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Agnès Guiderdoni

« M’estant donc accommodé aux meurs et humeurs de ce temps… » : l’accommodation de la philosophie scolastique au xviie siècle en France.

"M’estant donc accommodé aux meurs et humeurs de ce temps…" : the accommodation of scholastic philosophy in 17th century France

1S’il est au xviie siècle un champ du savoir décrié, par certains, car n’étant soi-disant pas « de ce siècle », c’est bien la philosophie scolastique, considérée comme dépassée et archaïque pour ses détracteurs. Il suffira de se rappeler les propos du Président dans le Parallèle des anciens et des modernes de Perrault, qui représente à l’Abbé – qui approuve – l’incompatibilité de l’éloquence avec la scolastique et la logique enseignée dans les collèges (Perrault, 1690, p. 80-81). Cette philosophie n’a cependant pas eu que des détracteurs, loin s’en faut. En effet, non seulement l’enseignement universitaire en était encore à peu près entièrement constitué, mais elle a même connu un âge d’or au xviie siècle précisément1. Cette diffusion large de la scolastique n’est pas restée cantonnée au monde universitaire et scientifique. Il existe un corpus important d’ouvrages publiés en français dès la deuxième moitié du xvie siècle et au moins jusqu’au début du xviiie siècle, qui diffuse la matière traditionnelle de la philosophie scolastique – à savoir la logique, la physique, l’éthique et la métaphysique – à destination d’un autre public. Ces ouvrages ne sont pas à proprement parler des traductions des manuels ou des cours en latin mais plutôt des translations2 qui font exister et font vivre cette matière philosophique dans un autre lieu social. Je voudrais examiner ici les modalités de cette opération de translation des modes de penser et des manières de dire propres à la scolastique dans un corpus de textes plus mondains, en français, c’est‑à‑dire à la fois dans une langue qui n’est pas la langue « maternelle » de la philosophie scolastique, et dans une forme discursive qui est étrangère et en partie extérieure à la scolastique, et qui rompt ainsi avec l’ordre du discours scolastique, avec sa forme3, ainsi que (et peut‑être surtout) avec le public cible initial.

2On observe ainsi divers processus d’accommodation de l’écriture scolastique et des prises de position quant à cette accommodation, qui tendent à assigner des formes discursives en latin et en français à une époque et à un mode de penser. Pour ce faire, j’envisagerai ces questions dans un corpus restreint mais représentatif de préfaces de ces livres de scolastique, qui s’étend de 1600 à 1675. Ce corpus s’ouvre avec l’œuvre philosophique de Scipion Dupleix (Dupleix, 1620)4, contemporaine du cours de Théophraste Bouju (Bouju, 1614)5. Plusieurs ouvrages similaires paraissent dans la décennie 1640, en particulier un « abrégé » de philosophie de Léonard de Marandé (Marandé, 1642)6, un philosophe français de René de Ceriziers7 et une Philosophie en tables de Louis de Lesclaches8. Enfin, on terminera avec le cours mondain à destination des dames de René Barry9. J’inclus également dans ce corpus en français le premier volume des Peintures morales de Pierre Le Moyne, paru en 1640 (Le Moyne, 1640). Les Peintures morales ne sont pas tout à fait comparables aux ouvrages précédents car il ne s’agit pas à proprement parler d’un manuel de philosophie scolastique. Mais c’est précisément pour cette raison que je le retiens car il présente, on le verra, un exemple d’accommodation originale.

3Dans l’ensemble de ce corpus, on peut voir, concentrés, les enjeux poétiques et les débats littéraires qui traversent le siècle, mais également la tension ou l’équilibre fragile dans le geste qui consiste à revendiquer et transmettre un héritage jugé à la fois dépassé et indépassable. C’est une querelle des Anciens et des Modernes qui s’est déplacée sur le terrain de la circulation des savoirs entre monde savant (universitaire) et monde lettré, entre professeurs d’universités (et de collèges) et honnêtes gens. Dans cette perspective, je tenterai de répondre à la question suivante : quelle philosophie scolastique dans quelle langue et pour quel public ?

Pourquoi accommoder les textes de scolastique ?

4Les auteurs s’efforcent tout d’abord de justifier leur démarche de « translation » ou d’accommodation. On peut repérer quatre types d’arguments, qui ne sont pas d’égale importance. Premièrement, ces ouvrages peuvent servir à l’édification morale et religieuse du lecteur. C’est l’argument avancé de manière très marquée par Ceriziers dans son avant-propos, ainsi que par Le Moyne à la fin de son avertissement au lecteur : « Mon intention est d’instruire en divertissant, et de faire des leçons de vertu, un peu moins sèches et moins austères que celles qui nous sont faites dans les livres de dévotion » (Le Moyne, 1640, « Avertissement nécessaire à l’instruction du Lecteur », n.p.).

5Il peut s’agir deuxièmement d’un projet politique. Ceci apparaît principalement dans la dédicace que Bouju adresse à Louis XIII et à la régente, Marie de Médicis. Selon Bouju, son ouvrage est à destination de la noblesse afin de la rendre plus obéissante et qu’elle serve mieux le roi10. Bouju insiste sur la vertu, toute aristotélicienne, de prudence à laquelle son livre veut éduquer, qui est la base d’un état en paix :

Il leur sera [à la Noblesse Française] plus honorable aussi de s’occuper en l’exercice des vertus, & de s’entretenir de la Philosophie, lorsqu’ils ont du loisir, que des vanitez ordinaires, où Dieu est offensé, & l’aage consommé en vain. […] En somme, la philosophie est necessaire en un Estat, pour le conserver sans troubles. » (Bouju, 1614, n.p.)

6Il utilise une image qui sera reprise régulièrement par d’autres, et pas seulement pour Aristote : « Voicy Aristote fait François, qui se présente à vos Majestez pour estre de vos subjects. » (Bouju, 1614, n.p.)

7Troisièmement, il s’agit d’illustrer la langue française et, partant, la nation française. C’est certainement l’argument auquel on pense le plus facilement, et qui est le plus commun, mais qui pourtant ne se présente pas exactement de la même façon et avec la même attention au fur et à mesure qu’on avance dans le siècle. Les ouvrages du début du siècle, à commencer par ceux de Scipion Dupleix, reprennent une réflexion propre à la deuxième moitié du xvie siècle quant aux capacités philosophiques du français en comparaison du latin. Violaine Giacomotto‑Charra a consacré récemment une longue étude à la Physique en français au xvie siècle, dans laquelle elle examine de manière approfondie l’œuvre de Dupleix. Elle y montre comment les arguments avancés par Dupleix diffèrent de ceux par exemple de Du Bellay et atteste une certaine « modernité » de Dupleix (Giacomotto‑Charra, 2020, p. 437‑476).

8Ce dernier développe ces idées dès l’épitre dédicatoire et dans la Préface de sa Logique (Dupleix, 1600). Les pièces encomiastiques en portent également le témoignage, à commencer par l’épigramme latine d’Antoine de Cous, un de ses condisciples et amis du Collège de Guyenne, auquel s’adressera d’ailleurs la dédicace de sa Physique en 1620 :

Que celui qui le voudra préfère – à tort – l’Antiquité à notre époque :
Cet âge-ci a l’esprit plus aiguisé. 
Jadis, les Anciens ont enseigné la logique avec des détours,
Le noyau de l’art était couvert d’écorces. 
Maintenant, Dupleix la rend facile, il lui fait parler notre langue nationale,
et il en est digne d’un double honneur. 
La patrie lui doit davantage qu’aux Anciens, 
Car il lui donne des richesses que l’ancien temps lui a refusées. (Dupleix, 1600, n.p.)11

9Il en est de même du huitain en français de Nicolas le Sage :

Si tu as enrichi nostre langue Françoise
(Qui ne resonnoit rien qu’Amour, ses feus, ses dards)
D’artificieux mots & mesme des bons arts
Surmontant la Latine, égalant la Gregeoise :
C’est monstrer qu’un Gascon a sceu en François rendre
La science estrangere en cet œuvre parfait :
Ce qu’encore jamais nul François n’avoit fait,
N’avoit encore fait ni osé entreprendre. (Dupleix, 1600, n.p.)

10Le quatrième type d’argument est lié au précédent. Il s’agit de fournir une instruction éclairée aux honnêtes gens (Marandé), aux mondains et aux « délicats » afin de pouvoir briller en société ou du moins ne pas être ridicule (Bary et Le Moyne), et enfin aux femmes (Bary, Ceriziers, et Lesclache).

11Pour Dupleix, il en va même d’un devoir moral à instruire les autres hommes et en particulier à faire bénéficier ses compatriotes de ses connaissances, à leur permettre un accès facile à des connaissances ardues qu’on détient et qu’on sait « vulgariser » ; il reproche ainsi leur obscurité aux poètes grecs et aux druides, « imitant les Egyptiens », reproche qui vise ainsi toute la tradition de la prisca theologia et de l’allégorisme (Préface 2r°-v°). Dans son Abrégé curieux et familier de toute la philosophie, Léonard de Marandé opère une sorte d’inversion de valeur sur ce sujet, en présentant son ouvrage comme une « Clef des philosophes ou l’explication des termes en forme d’abrégé sur toutes les parties de la Philosophie, Logique, Morale, Physique, Metaphysique & les principales matieres du Theologien françois », accompagné d’un frontispice où le philosophe est un nouvel Œdipe (Sic vincit Œdipe) face au Sphynx, détenant une clé et éclairant d’un flambeau (raison et vocabulaire) les ténèbres de l’ignorance (fig. 1). On est tenté d’y voir un appel à faire primer une raison que l’on pourrait qualifier de « moderne » qui rejette le style scolastique latin hérité du Moyen Âge, indifféremment dans un passé archaïque et dans un passé magique, les deux étant désormais passés de mode. C’est là une manière pour Marandé de faire entrer la philosophie qu’il défend et transmet dans cette modernité. Ce rejet de tout langage allégorique peut être rapproché de celui que l’on voit émerger dans les textes scientifiques qui dénoncent les manières de parler des « faux scientifiques », auxquelles on ne comprend rien, et qui ne révèlent ainsi que leur ignorance (Rossi, 2004, p. 44). Il s’agit bien ici d’être de son siècle, c’est même l’enjeu principal, comme l’exprime avec concision Scipion Dupleix dans son épître dédicatoire : « M’estant donc accommodé aux meurs & humeurs de ce temps […] » (n.p.). L’objectif poursuivi par tous est de dégager la vérité et la connaissance des embarras, du fatras pourrait-on dire, du discours scolastique ancien. Il faut ne plus « sentir » l’Ecole, car c’est en ces termes péjoratifs qu’ils en parlent, ce qui n’est pas sans paradoxe, et pour ce faire, ils travaillent sur deux fronts : d’une part sur les arguments et d’autre part, sur le style.

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Fig. 1. Frontispice de Léonard de Marandé, La Clef des Philosophes ou Abrégé curieux et familier de toute la philosophie…, Paris, 1642.

Le travail sur les arguments

12L’exemple de Louis de Lesclache est particulièrement intéressant. L’imprimeur présente ce traité conçu « par tables » dans un « avis » rédigé après la mort de l’auteur, se voulant être son porte-parole fidèle. Il y expose l’intention de Louis de Lesclache, qui a voulu donner une philosophie scolastique à l’usage des honnêtes gens et des femmes. Mais surtout, il insiste à plusieurs reprises sur le travail spécifique fourni sur ce qu’on pourrait appeler le lissage des arguments :

[…] parmy ces pieces vous en trouvez quelques-unes qui semblent n’appartenir ni à la Logique ni à la Rhétorique, ni aux autres parties de la Philosophie : comme celles qui regardent en general la manière d’estudier , & celles d’enseigner ; & les vices d’esprit que l’on contracte ordinairement dans les Escholes ; Les principales rencontres où il faut se taire, soit pour finir la dispute commencée, soit pour n’y pas entrer : La manière de contredire quand il est à propos : Les termes de mépris ordinairement dans les disputes, les moyens de s’en abstenir. L’air ascendant, & l’air passionné, &c. (Lesclache, 1648‑1650. p. iv)

13Cette scolastique prend des allures de manuel de conduite dans la conversation, et de bienséance. Il précise plus loin qu’il s’agit « de polir les esprits de ses Auditeurs dont il avait autant de soin que de les rendre sçavants ». On notera l’emploi du substantif « auditeurs » et non de « lecteurs » pour désigner les destinataires, ce qui renvoie certainement au contexte de l’école de grammaire et de philosophie que Louis de Lesclache a fondée à Paris, à destination d’un public mondain, notamment féminin (Foisneau, 2015, p. 1052) mais ne laisse pas de suggérer également la conversation mondaine dans laquelle il convient de respecter ces bienséances.

14L’imprimeur poursuit en expliquant les raisons de ces ajouts :

Première, l’on a trouvé qu’elles estoient du ressort de la Philosophie puisqu’elles servent à la conduite du jugement, & qu’elles servent d’Antidote au Pédantisme, à l’Esprit de Chicane, & aux autres vices qu’on remporte ordinairement de l’Eschole. (Idem.)

15Plus loin, dans le « Traité de la Méthode » qui donne les instructions sur la manière de lire les tables, ce point revient incessamment : il s’agit de supprimer les « subtilités », entendus en un sens péjoratif, ou les « chicanes » mais dans le même temps cela revient à supprimer la dimension « contentieuse » de la scolastique, qui est cependant une de ses caractéristiques principales12. C’est un point également souligné par René Bary, quand il explique à son lecteur : « Je hay l’Ergotisme, ce qui sent l’air de l’Escole m’est de mauvaise odeur ; l’esprit de contradiction est mon antipode […]. » (Barry, 1660, p. 4).

Le travail sur le style

16Dans le même temps, ils louent tous cette scolastique comme seule méthode pour atteindre la vérité : il leur faut tenir un équilibre subtil pour justifier leur démarche, entre la révision nécessaire d’un style démodé et archaïque, et l’actualité toujours pertinente de ce cadre conceptuel et argumentatif, comme l’expose bien René Bary :

Comme les mots de l’Art sont invariables, je me suis servy des rudesses de l’Escole ; mais j’ay tasché de joindre l’agreable à l’utile, le populaire à l’épineux, le clair à l’obscur, & de faire d’une matiere laborieuse & dégoutante un sujet facile & divertissant. (Barry, 1660, p. 15)

17C’est sur ce point que certaines métaphores sont mobilisées d’une préface à l’autre, afin de rendre compte du travail réalisé par ces « translateurs », par ces « passeurs ». Chez Théophraste Bouju, il est question en quelque sorte de culture, voire d’agriculture :

Je n’entreprens de traicter que des principaux poincts, & le solide de tout ce qui peut le plus servir à la félicité active & à la contemplative, sans m’arrester aux curiositez qui approchent de l’inutilité, & obscurcissent les choses utiles & necessaires : comme les mauvaises herbes qui estouffent les bleds, & n’essaye que de rendre la connoissance de la Philosophie, & de ce qu’on peut sçavoir, & ne sçavoir pas, plus facile et plus breve qu’elle n’a esté jusqu’à ce temps, sans retrancher rien du bon ny du solide ; j’en arrache seulement les espines, & oste les pierres du chemin : & fends les rochers pour faire voye, afin qu’on puisse monter aisément au sommet de la Sapience. (Bouju, 1614, p. 23)

18Celui qui développe le plus amplement ce type de métaphores est certainement Pierre Le Moyne, dans son « Avertissement necessaire à l’instruction du lecteur », véritable plaidoyer pour une accommodation honnête, c’est-à-dire « littéraire », de la scolastique, et qui en donne par là même le mode de construction et d’emploi complet. Le jésuite commence par déclarer son amour de la scolastique en des termes sans ambiguïtés : les vérités naturelles et morales qu’il présente sont

fondées sur les Principes des Sciences, et rangées selon la Méthode qu’Aristote a laissée aux Scolastiques, qui sont à mon gré les plus justes & les plus reglez de tous les Ecrivains. J’avouë que je suis amoureux de cette belle Methode, & qu’elle me ravit partout où je la treuve […]. » (Le Moyne, 1640, n.p.)

19Étant ainsi totalement acquis à cette philosophie, et s’étant déclaré tel, Le Moyne est certainement plus à l’aise pour exposer avec force détails comment il a procédé à son accommodation :

Or quoy que j’aye mis en cet Ouvrage, outre la Methode des Scolastiques, une grande quantité de materiaux rares & precieux que j’aye tirez de l’Escole ; je ne les expose pas pourtant avecque les rudesses & les tasches de naissance, & tant qu’il m’a esté possible, je leur ay osté tout ce qui pouvoit offenser les Delicats, à qui les richesses grossieres & mal propres ne sont pas agréables. Certainement aussi un Diamant brute n’a point de lustre : l’Or & l’Argent n’ont que la moitié de leur prix, avant que le Feu les ait purifiez : & c’est la main du Sculpteur qui donne de la recommandation au Marbre. L’Escole quoy que puissent dire les Ignorans, est le vray Pays des bonnes choses : il y a des Mines, & des Carrieres de toute sorte de materiaux : & il est impossible que ceux qui n’y ont point de commerce, bastissent solidement, ny qu’ils facent rien de beau ny de magnifique. Il faut avoüer pourtant, que ces riches matieres ne viennent pas de là avecque toutes les justesses, & tous les ornemens dont elles sont capables ; elles ont leur crasse, leurs inegalitez, & leurs rudesses, aussi bien que celles qui se font dans le sein de la Terre : & il faut que l’Art travaille avecque beaucoup de soin, pour leur oster ces defauts, & leur donner de plus agreables formes. Le Marbre se fait bien dans la Carriere, mais la Statuë veut estre faites dans la Boutique du Sculpteur ; & les bonnes choses de l’Escole, ne peuvent devenir belles qu’entre les mains de l’Eloquence. » (Ibid., n.p.)

20Cette dernière affirmation, très forte, n’est ni isolée ni propre à Le Moyne. Outre l’importance que l’on sait de l’éloquence pour les auteurs français au xviie siècle, François Thomas rappelle, dans l’Histoire des traductions en langue française xviie et xviiie siècle, qu’émerge au xviie siècle un même lectorat pour les romans et les œuvres philosophiques, un lectorat pour lequel les auteurs recherchent éloquence et clarté (Chevrel, Cointre et Tran-Gervat (dir.) 2014, p. 525). L’éloquence en philosophie est ainsi devenue une qualité : Descartes est ainsi jugé « le plus éloquent philosophe des derniers temps » par Chapelain, dans une lettre à Guez de Balzac en 1637 (Cavaillé, 1994, p. 349-367). Descartes lui-même appelle à plus de clarté, d’éloquence et de grâce pour le lecteur qui n’est pas et ne prétend pas devenir philosophe. Il prône une philosophie accessible aux « curieux qui ne sont pas doctes » dans sa correspondance en 1639 (Chevrel, Cointre et Tran-Gervat (dir.) 2014, p. 525). La mise en français de la philosophie par la traduction est ainsi, dans la même idée, un enjeu essentiel. C’est ce que dit l’hélleniste André Dacier au sujet de sa traduction de Platon : « donner un Platon français » pour ce même public d’honnêtes gens (Chevrel, Cointre et Tran-Gervat (dir.), 2014, p. 526). Cette idée du « pur » philosophe (Platon ou Aristote) est une posture spécifique des scolastiques en français dans le discours préfaciel et se présente comme une rupture par rapport à la période médiévale, durant laquelle on est d’abord et fondamentalement dans une démarche de commentaires, comme l’a rappelé Catherine König‑Pralong (König‑Pralong 2007, p. 353-368). Cette revendication inscrit dans l’exposé philosophique, ou lui associe, une préoccupation philologique propre à la période moderne – préoccupation qui n’est pas réservée à l’humanisme du xve et du xvie siècle mais qui continue à informer les prises de position des auteurs dans leur préface tout au long du xviie siècle, quoique de manière plus souterraine.

21La question de l’ornement et du polissage de ce style barbare et rude (qui devient donc ainsi un style policé et délicat) est au centre de toutes les attentions, chez Le Moyne et chez les autres :

Je ne me vante pas d’avoir embelly celles que j’ay maniées [les bonnes choses de l’Escole] : j’auray beaucoup fait, si je les ay mises en estat de n’offenser point la veuë. A cet effet je les ay traittées d’une maniere qui n’est pas à la verité extrémement polie, mais qui n’est pas aussi extrémement barbare ; & qui est fort éloignée de la severité de l’Escole, où toutes choses sont reduites au simple Syllogisme, & les propretez les plus modestes passent pour des affeteries. Outre les ornemens de l’expression, que je n’ay ny recherchez avecque trop de curiosité, ny évitez avecque scrupule, je ne leur ay point épargné les richesses que j’ay pû tirer commodément des Anciens : mais d’autre part aussi je ne les en ay point chargées, ny n’en ay fait comme les Enfans font de leurs Pouppées, qu’ils couvrent depuis les pieds jusques à la teste, des chaisnes & des colliers de leurs Meres. » (Le Moyne, 1640, n.p.)

Les écueils à éviter

22Un style inconvenant (c’est-à-dire qui ne convient pas au lectorat visé), et le pédantisme (qui est une forme d’inconvenance) doivent être à tout prix évités. C’est par exemple la place du grec et du latin que les auteurs éprouvent le besoin de justifier, comme Le Moyne ou, plus explicite, Théophraste Bouju, qui avertit d’emblée son lecteur avant tout autre chose :

Les textes Grecs-Latins d’Aristote, qui sont à la teste de quelques Chapitres & articles de cet œuvre, n’interrompent point le François, car il va tout de suitte, sans y estre astraint, ayans esté mis seulement pour les raisons portees en la page 23. (Bouju, 1614, n.p.)

23Aux pages 23 et 24, Bouju développe longuement sa justification, et conclut ainsi :

Et en somme, parce que sans qu’il soit necessaire d’avoir tousjours ses livres, on pourra voir dans cettuy-cy sa doctrine sommairement par ses propres paroles, qui sera une grande commodité. Et d’autant que si je ne rapportois son texte en la langue qu’il l’a escrit, quelqu’un pourroit doubter si la version Latine seroit bonne : & que d’autres seront bien aises de trouver le Grec en ce livre, sans avoir besoin de recourrir ailleurs ; j’ay voulu pour les soulager, que le Grec y fust mis avec la version Latine. Je ne m’amuse pas à traduire mot à mot les textes que je rapporte, voulant seulement faire connoistre sa doctrine, & en quoy je m’y conforme. […] Quant aux autres Autheurs, je ne les citeray que le moins que je pourray […]. (Ibid., p. 23‑24)

24Quant à l’aptum, on peut y atteindre en faisant montre de concision, de clarté et de netteté, qui sont les trois qualités les plus souvent évoquées. La concision est censée faire pièce à la prolixité bavarde, ennuyeuse et creuse des scolastiques. Dupleix, dans sa Logique, revendique le premier cette qualité dans son épître dédicatoire : « Les François ne l’ont [le corpus de la philosophie scolastique] jamais veu reduit ni traduit en leur langue avec telle brieveté, facilité & disposition des preceptes […]. » (Dupleix, 1600, n.p.) Il revient sur cette nécessité dans la préface en précisant qu’il convient cependant de trouver le juste milieu entre trop d’arguties et de raffinement, et trop peu, ce qui aboutit à des développements lacunaires et fautifs (Ibid, f. 4 r°). Dans son avis liminaire, René Bary n’a de cesse de promettre à son lecteur la « netteté » de son exposé et de sa langue (Barry, 1660, p. 13 et 15), ainsi qu’une « Métaphysique claire et profonde » (Ibid., p. 19). Toujours le même Bary, qui publie en 1660, après d’autres donc, sa Fine philosophie, s’efforce de surpasser ses prédécesseurs sur ce terrain (Ibid., p. 14). Enfin, pour éviter ces écueils, Le Moyne n’hésite pas à rompre absolument avec le discours scolastique en changeant de genre et en optant pour le dialogue, apparenté bien sûr à l’art de la conversation, cher aux contemporains13.

Quel lectorat ?

25Plusieurs qualificatifs (souvent substantivés) servent à désigner le public visé. La catégorie de la délicatesse sert à qualifier tour à tour le public ou ce qu’on lui donne en pâture, c’est-à-dire soit ceux qui sont délicats, soit ceux qui ne consomment que des choses ou des mets délicats : « je leur ay osté tout ce qui pouvoit offenser les Delicats, à qui les richesses grossieres & mal propres ne sont pas agréables. » (Le Moyne, 1640, n.p.) Marandé évoque ce public comme son public premier, en filant la métaphore alimentaire :

Ce procédé [donner les termes et leurs définitions dans le même temps] pour estre succinct & tout particulier, n’en sera peut estre pas plus desagreable. La nouveauté est un charme qui ne deplaist point à ceux de nostre Nation & de nostre siècle, dont la pluspart ont le goust si friand & l’estomach si foible, qu’ils sont desormais ennuyez des viandes grossieres & solides, & ne veulent plus se nourrir & se repaistre que d’un suc delicieux & de l’essence des choses les plus delicates. (Marandé, 1642, p. 5)

26René Bary, quant à lui, n’hésite pas à attribuer ce qualificatif à la philosophie même qu’il présente, pour cette raison précise, à son dédicataire, « M. Cotelier, mon amy, théologien de la Maison et Société de Sorbonne », dont il fait ainsi l’éloge : « […] je dédie une partie de Philosophie, à un Philosophe, une matière d’Ecole, à un Scolastique, un Art délicat, à un esprit deslié […] » (Barry, 1660, p. 4). Il souligne encore cette délicatesse de l’objet dont il parle dans son avis au lecteur comme une nécessité pour la « netteté » des définitions : « […] pour former une vive représentation d’un objet delicat, on a besoin d’une delicatesse d’esprit » (p. 16). Ces « délicats » sont parfois confondus dans le groupe de ceux qui sont occupés des affaires du monde. Marandé, après Le Moyne, s’adresse à eux, délicats donc et affairés, en ces termes :

Voilà l’une des raisons qui m’a engagé dans l’explication des termes si durs & si mal sonants à l’oreille de ceux qui n’ont pas esté nourris dans les escholes ; ou du moins qui apres y avoir esté legerement eslevez, en ont perdu le souvenir & l’habitude, par l’employ de leurs charges & la rencontre des affaires du monde, qui les ont occupez & divertis ailleurs. (Marandé, 1642, p. 3‑4) 

27Les auteurs s’adressent aussi aux « curieux » (Barry, 1660, p. 14) dont ils se méfient mais pour lesquels ils acceptent de faire des développements supplémentaires, et aux « studieux », qui sont proches des précédents (Dupleix, 1620, p. 4).

28Enfin, les auteurs tentent de faire une place, plus ou moins aisément, aux « savants », à « ceux qui entendent les formes de l’Escole ». Si Bary estime que son ouvrage n’est pas pour eux (Barry, 1660, p. 17), Le Moyne quant à lui cherche « un Milieu où l’agreable rencontre avecque l’utile » ; à cette fin, il a

meslé dans une mesme veuë, la Philosophie Chrestienne à la Peinture, à la Poësie, & à l’Histoire [...] ; mais ayant fait une Gallerie de Peintures, la Curiosité y amenera des Devots & des Libertins, des Docteurs & des Cavaliers, des Philosophes & des Femmes […]. » (Le Moyne ,1640, n.p.)

29C’est ainsi que ces ouvrages, et la scolastique avec eux, intègrent peu à peu le champ littéraire, ce que synthétise parfaitement Le Moyne, lui qui a justement choisi ce qu’il appelle le « dialogisme » pour exposer les passions de l’âme selon le contenu de l’Ecole mais sans la forme de l’Ecole :

C’a esté encore pour le divertissement du Lecteur, que j’ay choisi le Dialogisme, qui est le genre d’escrire le plus ancien, le mieux authorisé, & le plus agreable. Il est aussi ancien que la Philosophie, […]. Quant aux agrémens, il est certain que cette façon d’escrire en doit avoir plus que toutes les autres. Elle a les graces de la Poësie, & n’est pas chargée de ses chaisnes : elle a les diversitez & les evenemens de l’Histoire, & n’a pas ses servitudes ny ses contraintes : elle est composée de la construction Oratoire & de la Dramatique : & l’on peut dire que c’est une Scene civile & serieuse, où la conversation des Honnestes gens est representée, pour l’instruction & pour le divertissement de ceux qui leur veulent ressembler. (Ibid, n.p.)

30Et plus loin, vers la fin de sa préface :

La lecture en sera divertissante & instructive, l’Antiquité s’y verra renouvellée & habillée à nostre mode : il s’y verra des veritez utiles & solides, parées de tous les agréemens des Fables : & sans perdre le Temps, dont les moindres minutes nous devroient estre precieuses, on y treuvera tout ce qu’on cherche dans les Romans. (Ibid, n.p.)

31Au terme de cette enquête, qui est encore bien modeste au regard du travail encore à réaliser, la question à laquelle j’ai tenté de répondre (quelle scolastique dans quelle langue et pour quel public ?) doit certainement être reformulée. Il semble qu’il n’y ait pas de scolastique spécifique, comme champ à part de ce que pratiquent des lecteurs et des auteurs dans une langue donnée – ici le français. La scolastique dont il est question dans ces textes appartient de plein droit au xviie siècle, par-delà les arguments pro et contra, parce que ces arguments ne font qu’actualiser en fait des interrogations du présent et parce qu’elle est construite, et de plus en plus étroitement au fil du siècle, comme expérience dialectique avec le passé, et avec même plusieurs passés : celui presque immédiat de la philosophie des universités (et des collèges), celui des commentateurs médiévaux d’Aristote et de l’élaboration de la scolastique, et celui, antique, d’Aristote lui-même. C’est‑à‑dire qu’elle est un anachronisme productif, un anachronisme toujours remis sur le métier pour être à la fois dénoncé et reconnu, mis à distance et assimilé. C’est donc bien un geste, en tension, qui opère dans l’actualité du xviie siècle : une scolastique « de son siècle ».