Colloques en ligne

Noé Maggetti

Variations médiatiques de la « télé-vision » autour de 1900

Media variations on ‘tele-vision’ around 1900

Projections de la « télé-vision »

1À partir des années 1880, en France comme ailleurs, on constate dans différentes sources, notamment scientifiques, le développement d’un imaginaire de la vision à distance et l’émergence de divers projets d’appareils pensés pour transmettre des images au loin par le biais des ondes lumineuses1. Ce fantasme technique trouve son origine dans plusieurs inventions contemporaines, dont le potentiel croisement est envisagé par certains scientifiques pour permettre une diffusion d’images en direct. Ces découvertes sont entre autres la photographie, en ce qu’elle permet une forme inédite de captation du réel, mais aussi le développement de la télégraphie sans fil, qui s’appuie sur la transmission par les ondes sur de très grandes distances, ou encore la naissance du réseau téléphonique, qui permet de relier des interlocuteurs ou interlocutrices dans une visée communicationnelle. À cela s’ajoute l’étude de la conductibilité du métalloïde sélénium, laissant entrevoir la possibilité d’imprimer à distance l’image lumineuse des objets (Lange, 2017, §2). Le dernier tiers du siècle est ainsi marqué par un intérêt pour ce que François Albera et Maria Tortajada nomment les « télé-dispositifs », terme désignant « un ensemble d’appareils […] qui sont définis par la transmission à distance au moyen du courant électrique ou des ondes électro-magnétiques […] couramment spécifiés à travers les notions et les concepts qui leur sont associés de simultanéité et d’immédiateté » (Albera et Tortajada, 2009, p. 36). Toutefois, malgré l’intérêt que suscitent ces perspectives et les expériences variées menées autour de 1900, aucun projet de machine de « télé-vision »2 qui permettrait à un utilisateur ou une utilisatrice de voir à distance en direct n’est véritablement concluant, bien que des dispositifs nommés « téléphote », « photophone » ou encore « tétroscope » fassent à l’époque l’objet de multiples représentations. Ces dernières sont le résultat d’extrapolations effectuées par des vulgarisateurs, des écrivains, des journalistes ou encore, dès 1895, des éditeurs de vues cinématographiques à partir des préoccupations techniques de leur temps. L’existence de telles mises en scène d’objets techniques chimériques dans des sources hétérogènes témoigne de la manière dont différents supports médiatiques produisent des variations autour d’un même concept, celui de « télé-vision », variations qui réalisent virtuellement un imaginaire technique inadvenu au niveau pratique.

2Nous allons tenter de montrer comment certaines des caractéristiques propres à chacun des supports qui accueillent ces variantes de la « télé-vision » influencent la manière dont ces dernières sont représentées. En effet, si ces appareils sont réunis sous le même concept – la vision à distance –, celui-ci connaît des inflexions en fonction des traits propres au médium qui les représente – les revues de vulgarisation, la petite presse, les romans de littérature dite « populaire » ou encore les vues cinématographiques. De fait, observer ces variations de la « télé-vision » revient en quelque sorte à explorer la grande variété des supports contribuant à l’émergence d’une véritable « culture médiatique »3 à la Belle Époque.

Variante I. La base scientifique

3Une première variante de représentation d’appareils de « télé-vision » peut se repérer dans une série de textes rattachés à la vulgarisation scientifique, genre particulièrement en vogue dans la seconde moitié du XIXe siècle et qui constitue une des premières voies d’accès aux recherches techniques contemporaines pour le grand public4.

4On trouve en effet la mention d’un projet de dispositif nommé « téléphote » dans l’ouvrage La Physique populaire, publié par Émile Desbeaux en 1891. Cette dénomination est la plus courante à l’époque pour désigner les machines qui permettraient de transmettre des images animées à distance et en direct grâce au couplage de deux postes reliés par un système électrique et équipés de plaques de sélénium. Pour décrire cet appareil, Desbeaux commence par évoquer certains de ses usages possibles :

La mystérieuse électricité, cette fée bienfaisante qui a déjà tant fait pour nous, ne pourrait-elle pas d’un coup de sa baguette magique faire apparaître à nos yeux les sites les plus lointains, les choses et les hommes des autres latitudes en même temps que le téléphone nous apporterait leur langage ? (Desbeaux, 1891, p. 2475)

5L’idée exprimée ici dans un registre faisant écho au genre du merveilleux scientifique est donc celle d’une sorte de téléphone visuel, qui permettrait de voir des personnes ou des lieux situés dans un ailleurs géographique. Toutefois, dans les textes à vocation scientifique comme celui-ci, ce sont moins les détails de ces utilisations envisageables qui intéressent le vulgarisateur que les éléments purement techniques qui rendraient possible la conception d’un tel dispositif. En croisant la description théorique de plusieurs projets d’appareils, Desbeaux décrit donc dans les pages qui suivent le fonctionnement théorique du téléphote. Ce dernier se compose d’une part d’un poste transmetteur, au sein duquel l’image d’une personne est projetée « sur un écran […] à l’aide d’un projecteur » (p. 258) puis décomposée en différents points lumineux grâce à des diapasons vibrants, de manière à « transporter à [un] point fixe […] l’éclat d’un grand nombre de points » (p. 258), éclat qui traverse une plaque de sélénium photo-sensible, dont les variations de courant permettent de fournir « une image sonore de [l’]image lumineuse » (p. 258). Pour recevoir les ondes de sélénium transmises grâce à l’électricité, l’appareil comprend également un poste récepteur, qui capte les rayons lumineux à l’aide d’autres diapasons munis de miroirs, reproduisant sur un écran via un système de lentilles « une forme nette et complète de l’image qu’il s’agissait de transmettre » (p. 259).

6Au niveau rhétorique, le texte de Desbeaux se caractérise avant tout par une forte présence de concepts et de termes scientifiques visant à décrire les processus à l’œuvre dans les moindres détails, de la nature des composants de l’appareil aux phénomènes physiques qu’il serait nécessaire de provoquer pour transmettre des images. Toutefois, le scientifique n’oublie pas son rôle de vulgarisateur, et se sert de différents procédés pour faire comprendre à son lecteur le fonctionnement du dispositif. Il use notamment de parallèles imagés pour expliciter l’utilité du téléphote, en parlant entre autres de « téléphone à lumière. » (p. 183). Ailleurs, il affirme aussi qu’« il est nécessaire d’examiner […] avec attention les moyens grâce auxquels le génie humain a su accroître en de si larges limites le pouvoir de l’œil » (p. 183) pour comprendre les enjeux propres au téléphote. Dans cette perspective sont cités le télescope, servant à « révéler les secrets de ces Mondes lointains dont l’astronomie a fait son domaine » (p. 183), et le microscope, pour donner à voir « les choses que leur extrême petitesse nous cache » (p. 183). On voit ainsi que la machine s’inscrit dans un réseau de dispositifs parents dont elle s’inspire et avec lesquels elle dialogue, mobilisés par le vulgarisateur pour se faire comprendre de son lectorat. Dans une perspective similaire, la description textuelle de l’appareil est complétée par différents schémas et illustrations, montrant notamment les deux postes composant le dispositif et un de ses usages fantasmés, soit la transmission en direct du visage d’une interlocutrice (Fig. 1). Ce trait pousse Alain Boillat à affirmer que « [l]a façon dont Desbeaux considère l’image projetée est indubitablement informée par le paradigme communicationnel » (Boillat, 2009, p. 80), ce qui confirme le rapprochement que le vulgarisateur fait entre son téléphote et le téléphone, que ses lecteurs et lectrices connaissent bien.

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Fig. 1 : Desbeaux, 1891, p. 260. © Gallica

7Ainsi, cette première variante de « télé-vision », diffusée dans une revue de vulgarisation scientifique, est largement tributaire de plusieurs procédés rhétoriques et stylistiques typiques de cette pratique : la description technique, la mise en relation avec des appareils connus pour faciliter la compréhension du public, ou encore la coprésence d’un matériau textuel et d’illustrations diverses. Même si le téléphote décrit par Desbeaux n’existe pas au niveau matériel, il se voit pleinement intégré dans le dispositif discursif de la vulgarisation et doté dans cette source d’un statut comparable à celui de machines bel et bien opérationnelles au moment de sa publication.

Variante II. Les discours de la presse

8Autour de 1900, les revues à visée scientifique ne sont pas les seules publications périodiques qui proposent des variantes du concept de « télé-vision ». L’idée est également présentée dans les pages d’autres supports médiatiques alors en pleine expansion, notamment la presse, quotidienne comme hebdomadaire, écrite comme illustrée. Celle-ci produit ses propres représentations de dispositifs de ce type, moins basées sur l’analyse de leur fonctionnement technique que sur la projection6 de leurs usages.

9Les exemples sont légion, et des appareils de « télé-vision » apparaissent sous la plume de nombreux chroniqueurs et journalistes, notamment Anatole France qui porte dans une chronique qu’il publie en 1890 un regard désabusé sur le projet de téléphote de Desbeaux :

Il faut convenir que ce sera une grande douceur pour les amants de se voir et de s’entendre. Mais l’absence restera toujours le pire des maux, et peut-être que les femmes ne seront pas jolies dans le téléphote. Ces prodigieuses inventions étonnent d’abord, amusent et ravissent ; mais on s’y accoutume avec une désolante facilité, et ces miracles qui devaient changer le monde, en définitive rendent la vie plus facile sans la rendre plus heureuse. (France, 1890, p. 818-819)

10Le téléphote sert ainsi de prétexte à l’écrivain pour proposer une critique des innovations technologiques, tout en reprenant « un thème classique – celui d’une ‘‘grande douceur’’ pour les deux amants absents, pouvant désormais se voir à distance » (Lange, 2023, § 3), pour le dire avec l’historien des médias André Lange. Dans la même veine, on trouve un texte signé Henri d’Apremont, publié en première page de La Semaine mondaine le 12 octobre 1887, qui évoque quant à lui un appareil nommé « photophone »7 :

Après la téléphonie, la photophonie, c’est-à-dire la télescopie électrique.

Ne vous effrayez pas, je n’entrerai dans aucun détail de description technique, qu’il vous suffise de savoir que des physiciens ont démontré victorieusement la possibilité de la transmission par voie électrique d’une image quelconque !

Le problème de la vision à grande distance étant résolu – et ce ne sera pas long – il se passera des jolies choses. (D’Apremont, 1887, p. 1)

11Ici, contrairement à Desbeaux, qui met l’accent sur l’explication du fonctionnement de l’appareil, le chroniqueur explicite sa volonté d’élider la dimension technique, car il craint d’ennuyer un public en quête de divertissement. C’est donc avant tout sur les « jolies choses » annoncées en fin de paragraphe qu’il choisit de se concentrer, soit les usages possibles de la vision à distance, présentés sous la forme de différents micro-récits hypothétiques :

Plus moyen pour les nouveaux mariés de s’isoler et de savourer le bonheur loin des yeux jaloux et des regards indiscrets, ils seront exposés à chaque instant aux observations électriques d’une belle-mère grincheuse, qu’on entendra tout à coup s’écrier, grâce au téléphone et au photophone réunis : « Oh ! par pitié, mon gendre, ménagez Isabelle ! » Et Isabelle n’aura pas la possibilité d’en dire autant à sa mère. (idem)

12Bien que la situation décrite ici implique un appareil imaginaire, le « photophone », celui-ci est mis au service de certains des sujets de prédilection de la presse populaire de l’époque, comme les déboires matrimoniaux. Il n’est donc pas surprenant que plus loin, la question de l’adultère soit également mise à l’honneur :

Le photophone sera la mort des bains de mer. Allez donc pendre votre bain, vous promener, rêver sur le sable, lorsqu’à chaque instant votre époux, que vous aviez prudemment laissé en Avignon, pourra surveiller vos moindre faits et gestes.

Adieu aussi les parties de chasse qui servaient si facilement de prétexte à des parties fines.

« Mon gros loulou, dira Mme à son tendre époux, je t’ai ménagé une surprise pour le jour de ta fête ; j’ai fait installer un photophone entre ma chambre à coucher et la chasse que tu viens de louer ; de sorte que je ne perdrai rien de tes exploits cynégétiques et je serai toujours près de toi autrement que par la pensée ! »

Tête de l’époux, qui n’a loué une chasse que pour aller plus tranquillement faire l’école buissonnière ! (idem)

13La variante de la vision à distance présentée ici par d’Apremont emprunte un ton typique de la chronique de la petite presse du XIXe siècle, à la fois ancré dans l’actualité et teinté d’un recul amusé sur ce qui est décrit, prenant son lecteur à parti et jouant sur une certaine connivence avec celui-ci.

14Dans un registre similaire, on trouve ponctuellement dans les journaux illustrés des dessins qui proposent eux aussi une interprétation pour le moins divertissante du concept de vision à distance. En effet, les variantes journalistiques de la « télé-vision » se manifestent dans les différents modes d’expression qu’accueille la presse, soit le texte, comme nous l’avons vu, mais aussi l’image, et notamment l’illustration. Ainsi, dans l’hebdomadaire illustré Le Rire du 25 décembre 1909, on observe un dessin satirique signé « M.R. » impliquant un téléphote (Fig. 2).

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Fig. 2 : M.R. », 1909, p. 10. © Gallica

15On y voit une femme couchée dans un lit avec son amant, qui manifeste sa crainte que son mari les surprenne via la « sale visibilité par le téléphone » permise par le téléphote, appareil qui donne son titre au dessin. On remarque donc que certains des thèmes favoris de la petite presse, notamment l’adultère, exercent une influence sur ce qui est mis en avant dans l’idée de vision à distance dans les publications périodiques autour de 1900. Les machines présentées dans ces deux sources sont ainsi investies d’un imaginaire préexistant, propre au dispositif éditorial qui les accueille. Ce dernier semble ainsi déterminer les usages qui leur sont associés – en l’occurrence, la surveillance au sein du couple adultère, mise en scène dans des micro-récits à vocation comique.

Variante III. Moteur narratif, marqueur générique

16Outre les chroniques ou les caricatures, la presse périodique accueille des romans, généralement diffusés sous forme de feuilletons avant de se voir édités en volumes. De fait, certains d'entre eux sont aussi le lieu d’émergence de variations de la « télé-vision », qui leur servent souvent d’éléments de décor, voire de véritables moteurs narratifs. Un exemple largement commenté est celui du « téléphonoscope », un appareil permettant de communiquer et de diffuser des représentations théâtrales à distance imaginé par le romancier et caricaturiste Albert Robida dans son roman Le Vingtième Siècle (1883), mettant en scène une société parisienne future truffée d’innovations techniques8. Il existe toutefois des machines analogues dans des œuvres plus éloignées du genre de l’anticipation. C’est notamment le cas dans une série de romans d’aventures de Paul d’Ivoi intitulée « Voyages excentriques », rédigée entre 1894 et 1915 dans une logique d’imitation des « Voyages extraordinaires » de Jules Verne. Les récits de d’Ivoi sont très inspirés par les recherches scientifiques de son temps, et sont parsemés de dispositifs de vision et d’audition plus ou moins fantaisistes9. Parmi ceux-ci, on trouve une machine permettant de voir loin en direct grâce aux ondes hertziennes nommée téléphote, décrite comme suit par un personnage dans le roman Le Maître du Drapeau Bleu (1906) :

– Je dis téléphote, appareil qui reproduit les images à distance, comme le téléphone apporte la voix… Le sans-fil assure le fonctionnement de ces appareils aussi bien, sinon mieux que les conducteurs ordinaires […].

Il dit le fonctionnement du téléphote et du téléphone, ces deux instruments frères, agissant identiquement pour les ondes sonores et les ondes visuelles. Il se livra à un véritable cours de physique, démontrant que lumière, chaleur, son, électricité, etc., etc., sont des effets multiples d’une cause unique, la vibration. (D’Ivoi, 1906, p. 444-445)

17Au niveau matériel, l’appareil en question est composé d’un écran supposé capter les ondes hertziennes émises par les objets situés loin de lui, d’un tableau de commande et d’un système proche du téléphone permettant d’écouter et de parler. Il est représenté textuellement, mais aussi par le biais de plusieurs illustrations, notamment sous la plume de Louis Bombled dans Le Docteur Mystère (1900) (Fig 3).

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Fig. 3 : Louis Bombled, « Le tableau téléphotique », dans d’Ivoi, 1900, p. 127. © Gallica

18Chez d’Ivoi, l’usage de cette machine est bien souvent essentiel à l’avancée du récit. Par exemple, dans Miss Mousqueterr (1907), les différents héros et héroïnes se voient séparés par une série d’événements rocambolesques au cours de leur lutte contre une mystérieuse société secrète asiatique. Il en résulte que deux personnages sont faits prisonniers dans une caverne, et qu’en parallèle, leurs comparses traversent les montagnes d’Asie à leur recherche. Heureusement, la grotte dans laquelle les deux protagonistes sont retenus est équipée d’un poste de téléphote qui leur permet à plusieurs reprises de communiquer avec leurs amis pour coordonner leurs actions et se donner des informations. Ainsi, l’objet technique de vision à distance devient une sorte de machine narrative, qui permet au narrateur de relier entre elles des « mésaventures » isolées dont l’accumulation constitue l’« Aventure », soit le récit global du roman d’aventures, pour reprendre la distinction établie par Matthieu Letourneux dans son ouvrage consacré à ce genre (Letourneux, 2010, p. 44). Au-delà de la place qu’occupe ce dispositif dans la structure de certains récits de d’Ivoi, il semble également jouer un rôle central pour susciter le sentiment de dépaysement, thème constitutif du roman d’aventures selon Letourneux. Ce dépaysement

ne se résume pas aux effets de couleur locale et à une volonté de satisfaire le goût du lecteur pour l’extraordinaire, il inscrit le récit dans un écart systématique avec le quotidien : non seulement le décor est inaccoutumé, mais les personnages sont excentriques ou exceptionnels, les événements qui se produisent pour le moins inhabituels ; quant à la caractérisation et au style, ils affectionnent volontiers les effets baroques et les effets de grandissement. (ibid., p. 20)

19Cette notion doit donc être entendue au sens le plus large possible : « [le dépaysement] n’est pas un simple décor du genre, mais entretient une relation dialogique avec la mésaventure à laquelle il laisse la préséance » (ibid., p. 77). Autrement dit, la structure du récit, articulée en mésaventures, n’est rendue possible que par le fait de placer des protagonistes dans un cadre qui constitue un changement par rapport aux habitudes du lectorat. Or, un dispositif comme le téléphote participe d’un double dépaysement dans les romans de d’Ivoi : géographique, d’une part, en ce qu’il permet à des personnages de déplacer leur regard vers des paysages lointains, et technique, d’autre part, car il s’agit d’un appareil imaginaire extrapolé à partir de recherches scientifiques contemporaines.

20Il semble ainsi que Paul d’Ivoi adapte sa réalisation fictionnelle de l’idée de « télé-vision » aux codes génériques du genre littéraire dans lequel il s’inscrit. Il en crée de fait une variante inédite pour faire du téléphote un élément-clé de la construction de son intrigue, renforçant de surcroît un des traits thématiques propres au roman d’aventures.

Variante IV. La « télé-vision » au cinéma

21Si la vision à distance peut se mettre au service d’un récit, elle se trouve parfois aussi au centre d’un gag. À ce titre, évoquons une quatrième et dernière variation médiatique de l’idée de « télé-vision » observable à la Belle Époque, présentée dans Photographie électrique à distance (1908), une vue cinématographique de Georges Méliès qui se sert de cette idée comme ressort comique. Ce film à truc d’une durée de 6 minutes se déroule dans l’atelier d’un scientifique où est placé un étrange dispositif composé d’une sorte de moteur électrique, visible au premier plan, d’un levier d’activation, situé au deuxième plan, et d’un ensemble de rouages et de tubes placé au troisième plan (Fig. 4).

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Fig. 4 : Photographie électrique à distance (capture d’écran).

22Autour de ce dispositif se trouvent un savant et ses assistants, qui accueillent un couple à l’allure bourgeoise venu assister à une démonstration du fonctionnement de cette installation. Tout d’abord, le scientifique tend devant les rouages du dernier plan un écran noir, et pose à côté du levier d’activation un tableau représentant les Trois Grâces, avant de mettre en marche le mécanisme. La représentation picturale se voit alors agrandie et transmise en direct sur l’écran, puis les trois femmes se mettent en mouvement. C’est ensuite une jeune femme qui se prête à l’exercice en prenant la pose devant l’objectif avant de voir la reproduction de son image s’animer. Enfin, le couple bourgeois accepte de se faire photographier par l’appareil. Lorsque les époux se placent successivement sur la chaise, devant le mécanisme captant l’image pour la diffuser, la machine leur joue une série de mauvais tours. Dans un premier temps, le visage de la femme apparaît en grand format sur l’écran et grimace de façon incontrôlée (Fig. 5). Dans un second temps, l’homme se prête à l’exercice, et la reproduction de son faciès prend d’entrée de jeu une apparence simiesque et caricaturale, tout en se mouvant de manière indépendante (Fig. 6). Le protagoniste se met alors dans une colère noire, tente de saccager le laboratoire, mais se fait électrocuter par l’appareil photographique qu’il souhaite détruire.

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Fig. 5 : Photographie électrique à distance (capture d’écran).

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Fig. 6 : Photographie électrique à distance (capture d’écran).

23Ces différents moments révèlent que le télé-dispositif mis en scène par Méliès ne se contente pas de prendre une photographie à distance, mais confère des mouvements nouveaux à l’image des êtres qu’il capture, tout en dévoilant et en exacerbant leurs défauts. Si le fonctionnement technique de l’appareil demeure relativement obscur – on comprend qu’il fonctionne par électricité et qu’il se compose de plusieurs postes distincts servant à capter et à restituer l’image en l’agrandissant –, c’est véritablement pour ses effets comiques qu’il intéresse Méliès. Comme le suggère Alain Boillat, « [e]n dépit de son titre qui semble faire porter l’intérêt sur la transmission (et cela d’autant plus dans sa version anglaise, qui comporte le qualification « wireless » associé à la radiophonie), le film de Méliès met l’accent sur l’imperfection de la reproduction du poste récepteur, qui constitue une sorte d’appareil à trucs » (Boillat, art. cit, p. 82). Plus encore, tout se passe comme si cette « photographie à distance » était plutôt pensée par Méliès comme une forme de mise en abyme du dispositif cinématographique, dans la mesure où la machine semble d’une part avoir comme faculté de mettre en mouvement des images fixes, comme en témoigne l’animation des Trois Grâces dans la première partie de la vue, et d’autre part justifier au niveau narratif un effet comique très courant dans le cinéma des premiers temps, et à plus forte raison dans les productions de la Star Film de Méliès : l’illusion du grossissement d’une tête, obtenue par la réimpression de la pellicule, un truc déjà mis en œuvre par Méliès lui-même en 1901 dans L’Homme à la tête en caoutchouc, où le protagoniste fait gonfler un double de sa propre tête à l’aide d’une pompe.

24Ainsi, la variation de la « télé-vision » proposée ici sert en premier lieu de support à un effet comique préexistant et lui donne une justification narrative, tout en proposant une forme de mise en abyme du dispositif du cinématographe, en rendant explicite dans le récit la mise en mouvement d’images fixes que permet ce dernier.

Variations techniques, variations médiatiques

25Nous l’avons dit en introduction, la vision à distance par l’électricité n’est pas une réalité technique à la Belle Époque, malgré l’engouement que cette problématique suscite chez les contemporains. Pourtant, sa non-existence concrète en fait le terrain privilégié pour la production de variations autour de ce concept. Pour le dire autrement, l’idée de « télé-vision » constitue une toile vierge sur laquelle vulgarisateurs, journalistes, caricaturistes, auteurs et opérateurs de cinématographe ont peint en parallèle plusieurs machines et usages possibles en s’appuyant sur les procédés propres au médium qui est le leur. Il semble en effet que ces acteurs se soient avant tout approprié cette idée technique pour la modeler en fonction de caractéristiques formelles, stylistiques, génériques ou thématiques préexistantes, définies par le support médiatique dans le cadre duquel ils s’expriment : revue de vulgarisation, chronique dans la presse, dessin satirique dans un journal hebdomadaire, roman d’aventures publié en feuilleton ou encore vue cinématographique. La « télé-vision » a ainsi connu une série de variantes autour de 1900, variantes dépendant des spécificités du dispositif qui l’a accueillie, plus que d’une quelconque réalité technique ou institutionnelle. C’est pourquoi étudier de telles variations d’objets techniques imaginaires implique avant tout de se pencher sur les caractéristiques des supports médiatiques bien réels qui leur ont permis de voir le jour.