Actualité
Appels à contributions
Journée d'étude : Puissance de l'image absente (Grenoble)

Journée d'étude : Puissance de l'image absente (Grenoble)

Publié le par Université de Lausanne (Source : J.-B. Renault)

Puissance de l'image absente

 

Journée d'étude du mercredi 6 mars 2019

Université Grenoble-Alpes

 

PRÉSENTATION

Il n'est pas innocent que le terme d'image, dans son acception matérielle, visuelle, ait pu servir à désigner les figures d'analogie, et en particulier la « face sensible » de la métaphore : il s'agit encore de représenter, même si cela s'effectue sur un mode non mimétique ou plus exactement selon une mimêsis très paradoxale. Mais que se passe-t-il quand l'image, censée figurer, disparaît ? La rhétorique, fût-elle visuelle, n'évoque jamais la possibilité d'exprimer une idée, une sensation, un sentiment, sans donner le comparant. Les films pourtant sont souvent travaillés par une référence implicite qui fonctionne sur le mode de l'analogie, par un comparant qui n'est explicité ni par l'image ni par les mots, du moins dans tel segment du film, mais qui se donne à lire en creux, à de fragiles indices, et qui façonne l'œuvre à différents niveaux.

Cela peut aller d'une inflexion dans le jeu d'un acteur à des choix globaux de mise en scène qui irriguent un plan, une séquence ou tout un long-métrage. Quand, dans Le Guépard de Visconti (1963), la caméra détaille les membres de la famille Salina qui suivent la messe, immobiles, épuisés, dans l'église de leur résidence de villégiature où ils sont tout juste arrivés, d'où vient que l'on pense à des statues de cire ou de pierre ? Le faisceau d'indices ne s'arrête pas à la fixité du regard ou à la poussière sur les visages et les vêtements : le mouvement de caméra qui précède sur les sculptures de la façade invite à percevoir l'image tout autant que le propos du film tout entier sur l'aristocratie à l'heure de l'unification italienne.

Si cette forme métaphorique n'est pas rare, le phénomène ne nous est pas familier pour autant. Jacques Gerstenkorn ne parle pas d'autre chose, pourtant, lorsqu'il étudie différents cas de « greffes métaphoriques », où « le comparant est davantage suggéré que représenté » (1995, p. 25-29). Deleuze pour sa part avance la notion de métaphore intrinsèque, « dans l'image et sans montage », où « une seule image capte les harmoniques d'une autre qui n'est pas donnée » (1985, p. 208-210). Eisenstein avant eux parlait déjà d'« associations imagées intérieures », nullement « soulignées […] par des moyens extérieurs », qui « ne font qu'effleurer fugitivement la conscience » (1976, p. 114-115). Mais les obstacles à la pleine reconnaissance de cette figure sont nombreux, comme en atteste Deleuze lui-même qui a l'intuition de la métaphore intrinsèque en lisant Eisenstein mais qui fait aussitôt l'hypothèse qu'il n'y en a aucune chez lui, contre l'évidence – l'écrémeuse dans La Ligne générale (1929) n'est-elle pas filmée comme un trésor, une merveille, le Graal probablement ?

C'est pourquoi il convient de mesurer précisément les traces, l'étendue, les différentes déclinaisons au cinéma de cette figure d'analogie originale, à commencer peut-être par la fameuse idée de filmer les scènes d'amour comme des scènes de meurtre et celles-ci comme celles-là, déjà présente chez Eisenstein se référant à Tolstoï avant que Truffaut ne la retrouve chez Hitchcock (2000, p. 294). Il pourrait s'avérer que cette métaphore in absentia d'un nouveau type où, à l'inverse de la métaphore traditionnelle, ce n'est plus le comparé mais le comparant qui « manque », qui n'est pas donné dans le segment textuel ou filmique où l'autre terme de la comparaison intervient, est utilisée de façon privilégiée par le cinéma. Ne permet-elle pas de convoquer les puissances de l'analogie sans briser la continuité diégétique ? d'introduire discrètement une appréciation sur le filmé, de fondre le thème et le jugement porté sur le thème par exemple ?

Cette présence particulière d'une image apparemment in absentia requiert donc notre attention, que ce soit pour mesurer la puissance cinématographique de telle ou telle image « absente », sa signification dans une œuvre, ou pour analyser le mécanisme lui-même, pour cerner la façon insensible dont des idées ou des sentiments s'insinuent en nous au cinéma. La question des usages esthétiques, historiques, de la figure est une autre approche possible : la métaphore « dans l'image et sans montage » est-elle davantage utilisée dans le cinéma moderne que dans le cinéma classique et, a fortiori, le cinéma muet, par exemple ? Ces pistes, nullement exclusives d'autres approches, permettront ainsi de montrer un peu mieux comment le cinéma peut être, selon le mot de Godard, une « forme qui pense ».

La notion d'absence, chère à la rhétorique traditionnelle, ne doit évidemment pas leurrer : c'est d'implicite qu'il est question en réalité. Comment se manifeste-t-il dans la métaphore « intrinsèque » ? avec quels indices ? sur la base de quel réseau signifiant ? Le comparant est parfois explicitement présent dans une autre séquence, ou évoqué dans le titre du film – comme dans Naissance des pieuvres de Céline Sciamma (2007), Mustang de Denize Gamze Ergüven (2015) ou Western de Valeska Grisebach (2017).

À l'inverse, le terme clef peut n'être jamais connu avec exactitude : les adultes qui se traînent au bord de la piscine au début de La Cienaga de Lucrecia Martel (2001), silencieux, aux gestes lents, déshumanisés par des cadres serrés qui ne retiennent jamais les visages, n'évoquent pas les mêmes créatures pour tous les spectateurs (des morts-vivants pour certains, des animaux à sang froid pour d'autres, par exemple), mais l'idée véhiculée par la séquence n'est manquée par personne ; un noyau de signification commun s'impose, quelle que soit l'analogie qui vient à l'esprit, d'autant plus puissant probablement qu'il n'est pas explicité, qu'il requiert discrètement la participation du spectateur.

Différentes analogies peuvent également se combiner, comme dans la séquence de la mappemonde du Dictateur (1940), qui articule grâce à elles un discours paradoxal d'une singulière richesse. Quelles possibilités créatives offre ainsi au cinéaste cette métaphore au comparant implicite ? Quelle fécondité présente-t-elle pour l'analyse de film ? Quels outils pouvons-nous déployer pour l'appréhender ? Que faut-il penser, par exemple, de la notion d'harmoniques employée par Deleuze, inspirée d'Eisenstein, pour évoquer les attributs de l'idée qui infusent une autre image ?

Les films sont hantés par d'autres films, par des pensées, par l'histoire, comme en témoignent les notions d'image cristal, d'image virtuelle (G. Deleuze) et l'usage dans les études cinématographiques de la notion d'image dialectique (Walter Benjamin). Comme en peinture, le cinéma fait parfois intervenir les pensements de l'auteur (Daniel Arasse) ou les images manquantes d'un événement à venir (Pascal Quignard). Les « associations imagées intérieures », très souvent présentes dans les exemples proposés, ne peuvent-elles jeter une nouvelle lumière sur ces notions, par delà la diversité des problématiques, voire organiser à nouveaux frais tel champ de réflexion ? Peut-on dire, plus largement, que toute image appelle une image « absente » ? si oui, à quelles conditions ? si non, pourquoi ?

Cette journée d'étude pourra fournir ainsi l'occasion d'une réflexion sur le mécanisme de l'interprétation : celle-ci est d'une certaine façon toujours projetée (Gadamer), on donne du sens, mais l'œuvre n'accueille pas de la même façon toutes ces interprétations ; la présence effective d'une image absente semble précisément se mesurer à l'aune du dialogue qui s'établit alors avec l'œuvre, à tous ces traits qui se trouvent réveillés par l'hypothèse de telle ou telle analogie implicite – toute métaphore vive pouvant être filée et, d'une certaine façon, y invitant.

L'analyste, dont l'activité consiste généralement à réveiller la belle endormie, ne débusque-t-il pas souvent des comparants implicites ? Mais, pour fréquent que soit ce geste lui aussi, il est peu interrogé comme tel : dans quelle mesure peut-on considérer que l'image appartient respectivement à l'œuvre et à l'interprète, dans la dialectique féconde qui s'instaure ici ?

Se pencher sur la métaphore au comparant in absentia ouvre enfin l'interrogation sur la genèse du film : sans même parler des ressemblances qui peuvent présider inconsciemment au processus de création, des analogies sont parfois présentes dans les états préparatoires du film qui n'apparaissent plus dans l'œuvre achevée, ou n'y sont pas sensibles. Que reste-t-il de ces analogies apparemment effacées par la réalisation ou le montage ? Faut-il dire que la « greffe métaphorique » a pris, que le corps nouveau s'est fondu dans le corps hôte et, si oui, avec quels enjeux ?

Quelle place accorder par exemple à la « structure mythique » de certains films, tel La Ligne Générale de S. M. Eisenstein pensé sur le modèle des romans de Zola ou d'Ulysse de Joyce en référence à des mythes, ou aux analogies déployées dans de nombreux films avec Hamlet ou avec Crime et Châtiment, qui inspirent le dessin des personnages comme le scénario ? Quelles traces ces sources d'inspiration qui structurent l'œuvre laissent-elles ? et avec quel degré de présence, quelle puissance, quel impact, dans l'œuvre achevée ?

 

PROPOSITIONS

Les propositions (300-600 mots), accompagnées d'une courte notice bio-bibliographique, sont à adresser jusqu'au 31 octobre 2018 à Jean-Baptiste Renault (Litt&Arts, Cinesthéa) : jean-baptiste.renault[chez]univ-grenoble-alpes.fr

 

BIBLIOGRAPHIE

DELEUZE Gilles, L'Image-Temps, Paris, les Éditions de Minuit, 1985.

EISENSTEIN Serguei M., La Non-Indifférente Nature, tome 1, traduction de L. et J. Schnitzer, Paris, UGE, coll. 10/18, 1976.

GADAMER Hans-Georg., Vérité et Méthode, trad. par P. Fruchon, J. Grondin et Gilbert Merlio, Paris, Le Seuil, 1996

GERSTENKORN Jacques, La Métaphore au cinéma, Paris, Méridiens Klincksieck, 1995

HITCHCOCK/TRUFFAUT, Paris, Gallimard, 2000.

RICOEUR Paul, La Métaphore vive, Paris, Le Seuil, coll. Points, 1997.