous disent de la réception des œuvres qu’ils démarquent.

Le Petit Voyageur

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(image 2 : Couverture du premier numéro du Petit Voyageur, archives Bastaire)

10Quelques mots sur Jean Bastaire. Il est né en 1927 et mort en 2013. C’est un intellectuel chrétien, spécialiste de Charles Péguy et de Paul Claudel et fondateur de l’écologie chrétienne, qui a été un contributeur important de la revue Esprit. Ce ne sont pas ces aspects qui nous intéresseront – même s’ils expliquent que ses archives aient été conservées. En revanche, il convient de dire un mot des archives elles-mêmes. Jean et Michel, les deux frères Bastaire, ont conservé un grand nombre de documents de leur jeunesse : des cahiers d’écolier, des carnets de dessins, des articles qu’ils avaient rassemblés, des lettres, des exercices scolaires, des livres de compte, un dossier contenant la constitution d’une société secrète d’enfants, avec carte de membre, résultat d’élection et règlement interne. Enfin, on trouve un périodique enfantin, rédigé par Jean Bastaire et, occasionnellement, par l’un ou l’autre de ses amis ou par son frère6, qui compte 15 numéros parus en 1940, quand Bastaire avait entre 12 et 13 ans. Il s’agit d’un journal composé, écrit et dessiné à la main, intitulé Le Petit Voyageur. Le périodique est influencé par Le Journal des voyages, dans l’ancienne version de la Librairie Illustrée, et dans celle qui avait brièvement été relancée par Larousse dans les années 1920, dont il reprend certaines caractéristiques. Jean Bastaire s’était vu en effet offrir par son père une série de volumes reliés de ce périodique qu’il cherchera d’ailleurs à racheter adulte. Comme Le Journal des voyages, le sommaire du Petit Voyageur propose des articles géographiques, avec cartes, plans, description des colonies françaises, biographie des grands héros impériaux. De même, Le Petit Voyageur présente des feuilletons d’aventures calqués sur ce périodique, et illustrés de pseudo-gravures.

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(Image 3 : double page du Petit Voyageur, n° 11, archives Bastaire)

11Mais le périodique amateur offre aussi des textes qui s’écartent du modèle du Journal des voyages : par exemple des reportages sur la guerre en cours (nous sommes en 1940), ou des critiques de livres et échos de cinéma. Il ajoute ainsi d’autres inspirations à celle du périodique géographique, redéfinissant les codes du journal imité en fonction des préoccupations et des centres d’intérêt des enfants. C’est dans les articles consacrés à la guerre que transparaissent le plus nettement les logiques d’appropriation. Le premier numéro s’ouvre ainsi sur l’évocation des affrontements qui se sont produits dans la région de Clermont (où vivent les enfants), comme le feront la plupart des numéros suivants. On peut penser que l’événement traumatisant de la guerre a servi de catalyseur à la création du périodique. Avec la guerre, c’est comme si l’imaginaire exotique de l’aventure caractéristique du Journal des voyages avait rejoint l’univers des enfants, avec ses combats, ses ennemis redoutables et ses drames sensationnels.

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(Image 4 : couverture du Petit Voyageur, n° 2, archives Bastaire)

12Un tel choix est révélateur de la signification qu’avaient les périodiques de voyage et les romans d’aventures pour les lecteurs de l’époque. Leur sensationnalisme servait à exprimer dans un même mouvement le lien entretenu avec les colonies, omniprésentes dans les discours médiatiques, et l’altérité radicale de ces régions lointaines. Cela explique que les enfants pouvaient aisément reprendre, dans leurs activités quotidiennes, les conventions et les imaginaires préconstruits de ces journaux et romans, puisque leur exotisme stéréotypé disait l’extraordinaire d’une manière immédiatement familière. Et c’est sans doute cette tension qu’ont cherché à exploiter les enfants en faisant de l’invasion allemande le sujet phare de leur journal, sentant bien que cet événement pouvait être relu à partir des codes du roman d’aventures exotiques. C’est donc à un mode d’expression médiatique stéréotypé saisi globalement, comme l’association d’un support, d’un genre de journal et d’un ensemble de codes de l’aventure, que vont emprunter les enfants pour domestiquer l’expérience spécifique et radicalement nouvelle de la guerre. Ce que démontre une telle pratique, c’est plus largement que les médias et leurs conventions fournissent aux consommateurs des scripts et un système de stéréotypes pour lire, au quotidien, leurs expériences intimes. Quand l’intérêt pour l’actualité finira par l’emporter sur l’aventure, Bastaire et ses amis iront chercher d’autres modèles médiatiques pour en parler. Dans le dernier numéro du Petit Voyageur, Bastaire annonce un changement de formule, promettant un périodique plus sérieux centré sur la guerre. Le nouveau journal (qui restera à l’état d’ébauche) témoigne de la fin de la rêverie exotique au profit de l’actualité politique en ces temps de guerre.

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(Image 5 : Double page du Petit Voyageur, n° 2, archives Bastaire)

13Mais l’écriture montre aussi d’autres influences, non médiatiques, qui pourraient bien témoigner de modalités d’appréhension des textes qui ne sont plus les nôtres. En effet, dans sa matérialité même, le journal laisse entrevoir un autre modèle, celui de la rédaction scolaire. Il est écrit à la main, donne une place importante à la géographie de l’Empire, avec cartes et connaissances retranscrites à la façon d’une leçon d’écolier, et il s’apparente aux réalisations scolaires de Jean Bastaire, également présentes dans ses archives. Alors que le véritable Journal des voyages privilégie la fantaisie, le fait divers souvent sanglant, et les excès de l’imagination romanesque, Bastaire tend à insister sur le savoir, en négligeant le sensationnalisme. L’esthétique du journal de Bastaire a des allures de devoir d’élève appliqué. Elle retrouve en particulier les pratiques, très importantes dans le système éducatif de l’époque, de l’imitation et de l’apprentissage par cœur. De tels modèles transparaissent par exemple dans la façon qu’ont les jeunes auteurs de recopier littéralement certains articles, comme le feuilleton « En détresse » repris du Journal des voyages du 14 avril 1907. En bons écoliers, les enfants sont attachés aux connaissances proposées par les aventures géographiques et les faits divers coloniaux du journal. Celles-ci figurent parmi les éléments d’attraction de ce type de récits, et c’est ce qu’ils cherchent également à restituer dans leur imitation du périodique, parce que c’est aussi dans ces informations que peut se développer la rêverie romanesque, et, avec elle, le plaisir esthétique. Autrement dit, un tel choix est révélateur d’un rapport au savoir ressaisi en termes esthétiques dans la lecture des périodiques exotiques comme le Journal des voyages. À une époque où la télévision n’avait pas encore banalisé les images des pays lointains, le savoir géographique apparaît en soi comme un support de rêverie. C’est ce qui explique sans doute aussi l’importance, jusqu’à la Seconde Guerre mondiale, des passages didactiques dans les romans et les films d’aventures. Et c’est ce plaisir esthétique que les auteurs tentent de restituer dans leurs dissertations scolaires converties en articles de journal.

Usages socialisés des fictions médiatiques

14On assiste ainsi à une hybridation, dans le journal amateur, entre codes médiatiques et codes situés (ceux de la culture scolaire), visant entre autres à restituer, par resémantisation des conventions sérielles revisitées, une expérience intime de la guerre. Ce mécanisme est très proche de certains de ceux décrits pour les fanfictions et d’autres pratiques de fans (Jenkins, 1992), mais il étend au support de diffusion les principes d’appropriation et de variation. Il s’agit ainsi pour les amateurs de prolonger le plaisir de la lecture en produisant ses propres variations sérielles de l’œuvre première. Comme les amateurs de Twilight ou de Harry Potter jouent à imaginer dans leurs fanfictions des expansions orthodoxes ou hétérodoxes de l’œuvre première, Jean Bastaire prolonge son goût des journaux de vulgarisation géographique en les imitant et variant à partir de conventions médiatiques, exactement comme il redessinait, plus jeune, des ébauches d’aventures des Pieds Nickelés, relançant le plaisir offert par la lecture de leurs exploits dans L’Épatant. Et de même que les fans s’éloignent bien souvent des univers et des intrigues dont ils s’inspirent pour exprimer à travers eux leurs propres préoccupations (Besson, 2021), de même, ici, la matrice du Journal des voyages permet d’évoquer – et sans doute de domestiquer – l’événement de l’invasion allemande. Mais, en s’inspirant des codes du Journal des voyages, le travail de variation ne porte pas tant sur un univers diégétique (un périodique n’en possède pas), mais sur un genre de journal et, à travers lui, sur un ensemble de formats journalistiques : articles géographiques, romans-feuilletons, critiques.

15Par rapport aux fanfictions, la relecture ludique se déplace d’un univers diégétique, avec ses codes sériels, vers un univers médiatique. Or, celui-ci produit aussi ses attentes – un ton particulier, certains sujets, formats et genres journalistiques, investis globalement, comme un ensemble tout aussi cohérent qu’un univers de fiction. À ces traits s’ajoute l’unité offerte par l’énonciation éditoriale, qui donne son identité au périodique (Souchier, 1998). Ce sont ces différents traits architextuels que l’amateur peut reprendre pour produire ses propres récits. L’unité de nos imaginaires n’est pas seulement diégétique ou narrative, elle est aussi médiatique. À côté des types de mondes ou des structures de récits, elle s’inspire de conventions communicationnelles que nous investissons lorsqu’il s’agit de créer un récit. Nous puisons dans les formats médiatiques et les conventions qui leur sont associées (ici celles d’un imaginaire exotique et romanesque) les codes nous permettant de produire nos propres récits.

16Il y a donc une dimension ludique dans la pratique de recomposition du journal. On joue à faire un journal, et en le concevant, on le relit de manière spécifique, de façon à en resémantiser les conventions pour produire de nouveaux récits. Dans ce cas, l’activité ludique de création du journal est prise dans tout un ensemble de pratiques liées au quotidien des enfants. On trouve ainsi, dans un numéro du journal, une annonce pour une représentation théâtrale, jouée par la même bande d’amis, dont Jean Bastaire a conservé le programme et même les billets distribués dans ses archives. De même, le journal est rapporté à un autre ensemble de pratiques de sociabilité ludique, puisqu’il se présente comme le bulletin officiel du groupement de jeunesse qu’ont inventé les enfants sous le nom de « Jeunesse aventure », sorte de société secrète régie par des règles formalisant l’organisation de jeux en l’associant à un système de récompenses et de punitions.

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(image 6 : Annonce théâtrale, Le Petit Voyageur, n° 7, archives Bastaire)

17Le journal, écrit collectivement, apparaît donc à la fois comme un faux périodique, comme le bulletin d’une société d’enfants, comme le support d’informations de pièces de théâtre qu’ils jouent les uns devant les autres, et comme des mémoires de guerre. Autrement dit, il est pris dans tout un ensemble d’activités quotidiennes, de même que le sont sans doute les romans pour la jeunesse qui sont chroniqués dans Le Petit Voyageur, et qui unissent la communauté des aventuriers imaginaires autour de références communes : recommandations et prêts de livres, goûts partagés de lecteurs et, par-delà ceux-ci, culture commune du roman d’aventures qui contamine les jeux et l’imaginaire des enfants, jusqu’à leur fournir leurs noms de guerre et leurs mots de passe7. On constate ainsi une continuité entre les pratiques narratives et ludiques, qui prend forme dans la sociabilité entre les enfants, dans les jeux organisés au sein de « Jeunesse aventure », dans les pièces de théâtre, mais aussi dans ce jeu de fiction qu’est cette rédaction d’un journal imaginaire8. Le jeu est essentiel au processus d’appropriation des fictions médiatiques, qu’il reconfigure à partir des intérêts propres des joueurs. Pratiqué en groupe, il contribue à façonner une communauté interprétative autour des récits et des formes médiatiques auxquels il s’adosse. Dans cette perspective, l’aventure et l’exotisme ne renvoient pas seulement à un ensemble de stéréotypes reçus passivement par les lecteurs. Ils déterminent une culture commune, ciment de l’activité de plusieurs générations de lecteurs des années 1870 à la Seconde Guerre mondiale.

18Une telle relation entre les lectures enfantines et les codes partagés dans les pratiques ludiques et sociales quotidiennes pourrait expliquer plus largement l’importance du développement des clubs, des concours et de la correspondance dans la presse pour la jeunesse du XXe siècle. Dès les années 1900, dans chaque numéro des journaux populaires de Fayard ou de Tallandier, on trouve ainsi des concours reposant sur des jeux (dessins, découpages, devinettes…) avec cadeaux à la clé. De même, dans l’entre-deux-guerres, les périodiques et certaines marques de produits alimentaires proposent à leur jeune public d’adhérer à un club, avec bulletin d’informations, bandes dessinées, badges et jeux, fabriquant une forme de communauté imaginaire adossée à des fictions narratives et ludiques autour de la marque9. Il s’agit pour les éditeurs ou les industries culturelles de tirer profit d’un mécanisme naturel, chez les enfants, de conversion des imaginaires médiatiques en un vocabulaire partagé pour les activités ludiques et sociales du quotidien. Si les médias pour la jeunesse ou les industries culturelles sont si attentifs à fédérer leurs consommateurs, c’est fondamentalement parce que ces communautés interprétatives contribuent puissamment à donner une valeur culturelle collective aux objets consommés, à leurs codes et à leurs imaginaires. Mais ce qui apparaît plus largement ici, c’est la façon dont les imaginaires médiatiques contaminent la vie quotidienne, bien au-delà de l’expérience de l’œuvre, déterminant tout un ensemble d’activités. Bien sûr, cette contamination est favorisée par l’activité ludique des enfants, qui facilite la circulation des récits par les mécanismes communs du « faire semblant » (Walton, 1990), mais on peut imaginer qu’il existe d’autres moyens, pour les imaginaires médiatiques, d’irriguer nos expériences quotidiennes, y compris dans les activités des adultes.

Sociabilités médiatiques et appropriations

19Que les biens culturels aient vocation à être recomposés en culture commune est une évidence qu’on ne souligne pas assez dans les études littéraires. La sociabilité qu’engagent les productions populaires et leur circulation est sans doute sous-estimée. Elle apparaît pourtant comme un enjeu capital pour comprendre leur signification contextuelle. Elle définit également une sensibilité esthétique spécifique, engageant des pratiques situées et un imaginaire commun. C’est du reste ce qu’avait montré Janice Radway dans son étude fameuse consacrée aux communautés de lectrices de romance, dont les moments passés à commenter ensemble leurs lectures donnaient une signification particulière, prise dans le temps du quotidien, aux histoires sentimentales (Radway, 1984). Et c’est ce que montrent aujourd’hui les études sur les communautés de fans. Simplement, par rapport aux fan studies, une approche élargie des sociabilités permet d’ouvrir la réflexion par-delà les seules communautés interprétatives qui se constituent autour d’un univers de fiction (fans d’une série ou d’une œuvre), pour questionner l’usage des objets culturels comme ciment ou comme lubrifiant social, dans des communautés qui leur préexistent et qui n’en font pas le seul moteur de leurs interactions. Il est probable que Jean Bastaire et ses amis ne se vivaient pas comme des fans du Journal des voyages, même si celui-ci fonctionnait comme une référence importante de leurs imaginaires communs, au même titre que les romans d’aventures qu’ils s’échangeaient ou que certains films qu’ils avaient pu voir ensemble. En réalité, les pratiques des communautés de fans ne représentent qu’une partie mineure des significations sociales et culturelles qu’engage la circulation des imaginaires sériels, comme constituants d’autres activités : ici des jeux d’enfants, là, des pratiques rituelles d’adolescents, ailleurs (comme dans l’étude de Janice Radway), des sociabilités adultes. On peut même se demander si la concentration des études universitaires sur les fans, en valorisant une sorte d’élitisme démocratique (celui des fans militants, politisés, contre-discursifs), ne nous conduit pas à négliger certaines pratiques sociales massives, mais banales, qui constituent le réactif transformant les médias de masse en une culture collective. S’il y a un inconscient politique des fictions sérielles, comme le suggère Fredric Jameson (2012), ce n’est pas seulement au niveau de la production (qui, parce qu’elle est sérielle, manifeste les tensions qui traversent la société à une époque donnée), mais aussi au niveau de la réception, qui convertit ces récits en culture, enracinée dans l’expérience quotidienne des usagers.

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20On voit l’intérêt qu’il y a à appréhender les productions de la culture de masse dans les situations concrètes de consommation qui sont les leurs. Ici, il s’agit d’une consommation liée à une communauté enfantine, dont les pratiques (ludiques, mais aussi scolaires) déterminent largement les usages des journaux et des récits d’aventures. En retour, les enfants investissent des imaginaires médiatiques qu’ils connaissent comme un mode de représentation du monde avec ses conventions facilement adaptables, pour exprimer des préoccupations propres à leur contexte de vie spécifique (la guerre). On soulignera ainsi combien certaines pratiques créatives – dessins, productions enfantines, jeux, mais aussi, ailleurs, journalisme amateur, fanzines ou fanfictions – permettent d’appréhender des logiques de réception situées, et d’entrevoir la signification que prennent en contexte les productions médiatiques qui servent de modèle aux créations amatrices. Parmi ces significations, certaines sont propres à un petit groupe (comme ici le lien des enfants avec la guerre), d’autres laissent deviner des usages plus collectifs (comme la fonction esthétique du savoir exotique avant l’avènement de la télévision), et il importe donc de distinguer ce qui caractérise la communauté restreinte de ce qui est lié à une époque et un média. Dans cette perspective, la question de la circulation des objets culturels dans l’espace social et des significations qui résultent de cette circulation est essentielle pour saisir leur rôle concret dans la société, et la manière dont leurs imaginaires se déploient et font sens en contexte.

21Plus largement, l’ouverture que nous avons tenté d’opérer, par-delà cette étude de cas, vers d’autres pratiques créatives enfantines ou adultes, de même que les liens tissés avec d’autres traces d’une réception socialisée, visaient à montrer que s’il existe des effets singuliers liés aux spécificités de la réception (époques et médias différents, âge, sphère privée ou publique…), on peut aussi deviner des traits communs par-delà cette diversité des contextes. C’est le cas du rôle de la sociabilité dans la reconfiguration des liens entre réécriture et appropriation, ou du jeu qui s’opère, à travers la manipulation de codes conventionnels, entre imitation et singularisation. Dans cette perspective, une étude plus systématique des usages banals des objets de la culture de masse et de leur façon d’affecter, au quotidien, nos discours, nos actions et nos imaginaires permettrait sans doute de mieux comprendre leur manière d’exister culturellement, par-delà les significations programmées par les systèmes de production qui en sont à l’origine.

Letourneux, Matthieu, « Avec les singes au fond des bois », in Mathilde Lévêque, Déborah Lévy-Bertherat, Enfants sauvages, Représentations et savoirs, Paris, Hermann, 2017.