Colloques en ligne

Maxime Cartron

Le Baroque et l’Histoire : politiques d’une catégorie esthétique d’Eugenio d’Ors à Jean Rousset

Baroque and History: Politics of an Aesthetic Category from Eugenio d’Ors to Jean Rousset

1Dans un petit ouvrage récent (Cartron, 2023), j’ai cherché à montrer la nécessité idéologique qu’il y avait dans les années 1940‑1950, pour les défenseurs du baroque littéraire, et notamment pour Jean Rousset, le plus éminent d’entre eux, d’éviter d’assigner au concept une origine géographique trop univoque. En effet, l’indécision sur les origines exactes du baroque permettait de faire valoir, dans le contexte de l’après‑guerre, le modèle d’une Europe des nations, et de rejeter toute forme de nationalisme. J’aimerais examiner ici un autre aspect idéologique du baroque, soit l’usage transhistorique qu’en font – ou que n’en font pas – ses théoriciens. Pour cela, il convient de revenir sur un élément clé de la vulgate historiographique du baroque littéraire, selon laquelle l’approche du philosophe catalan Eugenio d’Ors (1881‑1954) aurait été rapidement éliminée par l’histoire littéraire en raison de sa transhistoricité, jugée inadaptée aux schèmes organisateurs de cette discipline1. Et effectivement, dans Du Baroque, recueil d’essais paru en France en 1935 traduit par Agathe Rouart‑Valéry (la nièce du poète) mais qui rassemble, dans leur ordre chronologique, des textes écrits depuis 1908, d’Ors actualise la dialectique entre style dionysien et style apollonien défendue par Nietzsche dans Naissance de la tragédie, en considérant le baroque et le classicisme comme deux éons platoniciens s’affrontant de manière éternelle ; le romantisme, par exemple, n’est plus pour lui qu’une des manifestations de « l’esprit baroque ». De ce fait, d’Ors fait complètement éclater la notion de siècle :

Les techniciens, eux, se font du baroque une conception historique – et non, comme nous, culturelle. Ils se figurent que le baroquisme est un style qui apparaît aux xviie et xviiie siècles en Europe occidentale, par suite de la décomposition du style classique ; au lieu que nous devinons, nous, dans le baroquisme, une constante de la culture, se traduisant par des manifestations du même ordre au xviiie siècle, au xive, au iiie siècle avant Jésus‑Christ ; et se traduisant aussi bien dans une œuvre d’architecture ou de sculpture, dans une idée scientifique, dans une croyance religieuse, dans une invention littéraire, dans une institution d’ordre moral. (D’Ors, 1932, p. 242‑243)

2Contre cette tendance, le discours de l’histoire littéraire, qui s’appuiera sur les écrits de Rousset pour élaborer une véritable vulgate du baroque, revendiquera la création d’un « âge baroque », en alléguant le modèle de Wölfflin, auquel s’oppose d’Ors. Ainsi, dans les archives de Jean Rousset2, on trouve la note suivante, qui va justement dans ce sens :

L’âge baroque non pas le Baroque ni même la litt. « baroque » mais bien une vue panoramique et parfois radiographique d’une période de la pensée vie intellectuelle et de l’art en France. (Rousset, Ms. Rousset 104).

3Sur ce territoire historiographique nouveau qu’est « l’âge baroque », le critique genevois entend, dans la lignée de son maître Marcel Raymond, opérer le transfert des critères wölffliniens de l’œuvre d’art à l’œuvre littéraire3. J’aimerais cependant montrer que Jean Rousset, dont l’influence sur les destinées du baroque a été considérable à partir de la publication de sa thèse – La Littérature de l’âge baroque en France. Circé et le paon – chez Corti en 1953, réinvestit également l’approche orsienne en se l’appropriant afin de l’adapter aux cadres méthodologiques de l’histoire littéraire. En effet, la pensée d’Eugenio d’Ors est présente à l’arrière‑plan des travaux de Jean Rousset et infuse son discours idéologique du Baroque. Ce dernier fait régulièrement appel, sous des formes détournées ou affaiblies, à la transhistoricité afin d’élaborer une parade contre les hypostases de l’Histoire, dont serait suspecte une division séculaire par trop rigide et orthonormée. Il importe donc dans un premier temps de revenir sur les modalités d’expression de la transhistoricité orsienne, avant de mettre en lumière son impact jusque-là sous‑évalué sur Jean Rousset.

Phénoménologie et antinationalisme : le baroque d’Eugenio d’Ors

4L’histoire littéraire, bien embarrassée avec la théorie du baroque d’Eugenio d’Ors puisqu’entièrement formée à partir de perspectives séculaires, s’est systématiquement employée à la rejeter comme inadaptée à son objet, marquant de ce fait une concurrence avec le champ disciplinaire de la philosophie, dont est issu l’essayiste catalan4, mais sans s’interroger (ou sans vouloir le faire) sur la portée idéologique de l’ouvrage Du Baroque. Or, dans l’essai de 1911 consacré au « Wildermann », d’Ors distingue clairement la « civilisation », apanage à ses yeux du classicisme, et la « barbarie », propre du baroque mais perceptible sous ladite « civilisation » :

Sa barbarie est la garantie de ma civilisation. Ou, pour être exact, notre barbarie profonde est la garantie de notre civilisation commune. De chacune de ces réalités dérive un style. Un style se superpose à l’autre et c’est fort bien ainsi. Le style de la civilisation se nomme classicisme. Au style de la barbarie, persistant, permanent dessous la culture, ne donnerons‑nous pas le nom de baroque ? (D’Ors, [1935] 2000, p. 22-23).

5Cette partition binaire vise à dégager la force émotionnelle inhérente, selon d’Ors, au baroque, style de la barbarie, soit de ce que le philosophe catalan considère comme l’originaire :

Je garde fidèlement le souvenir de cette heure méridienne, un jour de mai, au Jardin Botanique de Coimbra. Heure lente et trouble, de parfums végétaux, de roucoulements voluptueux. Les palmiers sveltes, avides de soleil, montaient, dominant de très haut les frondaisons, qu’ils oubliaient maintenant, de la hauteur de leur palais de lumière ; ainsi femme dévêtue devant le miroir oublie, pour la lueur intelligente des yeux, les ombres fauves où l’instinct trouva son chemin… Oui, les palmiers dominaient les tilleuls ; mais les trompettes martiales, sonnant dans quelque caserne, n’étouffaient pas la chaude plainte modulée par les tourterelles. Voix de tourterelles, voix de trompettes entendues d’un Jardin des Plantes… Il n’est pas de paysage acoustique, d’émotion plus caractéristiquement baroque. En cette heure printanière et méridienne de Coimbra, je suis arrivé, dans la paresse et le recueillement, à la possession d’une vérité féconde : à savoir que le baroque est secrètement animé par la nostalgie du Paradis Perdu. (D’Ors, [1935] 2000, p. 31)

6Ce passage, tout à fait extraordinaire, déploie une véritable phénoménologie du sensible, en ce qu’il remonte aux sources affectives du baroque, lui‑même présenté comme issu de l’originaire le plus pur ; ce retour aux choses mêmes est complété par l’affirmation suivante :

Tout art de réminiscence ou de prophétie est toujours plus ou moins baroque. Et la littérature universelle – on finira un jour par le découvrir – a marqué l’entrée de la forêt du baroque, par l’érection de deux hautes colonnes qui portent les noms du poète Milton et de l’évangéliste saint Jean : Le Paradis perdu et Apocalypse. (D’Ors, [1935] 2000, p. 32)

7On constate que d’Ors fait du baroque la clé herméneutique ultime du processus artistique, en le situant simultanément à la naissance et à la fin des temps. Or, ces déclarations précèdent, dans l’ordre du recueil, la section consacrée à « La Querelle du Baroque à Pontigny », et l’introduisent efficacement, dans la mesure où la séduction du sensible, présentée comme la caractéristique majeure du style originaire qu’est le baroque, entraîne d’emblée un préjugé favorable aux thèses du philosophe, rapportées ici dans leur contexte d’expression initial en 1931 :

Afin de nous montrer impartial dans ce récit des aventures bourguignonnes de la théorie du Baroque, nous devons avouer que l’universalité de ce concept trouva moins de facilité à se faire admettre que sa pérennité et son extension hors d’un ordre de production déterminée. Cette universalité, par‑dessus les localisations géographiques, avait pu nous sembler acquise et déjà affermie, vers le milieu des séances. Mais cette victoire – comme tant d’autres victoires, hélas ! – demeura incertaine, dissoute et comme inutilisée dans les derniers jours de la Décade, à cause du désir qui se fit jour parmi la recrudescence, voulue sans doute, de donner une considération spéciale aux aspects français du problème. Les thèses apportées confirmaient au fond le caractère cosmopolite du processus baroque : elle se réduisaient, en effet, à montrer l’existence du Baroque jusque dans les esprits considérés comme les plus foncièrement classiques au cours de la tradition française : baroquisme relatif de Poussin, de Racine, Molière, Montesquieu ou Voltaire ; et il n’y a pas à dire – de Corneille et de Pascal. Le seul fait d’insister si longuement sur ce point ouvrait déjà la voie à certaines déviations nationalistes qui obscurcirent le sujet. Par bonheur, il se trouva que ces déviations se contredisaient, donc se neutralisaient mutuellement. (D’Ors, [1935] 2000, p. 92)

8On distingue clairement l’impératif idéologique présidant au rejet ici exprimé ; selon d’Ors, il faut à tout prix se refuser à favoriser une période et un pays en particulier pour éviter l’expression exacerbée du nationalisme, dont les thuriféraires sont immédiatement brocardés :

« Le baroquisme est un phénomène exclusivement nordique – dit un jour un assistant hollandais au milieu de l’étonnement général. Au sud des Alpes, il n’existe plus déjà de baroquisme proprement dit… ». Le lendemain, Paul Fierens prétendait au contraire que, dans le Nord, il n’y a presque pas de classicisme, et Paul Desjardins répétait que l’infiltration baroque provenait, en France, d’Italie et d’Espagne. « Le baroquisme apparait dans les pays dominés par la Contre-Réforme, – assurait quelque autre, trop influencé par Weisbach, peut-être, – le peintre baroque par excellence est Rubens, peintre catholique, peintre de la spiritualité jésuitique ». « Non, – répliquait alors le peintre Gudman, d’Amsterdam, fort de son double titre de compatriote et de confrère, autant que par la valeur de son argument, – le véritable peintre baroque est Rembrandt : baroque parce qu’il procède de Luther, parce qu’il exalte la vie individuelle ; parce qu’il est animé par un sens de responsabilités, un sens éthique ; parce qu’il introduit la vie intérieure dans la religion, enfin, parce que, de tous les artistes du Nord, il est certainement celui qui doit le moins à la classique Italie… ». Il n’y avait pas à Pontigny de critiques portugais ; et nous qui avions quelques droits à les représenter, et qui le prouvions, nous étions trop absorbés par la question dans son ensemble, pour tenir compte de tous les incidents. (D’Ors, [1935] 2000, p. 92‑93)

9La transhistoricité orsienne constitue de toute évidence une véritable machine de guerre contre le nationalisme. D’Ors est en effet un farouche adversaire du nationalisme catalan, et plus généralement, sa volonté de créer une « science de la culture » fondée sur une « métahistoire » le rend allergique à toute forme de patriotisme (D’Ors, 1934, p. 398-408). Dès lors, on a beau jeu de brocarder l’intention affichée par l’essayiste catalan de « découvrir le secret de la tendance générale à laquelle obéit le baroque dans toutes ses manifestations, en tous pays, à toutes les époques » (D’Ors, [1935] 2000, p. 94), puisque ce dernier cherche en réalité à atteindre un résultat tout autre qu’exclusivement esthétique5 ; bien au contraire, il utilise le potentiel esthétique du baroque qu’il a préalablement décrit afin de combattre toute thèse empreinte de revendication nationale. Dans ce but, d’Ors fait de l’éon baroque l’expression de l’universel, cette opération étant rendue possible par l’identification préalable du concept à l’originaire, ce qui le rend, pour reprendre le lexique nietzschéen, que d’Ors a manifestement à l’esprit, pleinement inactuel.

10 De plus, il convient de rappeler que le débat à Pontigny porte précisément sur la question de l’historicité du baroque et, à travers elle, sur celle de la transnationalité. L’affrontement le plus virulent a lieu entre d’Ors et les élèves de Wölfflin, attachés à défendre la pensée du maître, qui se caractérise par l’opposition du « Baroque du Nord » et du « Baroque du Midi » (D’Ors, [1935] 2000, p. 117). Les Principes fondamentaux de l’histoire de l’art de Wölfflin, parus en 1915 et que Claire et Marcel Raymond traduiront en 1952, développent longuement cette opposition géographique structurante, déjà présente dans les précédents ouvrages de l’historien de l’art bâlois : le Nord y est présenté comme le territoire du gothique, puis du baroque, tandis que le Sud est vu comme le terreau de la Renaissance, dont le style s’oppose, selon Wölfflin, au baroque. D’Ors s’emploie à élargir temporellement et géographiquement cette alternative propre à ce qu’il qualifie de « Baroque woelfflinien » (D’Ors, [1935] 2000, p. 120) dans le but d’éviter l’ambivalence idéologique qui s’en dégage, et que de nombreux élèves – mais aussi adversaires – de Wölfflin radicaliseront afin de durcir la ligne nationaliste de l’histoire de l’art allemande6. C’est le propos de la « liste des espèces baroques » établie par l’auteur, dont on trouvera ci-après un extrait :

Genre : Barocchus
Espèces
Bar. pristinus.
Bar. archaicus.
Bar. macedonicus.
Bar. alexandrinus.
Bar. romanus.
Bar. buddhicus.
Bar. pelagianus.
Bar. gothicus.
Bar. franciscanus.
Bar. manuelinus
(Portugal).
Bar. orificencis
(Espagne).
Bar. nordicus
(Nord de l’Europe).
Bar. palladianus (Italie-Angleterre).
Bar. rupestris.
Bar. Maniera.
Bar. tridentinus, sive romanus, sive jesuiticus.
Bar. « Rococo »
(France-Autriche).
Bar. romanticus
. (D’Ors, [1935] 2000, p. 121).

11Celle-ci inspire à d’Ors le commentaire suivant :

Que voici un champ vaste pour les travaux, les recherches, pour les découvertes futures ! Et aussi pour autant d’éclaircissements et de discussions. Ce n’est pas autrement que la Systématique de Linné a contribué au progrès des études zoologiques et botaniques. (D’Ors, [1935], 2000, p. 122).

12Aux yeux du philosophe catalan, le baroque éternel et présent en tous lieux permet non seulement de défaire les représentations nationalistes, qui se délitent totalement face à lui, mais aussi de relire l’histoire de l’esprit humain à l’aune de ce paradigme7, et d’instaurer un changement social radical par la grâce de sa performativité émotionnelle et de son omnidisciplinarité : il s’agit pour lui de fabriquer des cosmopolites8.

13Mais les choses ne sont pas si simples. En effet, la section conclusive de « La Querelle du Baroque à Pontigny » et celle qui ferme l’ouvrage soulèvent un doute sur la portée exacte de cette théorie universaliste du baroque, en ce qu’elles semblent suggérer une évolution de la pensée de d’Ors face aux évènements historiques. Dans la première, intitulée « Valeur et avenir du Baroque », on lit :

Nous avons dit : Demain, c’est-à-dire dans les heures du xxe que nous allons vivre, pourvu que Dieu nous prête vie, Demain sera classique : il s’accomplira, tout le fait espérer, une œuvre de classicisme, de restauration de l’intelligence, de vocation de conscience, – ou de sur‑conscience – de renforcement de l’unité. Nous avons déjà entendu des voix autorisées déclarer que la période d’Après-Guerre est terminée. Cette période était – nous le savons aussi – une récidive dans la Fin de Siècle, c’est‑à‑dire dans le romantique, c’est-à-dire dans le baroque. (D’Ors, [1935], 2000, p. 135).

14Et, dans « Dernière heure », on trouve ces mots :

Hitler. – L’essentiel dans le paganisme de Hitler, c’est le culte du Wildermann. Dans toute grande manifestation publique nazie, fait irruption le feu panique des premiers âges. S’il est vrai que, dans l’âme du xxe siècle, la lumière classique se montre à nouveau, l’Allemagne que nous avons aujourd’hui sous nos yeux n’appartient plus au xxe siècle. (D’Ors, [1935], 2000, p. 178).

15Que penser de ces deux augures, qui donnent l’impression de repousser le baroque au profit d’un messianisme classique, et même, dans la seconde citation, d’assimiler le premier au nazisme – on se souvient en effet que le « Wildermann » est présenté comme « l’homme du baroque » par d’Ors ? En vérité, dans l’esprit du philosophe, l’alternance des deux éons baroque et classique constitue une nécessité cyclique, chacun des deux tendant à se dégrader, appelant par là le second à renaître. Ce que l’auteur de Du Baroque attaque ici, c’est donc la dégénérescence du baroque qui rend le retour au classicisme nécessaire9, et non sa sève idéelle10. On distingue de plus dans ces deux prophéties la méfiance proverbiale de d’Ors à l’égard du romantisme qui, pour constituer une des incarnations historiques du baroque, n’en demeure pas moins suspect à ses yeux en raison de sa valorisation de l’idée nationale11.

Les rémanences orsiennes de Jean Rousset

16 Cette pensée du baroque, qui montre assez clairement que le concept a aussi été défini en regard de la montée du nazisme et donc pour une époque précise (le XXᵉ siècle) (voir Levy, 2015), a eu plus d’impact qu’on ne croit sur l’histoire littéraire française. Ainsi, contre toute attente, on retrouve régulièrement chez Rousset des schèmes de pensée orsiens, qui tendent à relativiser l’historicisation du baroque à laquelle prétend se livrer l’auteur de La Littérature de l’âge baroque en France. On discerne en effet dans ce livre un investissement massif, analogue à celui d’Eugenio d’Ors, de l’enchantement du sensible12, qui déborde régulièrement le cadre historique balisé par Rousset, et ce malgré les garde-fous méthodologiques par lui érigés. Par conséquent, il s’agit d’interroger l’hypostase « âge baroque », qui pose de manière éclatante, chez Rousset, la problématique de la construction stratégique du « siècle ».

17 Les notes de Rousset sur d’Ors, tirées de ses archives conservées à la Bibliothèque de Genève, cristallisent les ambiguïtés de sa position et rendent compte de manière inattendue de l’importance de l’auteur de Du Baroque dans la pensée du critique genevois : la valeur de ces notes est donc séminale et offre la possibilité d’élaborer une véritable génétique du baroque roussetien. Dans un document vraisemblablement préparatoire à La Littérature de l’âge baroque en France, Rousset prend soin de distinguer le baroque « état d’esprit » de d’Ors du baroque « style » (Rousset, Ms. Rousset 102) de Wölfflin. Dans une note, il se montre très critique à l’égard du philosophe, lui reprochant d’identifier Baroque et Romantisme et de ne produire de ce fait aucun gain historiographique :

Identifiant Bar. et Romantique il ne nous est pas très utile, il ne mène qu’à substituer à un nom un autre nom réduisant l’histoire aux alternances d’un binôme : class. – romantique ou baroque. (Rousset, Ms. Rousset 103)

18Ainsi, le baroque, en tant que notion théorique, a été pensé à partir des codes et des cadres historiques et séculaires de l’histoire littéraire afin d’avoir un impact plus grand sur cette dernière. Ce qui compte surtout ici, c’est la vision qu’a Rousset de la pensée historienne d’Eugenio d’Ors, qu’il réduit à une alternance binaire entre les deux éons, sans distinguer, volontairement ou non – on verra ce qu’il en est dans un instant – son armature idéologique. Il n’est pas indifférent que l’auteur de La Littérature de l’âge baroque en France ait contribué à normaliser cette perception des idées de d’Ors dans l’historiographie littéraire française, qui a fait le choix, à travers lui13, de l’approche historico-stylistique de Wölfflin au détriment de celle, anthropologico-ontologique, de d’Ors. En effet, ailleurs il s’exclame : « c’est un esprit, ce n’est donc pas un style ! » (Rousset, Ms. Rousset 103). Et pourtant, on retrouve aussi cette fameuse « morphologie de l’esprit baroque » typiquement orsienne dans La Littérature de l’âge baroque en France, qui constitue également, à bien des égards et sans le dire la plupart du temps, une approche anthropologique du fait littéraire ; ainsi, une affirmation telle que « le Baroque récuse généralement les “règles” pour se proclamer novateur et moderniste » (Rousset, 1953, p. 233) est quasiment orsienne en ce qu’elle fait du baroque non pas un « style » dépendant de l’histoire des formes au sens wölfflinien, mais un « état d’esprit » ouvrant la voie à une approche potentiellement non séculaire du concept. On assiste donc à un mouvement double. Le couperet semble d’abord tomber : le livre de d’Ors est « brillant et paradoxal, mais sans rigueur » (Rousset, Ms. Rousset 103).

19Mais dans le même temps, Rousset investit la « marque » baroque créée par d’Ors, tout en revendiquant une approche wölfflinienne, aussi bien sur le plan de l’intermédialité que sur celui de l’historicité. En procédant de la sorte, il récupère la puissance émotionnelle du baroque orsien et l’insère dans le cadre historiographique des années 1570‑1630, qu’il conçoit comme le cœur de cible du phénomène. Tel est l’enjeu du développement de La Littérature de l’âge baroque en France intitulé « Baroque et Romantisme », qui s’attache, pour se distinguer de d’Ors – cité ici, de manière significative, pour la seule et unique fois du livre – à séparer ces deux catégories, selon le principe d’une anthropologie historique des formes :

Il y a un point de contact entre le Baroque et le Romantisme : ils sont également sensibles au mouvement, également portés à accuser les violences et les contrastes et à voir la destinée humaine sous les espèces du flux, de l’instabilité, du voyage, de l’aspiration vers un ailleurs. On comprend mieux, dès lors, la fréquente assimilation du Baroque et du Romantisme, les uns faisant du Baroque un moment du romantisme éternel, d’autres, Eugenio d’Ors en tête, concevant un baroque permanent dont le Romantisme et le post‑romantisme […] seraient des incarnations successives. On peut voir ainsi l’histoire comme un long flux romantico-baroque qu’interrompent de précaires classicismes. Plus que les parentés, ce sont cependant, en fin de compte, les oppositions qu’il importe de maintenir ; s’il y a des points de contact, ils n’affectent pas l’essentiel ; le sens du mouvement, qui est central dans le Baroque, n’est que latéral dans le Romantisme et change de signification en changeant de contexte. (Rousset, 1953, p. 252)

20Ironiquement, les critiques à l’endroit du baroque roussetien se sont souvent concentrées sur ces fameux thèmes que le critique genevois présentait comme spécifiquement baroques, ses opposants arguant qu’on les retrouvait en réalité aussi bien à d’autres périodes historiques, ce qui fait, involontairement, le jeu d’Eugenio d’Ors.

21Or, Rousset cherche en réalité à supplanter d’Ors, en réintégrant ses schèmes de représentation au sein d’une histoire littéraire d’obédience wölfflinienne validant l’hypothèse d’un d’âge baroque. Et pourtant, à nouveau, une note de La Littérature de l’âge baroque en France affirme péremptoirement à propos de l’ode du monde renversé de Théophile de Viau (« Un corbeau devant moi croasse ») : « pièce faite pour plaire à Éluard » (Rousset, 1953, p. 260, n. 12). En suggérant un parallèle entre l’esthétique de Théophile et celle du poète surréaliste, Rousset utilise sciemment la méthode analogique orsienne, sans pourtant en pousser les conséquences jusqu’au bout. Il maintient ainsi ouvert le potentiel transhistorique d’une telle remarque sans perdre l’assise historique de son propos. Mais il convient d’affiner cette dialectique entre historicité et transhistoricité, puisqu’aux yeux de Rousset, Wölfflin n’est pas exempt, lui non plus, de tout reproche :

W. fait du class. et du bar. des notions chronologiques
Le 16e s. est dit classique
Le 17e baroque
il oppose deux époques. (Rousset, Ms. Rousset 103)

22Et d’affirmer qu’il s’agit là « d’appliquer uniformément et automatiquement l’appellation de bar. » (Rousset, Ms. Rousset 103).

23En critiquant le manque de souplesse de l’approche séculaire de l’auteur des Principes fondamentaux de l’histoire de l’art, Rousset promeut un âge baroque à cheval entre deux siècles et donc apte à rendre compte de l’ensemble de la production européenne du baroque, là où l’historien de l’art suisse favorisait l’Italie pour le xvie siècle et l’Allemagne pour le xviisiècle14. On s’avise par conséquent de la nature profondément idéologique de la périodisation du baroque, puisque Rousset reprend ici de manière implicite le rejet orsien du nationalisme, lequel pourrait, à ses yeux, être suscité par de tels choix géographiques et historiographiques : faire de l’Allemagne du xviie siècle le lieu d’expression par excellence du baroque risquerait d’ouvrir fâcheusement la voie à un culte de l’exception nationale, et donc à des résurgences nazies. Et de fait, Rousset reprend rapidement à son compte le projet politique de d’Ors pour l’adapter à ses propres préoccupations. Un carnet de notes intitulé « JEL Retraite octobre 37 », comporte une note absolument capitale à cet égard :

La charité est là pour unir toutes les différences – dans une unité profonde, supra-raciale, unissant chacun dans l’amour par‑dessus les différences de culture, d’idéologie etc… (Rousset, Ms. Rousset 132).

24Dans cette « unité profonde, supra‑raciale », comment, en effet, ne pas reconnaître « l’universalité, par-dessus les localisations géographiques » d’Eugenio d’Ors relue par un humaniste chrétien faisant de la charité sa valeur cardinale ?

25 Plus tard, ces problématiques d’historicité‑transhistoricité de l’œuvre seront repensées par Rousset, qui verra dans le battement entre ces deux dimensions le trait définitoire de l’œuvre littéraire, à la fois actuelle et inactuelle, comme on le voit dans une note vraisemblablement rédigée dans les années 1960-1970 :

Question de principe : qu’est-ce qui est historique dans une œuvre littéraire ?
elle est historique dans la mesure où elle se rattache à un moment de pensée, un style, un genre, à un courant de sensibilité relevant justement de l’histoire des idées ;
mais une œuvre échappe aux méthodes historiques dans la mesure décisive où elle exprime un sujet créateur singulier, un univers mental, une conscience qui oit et voit le monde à travers son prisme singulier bref, où elle est un acte de l’esprit, une activité de l’imagination. (Rousset, Ms. Rousset 116).

26Sans doute cet approfondissement théorique, qui favorise la perception de l’autonomisation du littéraire, l’École de Genève ayant trouvé avec cette formule le moyen d’éliminer la question de la détermination matérielle des textes, a‑t‑il masqué les opérations idéologiques auxquelles se livrait auparavant le futur auteur de Forme et signification afin de défendre, à l’aide du baroque, une pensée issue du personnalisme chrétien. Quoi qu’il en soit, on peut mesurer ici, en observant les déplacements de la problématique de l’historicité du baroque d’Eugenio d’Ors à Jean Rousset, combien la construction de la notion de siècle est cruciale dans l’histoire littéraire, puisque s’y dévoilent des enjeux idéologiques dont la gravité dépasse largement les querelles que la critique s’est longtemps complue à voir et surtout à entretenir, volontairement ou non, dans les débats sur le baroque. En définitive, si la formule « être de son siècle » semble s’adapter bien mieux à d’Ors et à Rousset qu’à leur objet d’étude, c’est sans doute parce que ces derniers ont vu dans le baroque plus qu’un fait esthétique, un territoire à investir pour défendre leur vision du politique.