Acta fabula
ISSN 2115-8037

2016
Août-septembre 2016 (volume 17, numéro 4)
titre article
Laurence van Nuijs

Critique : l’heure des comptes

Les Temps Modernes, janvier-mars 2013, n° 672 : « Critiques de la critique », 255 p., EAN 9782070140374.

1Réalisé sous la direction de Jean-Pierre Martin et Juliette Simont, le dossier « Critiques de la critique » des Temps Modernes réunit une trentaine de contributions au sujet de cette activité protéiforme, que l’on entend ici au sens large de discours « second ». Cette définition, en apparence simple et consensuelle, est à compliquer ; la critique est une pratique séparée de la création, mais elle y participe en même temps, ainsi que le souligne Jean-Pierre Martin dans l’avant-propos : « pour mieux faire entendre la voix de l’autre, elle assume sa propre voix, marque la distance (fût-ce pour retrouver une empathie) » (p. 6). Ou encore, comme le rappelle Claude Lanzmann dans l’épilogue, le critique est, à l’instar du témoin, « à la fois dedans et dehors » (p. 255) et sa question première est celle « de la juste distance » (p. 254).

2L’enjeu du volume n’est pas de réunir des études savantes abordant des corpus critiques sous un angle particulier (l’histoire des représentations, la sociologie, l’analyse du discours ou la médiologie, pour mentionner quelques approches actuelles de la critique). Les directeurs du volume ont choisi de laisser la parole à une diversité de représentants de la critique littéraire contemporaine française, en les invitant à livrer leur vision de la critique, que cela soit sous la forme d’un témoignage, d’un diagnostic ou d’un programme à suivre. Le dossier frappe par sa richesse : il réunit tout à la fois des spécialistes de théorie littéraire, des représentants d’approches savantes spécifiques, des journalistes, des essayistes et des écrivains. Dans son organisation même, le volume évite de hiérarchiser les pratiques critiques : au sein de chacune des sections (intitulées « diagnostics », « affects », « approches » et « enjeux »), des voix diverses se juxtaposent.

Diagnostics

3La première section regroupe une série de « diagnostics » au sujet de la critique littéraire actuelle. Antoine Compagnon et Laurent Jenny proposent chacun un diagnostic d’ensemble de la critique, qui repose sur l’idéal de la Trinité critique tel que le concevait Albert Thibaudet au début du siècle précédent. L’auteur des « Trois critiques » et de « Propos sur la critique » distinguait trois formes de critique d’un point de vue fonctionnel, tout en soulignant leur nécessaire perméabilité : la critique parlée, spontanée et immédiate, qui devient à partir du XIXe siècle celle des journalistes ; la critique des professeurs, plus soucieuse d’expliquer que de juger ; et la critique d’artiste, faite par les écrivains, souvent « partielle et partiale », « critique d’écrivain et non de simple ‘écrivant’ » (Laurent Jenny, p. 64). Actuellement, la perméabilité si féconde de la critique aurait disparu et une cassure se serait instaurée entre la critique des professeurs (toujours plus spécialisée, destinée désormais de plus en plus exclusivement aux pairs et non plus à un vaste public de lettrés), la critique des écrivains (le genre serait en déclin, la tradition française1 d’écrivains critiques semblerait s’être tarie) et la critique journalistique (toujours davantage marquée par la commercialisation, tandis que la critique « immédiate » serait désormais à trouver dans le foisonnement des commentaires en ligne). Laurent Jenny aborde plus en détail le cas de la critique des professeurs, et distingue deux profils critiques à l’intérieur de cette catégorie, auxquels correspondent deux visions fondamentalement différentes de la littérature (et de la critique). Les « critiques de la littérature », regrouperaient les sociologues, historiens et philosophes qui se penchent sur la littérature comme sur un document destiné à étayer une sociologie, une histoire de la vie culturelle ou une éthique. Pour les « critiques littéraires », plus proches de l’idéal d’une critique « transfrontalière » défendu par Thibaudet, il s’agirait au contraire de révéler une pensée et d’entretenir avec les œuvres du passé un rapport d’actualisation, plutôt que de « découp[er] dans l’objet littéraire une zone de pertinence où justifier des théories extrinsèques » (p. 68). Laurent Jenny ouvre ainsi la voie à une réflexion sur les enjeux et les objectifs de la critique, à laquelle font suite (infra) les contributions de Juliette Simont (au sujet de la critique philosophique) et de Laurent Zimmermann (au sujet de la critique littéraire).

4Deux contributions de cette section concernent plus spécifiquement la critique savante. Claude Burgelin aborde l’essai universitaire, genre soucieux « de la pénétration d’une œuvre, inventoriant un univers d’écriture » (p. 26). Après une période triomphante avec les travaux d’écrivains comme Roland Barthes, Gilles Deleuze ou Jean-Pierre Richard, dont l’université s’est faite la chambre d’écho dans les années 1960‑1980, cette critique serait aujourd’hui en crise. Alexandre Gefen envisage pour sa part la critique universitaire contemporaine en termes de « décentrement » et de « déterritorialisation ». D’une critique « endogène, linguistique, technique » (p. 56) qui régnait dans les années 1980 et conférait au critique, de par sa compétence spécialisée, une légitimité quasi universelle, l’on serait passé aujourd’hui à un « brouhaha pluraliste qu’aucune ligne de force claire ne vient en apparence organiser ». Le diagnostic n’est pas négatif pour autant : les méthodes traditionnelles sont remplacées par une théorie littéraire renouvelée, dite « hors cadre », et marquée par d’autres disciplines et de nouveaux questionnements.

5Trois contributions concernent la critique journalistique. Prolongeant le constat de Julien Gracq dans La Littérature à l’estomac,Pierre Jourde déplore le fait que cette critique n’exerce plus son rôle de véritable intermédiaire (œuvrant à la transmission, à la réflexion et à la démocratisation) et explore les facteurs externes et internes de cette crise. William Marx souligne à son tour les travers de la critique journalistique, et établit une comparaison entre la littérature et l’univers du yaourt – domaine qui se passe bien de la critique, mais auquel l’auteur suggère de réaffecter les journalistes incompétents : « suivisme, philistinisme et subjectivisme pourront s’y donner libre cours sans que l’univers du yaourt soit gravement affecté » (p. 52). Patrick Kéchichian s’interroge pour sa part sur le manque de légitimité dont souffre le critique, figure qui fait souvent l’objet de discours négatifs et stéréotypés, et dont la position de recul et de secondarité est contestée. Pour le critique attaqué, la définition de sa pratique et de ses enjeux propres s’accompagne alors d’un travail de réfutation ou de contre-attaque2.

Affects

6Les critiques réunis dans la section « affects » se penchent sur leur propre pratique critique. Trois d’entre eux se présentent à la fois comme des critiques et comme des écrivains – chacun, cela dit, d’une manière différente. Dans un entretien avec Jean-Pierre Martin, Éric Chevillard dit faire de la critique (notamment dans sa chronique du Monde des livres) « en écrivain » et « en terroriste ». Tandis que le critique « objectif » se donne pour tâche d’informer, le « terroriste » « considère les livres depuis son pré carré, depuis, surtout, sa propre pratique, il les juge à l’épreuve de sa propre écriture. » (p. 71‑72). Une position similaire se rencontre chez Philippe Forest, qui se présente pour sa part comme « un mauvais critique », dans l’intention de « s’abaisser pour se trouver élevé ». La définition de sa pratique critique (notamment dans ses contributions pour Art Press)repose sur une opposition à « la mission ordinairement attribuée au critique ». Il ne s’agit pas tant de « prononcer un jugement juste sur un livre, que de formuler, à partir de celui-ci, une proposition qui m’aide à préciser ma propre pensée de la littérature » (p. 114). Tandis qu’Éric Chevillard pratique la critique « en écrivain » et que Philippe Forest dit servir la littérature « en mauvais critique », critique et création sont pour Christine Montalbetti deux pratiques distinctes, mobilisant deux zones différentes du cerveau. Elle établit une distinction entre la bibliothèque intérieure (à l’origine de sa pratique de romancière) et la formation d’un savoir critique au sujet des livres (fondement de son travail universitaire). L’articulation entre les deux pratiques est une question de « double casquette ».

7Quatre contributions proviennent de critiques assumant pleinement ce rôle. L’accent est mis sur l’indépendance et la liberté du critique (dans ses choix comme dans l’exercice du jugement) et sur les contingences idéologiques, éditoriales ou commerciales auxquelles il est nécessairement confronté. Raphaël Sorin insiste sur le rôle de découvreur du critique (« À nous le mauvais goût, les ‘dangereux’, les ‘ratés’, les laissés-pour-compte de Lagarde et de Michard », p. 77), et sur sa capacité à exercer un certain charme (« Un vieux critique est une sorte de magicien. Il change le plomb en or. On doit être suspendu à ses lèvres, même et surtout s’il rabâche. », p. 76). Nelly Kaprièlian s’oppose quant à elle à l’image de la critique comme une pratique d’« écrivain raté » ou encore comme « un produit dérivé vulgaire » de l’université. Elle défend la critique journalistique comme une tâche noble, en insistant sur la nécessité pour le critique d’avoir une « voix » et sur son rôle de « passeur ». Jacques Henric, critique aux Lettres françaises, puis à France-Nouvelle au début des années 1960, livre un témoignage au sujet d’une pratique critique vécue et conçue comme une bataille révolutionnaire. Sa contribution rend compte du travail de sape qu’il a tenté de mener en vue d’imposer ses vues sur la littérature dans l’hebdomadaire le plus stalinien de Parti communiste français (France-Nouvelle). Martine Laval, pour sa part, propose un retour sur ce métier de critique qu’elle dit pratiquer « par effraction » : une critique se voulant « libre », se tenant à l’écart des médias et des « plans comm » des éditeurs, et soucieuse de faire émerger des voix méconnues.

Approches

8La troisième section du volume réunit des contributions mettant l’accent sur les approches critiques. Les méthodes savantes sont abordées à travers cinq contributions. Jean-François Louette énonce des principes généraux : rigueur et précision (c’est-à-dire souci de contextualisation et attention à la théorie indigène de l’œuvre) ; passion (résultant de la conjonction d’un enjeu personnel, d’un enjeu socio-historique et d’un enjeu anthropologique) et légèreté (il s’agirait de pratiquer « un art de l’élimination des faux problèmes, un art de la simplification profonde, un art de l’essentiel mis en relief », p. 124). Éric Marty aborde quant à lui la « critique génétique », qui représente une « coupure dans l’épistémologie de l’objet littéraire » (p. 126) : du « texte », le regard est porté sur ce qu’on considérait jusqu’alors comme ses satellites (manuscrits, brouillons, esquisses, « déchets de toutes sortes », p. 127). Dans un souci de prendre en compte les valeurs imminentes des manuscrits, « leur hétérogénéité intrinsèque face au texte définitif » (p. 130), l’approche génétique permet de retrouver l’œuvre comme objet archéologique et originaire et fait réapparaître la question de l’écriture.

9Juliette Simont s’intéresse à la critique en tant que geste fondamental en philosophie. À l’instar de la critique littéraire, la critique philosophique est toujours, d’une manière ou d’une autre, une forme de participation à la philosophie. L’auteur plaide en faveur d’un va-et-vient entre les deux attitudes opposées que le chercheur peut avoir par rapport à l’histoire de la philosophie : érudition (savoir, contextualisation, dévoilement) et inventivité (appropriation, audace interprétative). Marie Gil explicite les principes d’une « méthode littérale », fondée sur la foi dans la lettre, par laquelle la lecture prend la forme d’un texte fantôme « possible ». À un niveau épistémologique, une telle critique « n’appelle pas à un simple ‘retour au texte’ scientifique, scolastique, ‘objectivant’ […]. Cette critique est au contraire intuitive, elle procède d’un don de vue et elle contient même une part de délire […] un délire non systématique qui consiste uniquement à s’arrêter sur le texte » (p. 153). Enfin, Jasmine Getz aborde la philologie, dont les principes pourraient définir le programme de « la critique littéraire, si celle-ci existe ». Dans cette perspective, le critique ne se conçoit pas comme l’ombre du créateur (Gaëtan Picon), mais au contraire comme un lecteur attentif et attentionné, soucieux de comprendre de façon critique des textes. Plus exactement, la philologie s’attache aux conditions historiques et empiriques dans lesquelles un texte a été produit, et elle devient en même temps « une réflexion sur l’art de la compréhension et du déchiffrement, ce qu’on appelle herméneutique » (p. 168). À l’instar des « critiques littéraires » évoqués par Laurent Jenny (supra), le philologue ne fait pas de la littérature un objet de savoir : la philologie va à l’encontre d’une séparation de la littérature et de la vie, de la littérature et de la philosophie.

10Trois contributions concernent les approches critiques non universitaires. Micheline B. Servin propose une « incursion dans la critique dramatique » et y établit un constat qui s’apparente à celui de Pierre Jourde concernant la critique littéraire journalistique. L’auteur regrette ainsi la raréfaction de véritables critiques assumant leur rôle de médiation et d’interrogation. C’est l’occasion de rappeler les principes qui devraient orienter la démarche du critique dramatique professionnel : responsabilité publique, connaissance approfondie du théâtre, esprit critique, engagement et liberté d’expression. La méthode critique est pour Franck Nouchi, chroniqueur et ancien directeur du Monde des livres, « une question de générosité ». L’auteur rappelle la récurrence, d’un siècle à l’autre, des reproches adressés à la critique journalistique. Il les prolonge à son tour : pour lui, la postérité de la critique ne sera pas celle des praticiens d’une « critique de l’instant » (p. 177), mais bien celle de critiques « auteurs », tels Truffaut, Rohmer, Rivette, Barthes, Cournot, Butor ou Sollers, chez qui vie, œuvre et critique se confondent. Enfin, pour Laurent Nunez la fonction du critique vis-à-vis d’un récit qui l’intrigue s’apparente au travail du psychanalyste : « rendre compte d’un livre, c’est avant tout montrer que cela résiste, qu’un tourniquet de significations agit au sein de l’œuvre qui contrarie l’arrogance critique » (p. 180). Selon Laurent Nunez, il n’y a pas uniquement déchiffrement et révélation, mais aussi signifiance : étrange passation de pouvoir qui va de l’auteur au lecteur, sans pour autant proclamer la mort de ce dernier.

Enjeux

11La dernière section du volume porte sur les « enjeux » de la critique. Ici aussi, voix d’universitaires et voix d’écrivains et de critiques journalistiques sont juxtaposées.

12Considérons d’abord les voix savantes. Pour Dominique Rabaté, un des enjeux majeurs de la critique universitaire (notamment concernant la littérature contemporaine) est l’enseignement aux étudiants de la relecture lente ou encore en temps différé. Cet enseignement est à envisager en parallèle avec les pratiques de lecture réelles (lectures rapides, uniques, oublieuses). Jean-Michel Delacomptée aborde également la critique et l’analyse littéraire en tant que pratiques d’enseignement. Selon l’auteur, l’enseignement de la littérature « s’est largement dépouillé de sa mission : donner accès aux œuvres, et favoriser le goût » (p. 216). Il plaide en faveur d’une critique passionnant les élèves, relevant d’une parole vive, dépouillée de contreforts théoriques et soucieuse du contexte historique.

13À l’instar de Dominique Rabaté, Dominique Viart s’intéresse à la critique (savante) de la littérature contemporaine. Le rôle du critique est ici défini dans sa double fonction de sélection (il doit distinguer dans les publications toujours plus nombreuses celles auxquelles consacrer son attention), et d’argumentation (il doit creuser son intérêt et le faire reposer sur un savoir). Il s’agit alors pour le critique d’identifier, en fonction des fins auxquelles une activité culturelle a été produite, les livres relevant de la littérature dite déconcertante (« une littérature qui ne consent à rien, qui aborde le monde comme un problème et la langue comme une question » (p. 247) et qui se trouve en dialogue avec les œuvres du passé), pour ensuite, à l’intérieur de cet ensemble, sélectionner les œuvres du plus grand intérêt.

14La contribution de Laurent Zimmermann montre qu’un des enjeux majeurs de la critique littéraire contemporaine consiste à prolonger l’œuvre de différentes manières, et donc à ne pas se situer dans un rapport d’extériorité envers elle. À l’instar de Juliette Simont au sujet de la philosophie (supra), Laurent Zimmermann distingue deux objectifs, en réalité très différents, qui sont présents à des degrés variables dans toute approche critique (qu’elle soit journalistique ou universitaire) : celui, premièrement, d’informer la lecture (de la rendre plus intelligente grâce à une meilleure connaissance) ; celui, ensuite, d’intensifier la lecture (de la rendre plus opérante, et cela non plus en se situant dans la logique du métalangage, mais dans celle d’une continuation à la création). Ce second objectif est notamment au cœur des démarches critiques de Philippe Forest (par le tressage d’une réflexion scientifique et de la mise en jeu d’une expérience personnelle), de Pierre Bayard (à travers ses fictions critiques) et de Marc Escola (dont la démarche consiste à écrire à partirdes textes et renoue ainsi avec la rhétorique).

15Jérôme Roger questionne dans « Des mots de la critique » la logorrhée néo-scientiste de la critique littéraire universitaire et s’interroge sur ce que devient la critique professionnelle « sans critère de tendance, de principe personnel, de goût » (p. 211). Un des défis qui se pose pour la critique universitaire est celui du retour de certaines notions (celles d’« âme » et de « génie », notamment), telles que celles-ci ont pu fonctionner chez de grands critiques-écrivains tels que Péguy, Thibaudet et Rivière.

16Marielle Macé propose une redéfinition du rôle de la critique littéraire dans le cadre du tournant qui a marqué les sciences humaines et la philosophie de ces dernières décennies, et qui consiste à explorer la vie humaine et les enjeux moraux de l’existence individuelle et collective. Dans ce contexte, les sciences humaines restituent la portée éthique de la littérature, considérée comme une réserve d’exemples3. Or, selon l’auteur, la littérature ne se voit pas pleinement reconnue comme « art de la parole », c’est-à-dire en tant que domaine caractérisé par le souci de « la Phrase » (Barthes), « cette invention littéraire par laquelle la littérature nous fait éprouver et étendre nos propres possibilités de langage » (p. 222). Le rôle de la critique littéraire est alors « de tourner l’attention vers une véritable prise en compte de la littérature comme art du langage […], par conséquent, en attirant le discours savant sur le terrain des singularités, des formes ‘telles’, qui engagent rien moins que des formes de vie. » (p. 229)

17Deux critiques de revue, enfin, abordent les enjeux de la critique journalistique (au sens large). Thierry Guichard revient sur son expérience de critique depuis la création du Matricule des Anges avec Philippe Savary en 1992. La conception de la critique journalistique à l’origine de cette revue s’apparente à certains égards à celle de Dominique Viart (supra), l’une de ses règles fondamentales étant en effet de montrer en quoi un livre constitue un « fait littéraire », c’est-à-dire non pas un fait de contexte, mais un fait d’écriture, dont les enjeux sont inhérents à la littérature. Une telle critique relève d’une position ambiguë : son support est celui des médias (et relève donc d’un domaine marqué par la domination du nivellement et du divertissement), tandis que son objet, la littérature, s’oppose de plus en plus frontalement au journalisme et à la communication (« pour échapper à la mise à plat du monde, elle [la littérature] a cherché à complexifier sa représentation du réel, à redonner une profondeur à l’expérience, à la condition humaine », p. 203). Bertrand Leclair propose « une réflexion [sur la critique] élaborée en tant que praticien ». À la figure du « juge », il oppose celle du « témoin », qui, plutôt que de trancher de manière dogmatique à partir d’une position de surplomb, témoigne de sa lecture : « étayer son appréciation et l’expliciter en entrant dans le détail du texte sans pour autant rien formuler qui aurait la prétention d’être définitif, ni arguer d’une position de savoir ou d’autorité, mais en essayant de transmettre un écho de l’œuvre » (p. 233).


***

18Le volume « Critiques de la critique » des Temps Modernes ne constitue pas, on l’aura compris, une anthologie de représentations négatives et stéréotypées de la critique ou du critique. L’on retrouve de telles images dans certaines contributions : pensons au critique comme « écrivain raté » évoqué par Nelly Kaprièlian ou aux nombreux critiques, journalistes et universitaires, représentés de manière négative dans la fiction romanesque ou dans le discours des écrivains, ainsi que le rappellent Patrick Kéchichian et Christine Montalbetti. Plutôt que de reconduire ces images, les contributeurs du volume en font le point de départ d’une interrogation sur le manque de légitimité dont souffre la critique.

19Les auteurs n’en restent pas moins critiques par rapport à la critique, au sens où ils évaluent cette pratique : ils établissent des diagnostics, émettent des jugements, dénoncent des situations inacceptables. Pour plusieurs d’entre eux, la critique est en crise et se trouve dans un état critique. Il en va ainsi de la critique journalistique lorsqu’elle est simple divertissement, dépend des succès commerciaux, devient prévisible et renonce à toute attention pour l’événement proprement littéraire. Il en va ainsi également de la critique universitaire lorsqu’elle se détache de la littérature vivante, se perd dans le jargon ou n’atteint plus qu’un public de spécialistes.

20En ce sens, la critique est toujours évaluée en fonction d’un certain idéal de la critique, d’une idée positive et souvent exigeante de son rôle et de ses fonctions. Les « critiques de la critique » de ce volume constituent ainsi autant d’« apologies de la critique » – autant d’occasions aussi d’expliciter les principes qui orientent une démarche critique. Dans ce travail d’explicitation, les contributeurs ont tous fait preuve, ainsi que Claude Lanzmann le souligne dans l’épilogue, d’« honnêteté », de « droiture » et d’« un vrai courage » (p. 254). Le volume montre combien tous ces critiques s’engagent du côté de leur objet, la littérature (« Tous aiment la littérature », p. 254), mais il a également le grand mérite de donner à voir d’autres engagements : l’enseignement, la théorie, la démocratie, la recherche, les sciences humaines, le débat public, la communication ou encore l’éthique. Le dossier offre ainsi non seulement un panorama très riche de la critique française contemporaine, de ses lieux, modèles, formes et supports, mais permet aussi au lecteur de découvrir une multiplicité de manières de concevoir le rôle de la critique dans la société. En ce sens, on ne peut qu’acquiescer à l’affirmation de Claude Lanzmann : « Ces textes réunis marqueront en profondeur et pour des années la question centrale de la critique » (p. 254).