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Esthétique(s) de la vulnérabilité (Toronto)

Esthétique(s) de la vulnérabilité (Toronto)

Publié le par Philippe Robichaud (Source : colloque sesdef)

Esthétique(s) de la vulnérabilité

Colloque de la SESDEF - 12-13 avril 2018

Invité d'honneur: Abdellah Taïa

Le colloque 2018 de la SESDEF de l’Université de Toronto propose cette année d’investir le champ de la vulnérabilité en le décentrant de l’éthique. Il s’agira lors de ces deux jours de réfléchir aux implications esthétiques, en particulier en littérature, de la vulnérabilité.

Introduction

La notion de vulnérabilité relève avant tout de l’éthique : elle se rapporte à l’intégrité de l’être, à sa force de conservation lorsqu’exposé à des circonstances ou à des agents susceptibles de l’atteindre, de le changer, de le brimer. L’idée d’ouverture lui est intrinsèque ; un être coupé du monde peut certainement être dit invulnérable, n’offrant aucune prise. On perçoit dès lors l’ambivalence de l’ethos vulnérable, fragile mais évolutif et communicatif. Prêter le flanc, c’est d’une certaine façon consentir au dialogue. Aussi peut-on conceptualiser la vulnérabilité de façon positive en insistant sur l’état de réceptivité qu’elle suppose, relativisant ainsi ses acceptions les plus courantes, centrées sur l’anéantissement potentiel du sujet faible.​

Jusqu’ici, ladite ambivalence a surtout été traitée dans le domaine anglo-saxon, notamment dans la recherche sur la première modernité, le terme « vulnerable » faisant l’une de ses premières apparitions chez Shakespeare, dans Macbeth. James Kuzner[1] souligne l’un des sens archaïques de « vulnerable », aujourd’hui absolument contre-intuitif : « Having power to wound ; wounding ». Les premières occurrences en vernaculaire auraient donc rendu sensible la bidirectionnalité inhérente à la vulnérabilité, le sujet pouvant à la fois blesser et être blessé. On notera à la suite d’Erinn C. Gilson, que la vulnérabilité a aussi été pensée comme prémices d’une action violente future, en réponse à une violence première[2].  Sur la réversibilité de la connotation de la vulnérabilité et les racines antiques de cette ambivalence, on consultera également Marina Berzins[3]. Pour une réélaboration théorique contemporaine on se référera aux travaux de Gilson.

Vulnérabilité du sujet

On peut se demander de prime abord si la littérature, voire en particulier la poésie, ne se centre pas d’une manière ou d’une autre sur un sujet vulnérable. Partant d’une sensibilité exacerbée, heurté-e au monde et aux autres, l’auteur-e transforme – sublime – une certaine violence en expression artistique. C’est dans une certaine mesure la thèse que développe dans son ouvrage Courageous vulnerabilities[4]. On pourra cependant y voir une vision bien romantique de la création littéraire.

Bien que la vulnérabilité puisse être envisagée comme un état fécond, constructif, elle se donne à voir de la façon la plus immédiate dans des situations de profonde disparité qui ne sont pas exemptes de violence. Ici, la vulnérabilité est intimement liée au discours politique. L’idée d’une posture à risque, désavantagée, se déplace de l’individu aux collectivités. L’identité de groupe et ses expressions varient selon que le rapport de force se traduit par un état passif de victimisation, une attitude d’acceptation ou de réappropriation de l’étiquette infériorisante, qu’il s’agira de questionner du point de vue littéraire. Seront mises à profit les théories de la subalternité, dans le sillage des études postcoloniales; queer; féministe.​

Au final, les questions posées se rapportent aux possibilités de prise de parole du sujet opprimé et, inversement, à l’incidence de cette prise de parole sur la situation d’oppression : une fois entendues, ces voix sont-elles encore vulnérables?

Vulnérabilité du texte

L’applicabilité du concept de vulnérabilité en critique littéraire se double d’une acception métaphorique : le texte peut mettre en scène un sujet vulnérable, mais il peut aussi être envisagé, en soi, comme une entité fragile et ouverte.​

En tant qu’objet culturel, le texte est menacé à toutes les étapes de sa conception : ses conditions de réalisation sont dépendantes d’institutions « fortes », qu’il s’agisse du système de patronage au Moyen Âge et sous l’Ancien Régime ou du monde éditorial soumis à une économie de marché[5]. Le passage du patronage au marché d’édition paraît coïncider par ailleurs avec la prolifération d’organes de censure avec lesquels les auteurs doivent composer[6]. Les délais qu’a connus le projet encyclopédique au XVIIIe siècle illustre cet aspect. L’existence matérielle du livre constitue encore l’une de ses fragilités. Si la friabilité de l’objet menace évidemment sa survivance, elle peut également en constituer une force importante dans un contexte « bon marché » de propagande ou de littérature de colportage. La Bibliothèque bleue de Troyes est à cet égard un exemple célèbre.

En tant qu’objet signifiant, l’œuvre voit son sens menacé sous divers angles. D’abord dans une perspective diachronique, les coupures épistémologiques affectent la lisibilité du texte. Ensuite dans une perspective poétique, sa fonction référentielle est précaire : la signification achoppe devant l’ineffable et l’indicible. Enfin d’un point de vue structurel, le texte peut ployer sous son propre poids, à la façon des Adages d’Érasme, somme titanesque et inévitablement inachevée qui, à mesure qu’elle se parfait et s’enrichit, voit paradoxalement la perspective d’un centre structurant disparaître[7]. Avec les idées d’incomplétude et d’ajournement du sens, nous retrouvons celle d’ouverture par laquelle nous définissions sous un jour favorable la vulnérabilité. Comme le note Umberto Eco, dans son ouvrage Lector in fabula : « Le texte est donc un tissu d’espaces blancs, d’interstices à remplir, et celui qui l’a émis prévoyait qu’ils seraient remplis et les a laissées en blanc », et d’ajouter : « un texte veut que quelqu’un l’aide à fonctionner[8] ». De là considérons-nous encore les phénomènes de complétude « inattendus » se réalisant sous la plume du lecteur/auteur par la reprise ou le prolongement du texte sous régime intertextuel et transfictionel[9].​

Enfin, la vulnérabilité d’un texte (ou des personnages qu’il met en scène) peut également être reliée à la question de la langue d’écriture et de l’identité culturelle qu’elle veut transmettre. Il arrive que, dans le cas des littératures des minorités, écrire dans la langue de l’Autre est la seule manière de sortir de son silence et de son isolement afin de se définir une identité culturelle en relation à cet Autre.  La vulnérabilité du texte peut ainsi se comprendre comme une invitation au dialogue et une ouverture sur le monde littéraire extérieur[10]. Mais l’écriture de l’Autre peut aussi mener à une certaine aliénation de l’identité, la rendant, de la sorte, vulnérable.​​

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[1] James Kuzner, Open Subjects : English Renaissance Republicans, Modern Selfhoods and the Virtue of Vulnerability, Édimbourg, Edinburgh University Press, 2011 ; Kuzner se réfère au Oxford English Dictionary

[2] Erinn C. Gilson, The Ethics of Vulnerability : A Feminist Analysis of Social Life and Practice, New York, Routledge, 2014.

[3] Marina Berzins, Wounded Heroes : Vulnerability as a Virtue in Ancient Greek Literature and Philosophy, Oxford, Oxford University Press, 2013.

[4] Rosa Slegers, Courageous Vulnerability: Ethics and Knowledge in Proust, Bergson, Marcel, and James, Leyde, Brill, 2010.

[5] Sur la transition entre ces régimes de production et son impact sur la vulnérabilité auctoriale voir Jane Tylus, Writing and Vulnerability in the Late Renaissance, Stanford, Stanford University Press, 1993.

[6] La critique sur ce sujet abonde, mais on pense ici particulièrement à Ingeborg Jostock, La Censure négociée, Genève, Droz, 2007.

[7] Thomas M. Greene, Le Texte vulnérable. Essais sur la littérature de la Renaissance, Max Vernet (trad.), Paris, Honoré Champion, 2002.

[8] Umberto Eco, Lector in fabula — Le rôle du lecteur, Paris, Le Livre de Poche, 1995, p. 63-64.

[9] Pour une définition de la transfictionnalité voir Richard Saint-Gelais, Fictions transfuges, La transfictionnalité et ses enjeux, Paris, Le Seuil, 2011.

[10] Maurizio Gatti, Être écrivain amérindien au Québec, Montréal, Éditions Hurtubise inc., 2006, p.114-118.

 

Nous encourageons toute réflexion sur la signification de la vulnérabilité, de la fragilité dans la littérature, comme matière littéraire, comme matérialité concrète. Esthétique(s) de la vulnérabilité s’adresse à toutes les époques et à tous les genres littéraires.

Des contributions ouvrant aux autres arts ou aux enjeux proprement éthiques sont également bienvenues. Cependant les communications doivent porter sur le domaine francophone.​

Nous invitons les intéressés·es à soumettre une proposition (250-300 mots) d'ici au 30 janvier 2018, à l'adresse colloque.sesdef@gmail.com.

Les présentations peuvent être données en français ou en anglais.

Les propositions devront inclure un titre (provisoire ou non), une brève problématique ainsi que l'affiliation universitaire.

Nous vous invitons notamment à envoyer vos contributions sur les sujets suivants :

  • Vulnérabilité

  • Faiblesse

  • Violence

  • Témoignage

  • Traumatisme

  • Émotions

  • Écriture / littérature migrante, transnationnale

  • Écriture / littérature autochtone

  • Écriture / littérature féminine, féministe

  • Ecriture / littérature LGBT+, queer

  • Littérature / écriture francophone

  • Responsable :
    Thomas Ayouti, Christian Veilleux, Carmen Azzalini, Habib Hassoun, Lucile Mulat
  • Url de référence :
    https://www.sesdef.com/
  • Adresse :
    Université de Toronto