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Imaginaires et développements techniques à la lumière des mythes (Lille)

Imaginaires et développements techniques à la lumière des mythes (Lille)

Publié le par Faculté des lettres - Université de Lausanne (Source : Franck Damour)

Le colloque "Imaginaires et développements techniques, à la lumière des mythes" interroge la façon dont les récits mythologiques participent d’un fond culturel apte à capter les enjeux contemporains de l’innovation technique et l’évolution de nos rationalités.

Il se tiendra en présentiel les 20 et 21 mars 2025 à l'Université Catholique de Lille.

Les abstracts sont à soumettre avant le 15 août 2024.

 Prométhée, Frankenstein, Icare ou le Golem… Bien souvent, ces figures surgissent lorsqu’il s’agit de penser ce que les humains font avec leurs techniques et ce que les techniques font des humains. On pourrait s’en étonner. Pourquoi ces figures anciennes, parfois antiques, sont-elles convoquées pour penser des évolutions technologiques récentes ? Qu’ont-elles à nous dire de ce que nous en faisons, de ce que nous devenons en les développant et en les utilisant ? En quoi les grands récits mythologiques participent-ils d’un fond culturel apte à capter les enjeux contemporains de l’innovation technique ? Le soubassement de ces questions repose sur la réalité humaine en ce qu’elle est réalité technique, et réciproquement, sur la place de l’innovation technologique au sein de la culture et de ses multiples médiatisations. Ce colloque interroge la façon dont les grands récits mythologiques participent d’un fond culturel apte à capter les enjeux contemporains de l’innovation technique et l’évolution de nos rationalités.
Gilbert Durand nous présente les mythes comme des récits culturels riches en symboles, qui expriment des archétypes universels et des structures fondamentales de la psyché humaine. Le mythe établit une structure transverse (un pont) entre les imaginaires et la réalité elle-même, à partir d’un ensemble de médiations que l’on retrouve aujourd’hui à différents niveaux de la réalité sociale (dans les productions des industries culturelles, les représentations artistiques, les réseaux sociaux, etc.). Le colloque entend renouveler l’invitation à questionner les structures narratives et imaginaires qui éclairent, expriment ou déforment le réel et son évolution, au prisme des innovations techniques.
De fait, si les récits mythologiques reflètent notre tentative de donner un sens au monde qui nous entoure, ils ne peuvent se départir d’un discours sur la technique et la façon dont elle façonne notre compréhension du monde. Tout comme le propose Leopoldo Irribaren à propos des cosmogonies gréco-antiques, nous faisons l’hypothèse « que le schème de la technique [constitue] une forme symbolique susceptible de configurer l’immanence physique en un "monde" doté de significations » (Iribarren, 2018). Autrement dit, si les récits mythologiques articulent nos tentatives de donner un sens au monde et au phénomène technique, ils dévoilent également la façon dont la technique, comme structure symbolique façonne notre rapport au monde. Heidegger ne reprend-t-il pas la fameuse formule d’Hölderlin, que l’homme habite le monde « en poète » (Heidegger, 1958), pour signifier que l’origine symbolique du monde coïncide avec l’origine de la parole poïétique (art, langage, technè) ?

L'étude des mythes est donc une entrée cruciale pour aborder la question complexe de l’innovation technique dans notre société contemporaine. En plus de nous introduire aux thèmes universels que sont la création, la puissance, la maîtrise et les conséquences de l'hubris, les récits mythologiques expriment la tentative de faire sens du monde qui nous entoure. Ils nous offrent une base philosophique robuste pour comprendre de quels fonds culturels proviennent nos imaginaires techniques, et nous aider à en explorer les implications ontologiques, sociales et éthiques. Certains mythes reflètent la quête perpétuelle de captation et de contrôle du monde qui nous entoure, en présentant l’innovation technique comme un outil de pouvoir. D’autres mettent en lumière la relation complexe entre créateur, création et créature, en soulevant l’enjeu fondamental de la responsabilité humaine dans le développement des industries culturelles et la prise de décision des politiques publiques.

Pour autant, il ne s’agit pas de transposer le sens d’un mythe sur la question de la technique, et de ne le considérer que comme une (res)source métaphorique. Car le mythe est une structure opérationnelle permettant de médiatiser notre rapport au monde. Pour caractériser notre rapport à la technique moderne, Günther Anders parle par exemple de « honte prométhéenne ». En parallèle, les mouvements transhumanistes sont parfois associés au « Prométhée déchaîné » (Lebot et al., 2018). Quelle place revêt l’usage du mythe et sa rationalité propre, dans celle du langage scientifique, technique, philosophique, politique,… ? Pourquoi cet usage est-il considéré tantôt comme un moyen d’enrichissement du discours relatif à la technique, tantôt, au contraire, comme un recours qui réduit et obère le sens du phénomène technique ? Quels sont les ferments de nos rationalités et en quoi ces rationalités sont-elles impactées par l’espace que nous accordons, ou refusons d’accorder, au mythe dans nos sociétés ?

Le colloque entend en particulier faire honneur aux interventions ne reposant pas uniquement sur l’aspect strictement narratif des récits mythologiques, mais sachant mettre en avant l’articulation d’un ensemble de symboles inhérents au mythe. Lorsqu'il s'agit d'explorer les rapports entre mythe et technique, la place des symboles et du réseau de liens signifiants qu’ils entretiennent entre eux émerge en effet comme un élément crucial. Cette démarche s’inscrit ici dans la perspective de Gilbert Durand, lorsqu’il développe une approche sémiologique de l'imaginaire, considérant que les symboles, les images et leurs référents entretiennent entre eux des rapports qui ne sont en rien arbitraires. Ils jouent au contraire un rôle fondamental dans la construction de la réalité et façonnent notre compréhension, nos perceptions et nos attitudes vis-à-vis du phénomène technique.
L’imaginaire, les symboles et les images qu’il véhicule, fonctionnent ici comme une grammaire qui transcende les barrières culturelles et exprime des archétypes profondément enracinés dans les sociétés humaines – au-delà du récit mythologique lui-même. À la façon dont Jean-Guy Pagé souligne qu’« une unité de sens théologique s'appelle un "théologème" » (Pagé, 1982), peut-on imaginer l’existence de mythèmes structurant notre rapport au monde et à sa syntaxe ?

Ainsi, pour Gilbert Durand, la révolte prométhéenne est d’abord un archétype du « héros solaire » (Durand, 1993). La solarité archaïque de Prométhée détermine-t-elle le schème de la révolte d’une façon tout à fait singulière, en orientant les caractéristiques de son opposition au divin et en inscrivant d’office le don du feu lui-même sous le registre de la transgression ? Sous un autre abord, existe-t-il un mythème du progrès, c’est-à-dire une occurrence des symboles liés au progrès dans les mythes techniques, comme Christophe Paillard relève l’existence d’un théologème du destin dans les récits théologiques de la providence ?

À la lumière des contributions qui seront proposées, le colloque permettra de mieux saisir et comprendre la façon dont des impensés mythologiques, une fois éclaircis, rendent plus intelligibles les fonctions et les statuts que nous attribuons aux techniques, mais aussi les valeurs et les finalités que nous leur associons. À travers l’analyse d’exemples et de cas d’études, il mettra également en lumière la force performative des formes symboliques dans nos rapports à la technique et pourra questionner, d’un point de vue philosophique, éthique et politique, leur influence dans nos choix technologiques contemporains.

Un dernier champ de réflexion accueilli au sein du colloque portera sur la « mythogenèse » à l’oeuvre à notre époque, c’est-à-dire sur les mythes en gestation ou en émergence dans le contexte contemporain. Le schème de la technique joue en effet un rôle structurant, du point de vue du signe, dans les mythes et récits modernes – ne serait-ce qu’à lire les comparaisons entre transhumanisme et prométhéisme, entre cyborg et créature de Frankenstein, entre ingénierie génétique et chimères, etc. Si l’on se souvient de l’usage que fit Haldane du mythe de Dédale dans les années 30, à l’aune des découvertes dans les domaines de la génomique et de la génétique, qu’en est-il aujourd’hui du recours aux mythes dans les textes scientifiques ? Quels sont les nouveaux mythes techniques d’aujourd’hui et de demain ? Réactualisent-ils un discours préexistant ou témoignent-ils du besoin de se réapproprier une mythologie reconfigurée par les avancées techniques, dont les schèmes ne structurent plus nos imaginaires avec la même force qu’auparavant ? Enfin, observe-t-on, avec l’apparition de nouvelles technologies (IA, implants cérébraux, technologies quantiques, etc.) l’émergence de formes mythologiques, d’archétypes et de symboliques inédites, ou n’assistons-nous qu’au remplacement d’anciennes structures par d’autres, au sein d’un horizon dont les possibilités d’innovations sémantiques sont « existentialement » saturées ?En un mot, Frankenstein nous dit-il autre chose que Prométhée ?

Inscrit par son objet même dans une perspective pluridisciplinaire, le colloque souhaite accueillir des contributions de différentes natures (anthropologique, historique, sociologique, philosophique, éthique, littéraire, etc.). Si les corpus classiques (gréco-romains, judéo-chrétiens) ont toute leur place dans le choix des sources, les propositions d’études décentrées des références mythologiques occidentales sont particulièrement bienvenues pour approfondir les enjeux inter- et transculturels des structures symboliques qui médiatisent nos rapports au phénomène technique. Existe-t-il une transmigration des mythes au-delà de leurs univers culturels ? Les mythes occidentaux migrent-ils et, si oui, sont-ils lus et mobilisés de la même façon à divers endroits ? Les mythes asiatiques (hindous, bouddhistes, shintoïstes…), africains (comme les mythes dogons et bambaras étudiés par Achille Mbembé) ou latino-américains voyagent-ils aussi ? Pourraient-ils constituer des sources de renouvellement dans nos rapports aux techniques, ou partagent-ils avec la mythologie occidentale des universaux qui transcendent les frontières culturelles ?

Les contributions peuvent s’inscrire dans la liste ci-dessous, qui ne se veut pas exhaustive :

- rôle des mythes et symboles dans les controverses éthiques et choix technologiques
- analyses empiriques, études de cas et d'usages où s'investissent mythes et pratiques
- mutations, réemplois, hybridations et genèses des mythologies techniques
- étude de la mobilisation d’un mythe dans divers contextes technologiques
- étude de la mobilisation de plusieurs mythes dans un même contexte technologique
- théories de l'imagination, de l’imaginaire ou du symbole et phénomène technique
- figures possibles d'une théorie des formes symboliques en philosophie des techniques
- théorie des archétypes et théorie de la technique
- démythologisation et réenchantement des techniques
- imaginaires de l'innovation technologique, des technosciences et des technologies émergentes
- symboles, mythes et imaginaires des anthropotechnies trans-, post-, méta-, hyper- humaines

Modalités pratiques :

Les auteurs sont invités à soumettre des propositions sous la forme d'un court résumé (500-600 mots), d'une bibliographie indicative et d'une brève biographie (75-100 mots). Les propositions doivent être rédigées en français. Elles doivent être envoyées par courriel en deux fichiers PDF à Franck Damour et Jessica Lombard, l'un contenant uniquement le résumé anonyme et l'autre la courte biographie.

La date limite de dépôt des candidatures est fixée au 15 août. 

Les candidats retenus seront informés au plus tard le 30 octobre.

Des questions plus spécifiques peuvent être envoyées aux co-organisateurs :

Franck Damour : franck.damour@univ-catholille.fr
David Doat : david.doat@univ-catholille.fr
Jessica Lombard : jessica.lombard@univ-catholille.fr

Comité scientifique :

• Ada Ackerman (CNRS, THALIM (UMR 7172)
• Anne-Francoise Garçon (UNIVERSITÉ PARIS 1- PANTHÉON SORBONNE)
• Emmanuel Grimaud (CNRS, LESC)
• Alexei Grinbaum (CEA-Saclay/LARSIM)
• Jean-Philippe Pierron (UNIVERSITÉ DE BOURGOGNE, LIR3S (UMR 7366)
• Hélène Vial (UNIVERSITÉ CLERMONT AUVERGNE, CELIS)

Bibliographie indicative :

Amartin-Serin Annie, 1996, La Création défiée. L’homme fabriqué dans la littérature. Presses Universitaires de France, Paris.
Anders Günther, 2002 [1956], L’Obsolescence de l’homme, Encyclopédie des Nuisances, Saint-Front-sur-Nizonne.
Crozatier Nicolas, 2014, Transhumanisme et héritage prométhéen : cartographie des mondes posthumains, Philosophie, Paris.
Douglas Francis, 2024, Technology, Mythology and the Search for Meaning, Cambridge Scholar Publishing, Cambridge
Durand Gilbert, 1993, Les structures anthropologiques de l’imaginaire. Introduction à l’archétypologie générale, Dunod, Paris.
Franco Isabelle, 2008, Mythes et Dieux : Le souffle du Soleil, Pygmalion, Paris.
Geraci Robert, 2008, Apocalyptic AI: Religion and the promise of artificial intelligence. Journal of the American Academy of Religion 76: 138–166
Haldane John Burdon Sanderson, 1925, Daedalus; or, Science and the Future, Kegan Paul, Trench, Trubner&Co, London.
Hayles Katherin, 1999, How We Became Posthuman: Virtual Bodies in Cybernetics, Literature, and Informatics, University of Chicago Press, Chicago
Heidegger Martin, 1958 [1951], « ... L’homme habite en poète... » dans Essais et conférences, traduit par André Préau, Gallimard, Paris, (coll. « Tel »), p. 224‑245.
Idel Moshe, 1992, Le Golem, Les Éditions du Cerf, Paris, (coll. « Patrimoines-Judaïsme »).
Iribarren Leopoldo, 2018, Fabriquer le monde : technique et cosmogonie dans la poésie grecque archaïque, Classiques Garnier, Paris.
Le Bot Florent, Perrin Cédric, Dard Olivier, Didry Claude et Dupuy Camille, 2018, « Introduction. Prométhée déchaîné ? », L’Homme & la Société, vol. 207, no 2, p. 9‑19.
Lecourt Dominique, 1998, Prométhée, Faust, Frankenstein, Biblio essais, Paris.
Mayor Adrienne, 2018, Gods and Robots: Myths, Machines, and Ancient Dreams of technology. Princeton UP, Princeton.
Munier Brigitte, 2011, Robots : le mythe du golem et la peur des machines, Éditions de la différence, Paris.
Ortega Yves-Antoine, 2003, De Prométhée à Faust, la technique en ses mythes, Cahiers bleus, Librairie bleue, Paris.
Scholem Gershom, 2001, « Le Golem de Prague et le Golem de Rehovot » dans God & Golem Inc. Sur quelques points de collision entre cybernétique et religion, Éditions de l’Éclat, Paris.
Sherwin Byron L., 2009, Golems among us: how a Jewish legend can help us navigate the biotech century, Ivan R. Dee, Chicago.
Weill-Parot Nicolas, 2020, Le Vol dans les airs au Moyen Âge. Essai historique sur une utopie scientifique, Les Belles Lettres, Paris.
Wiener Norbert, 2001, God & Golem Inc. Sur quelques points de collision entre cybernétique et religion, Éditions de l’Éclat, Paris.